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Livre 5 : La monnaie

Chapitre 5 - Équilibres commerciaux


Quid  de l'équilibre du commerce extérieur ?

Dans un système d'ajustement correct des taux de change (étalon-or ou changes flottants), il n'y a pas de déséquilibre durable des échanges commerciaux. Il n'y a d'importations que dans la mesure où les importateurs étrangers peuvent échanger les devises nationales contre des devises de leur pays. Corrélativement, il n'y a d'importations que dans la mesure où les producteurs nationaux sont en situation de vendre à l'étranger .

L'équivalence entre le montant des importations et le montant des exportations se conserve sur le long terme grâce à l'ajustement des taux de change et des quantités de monnaie en circulation. Cela apparaît clairement dans le système de l'étalon-or : quand la France cède de l'or à l'Allemagne pour lui avoir acheté trop de marchandises consommables, elle s'offre le bénéfice de consommer beaucoup de marchandises qui procureront autant de satisfactions à ses habitants tandis que les Allemands méritants et laborieux voient l'or s'engouffrer dans les caves de leur banque centrale, sans aucun profit pour leur niveau global de satisfaction ! Ensuite, du fait de l'émission de marks et du retrait de francs en contrepartie de l'or, l'équilibre tend à se rétablir dans l'autre sens.

Il est absurde, en particulier, d'imaginer qu'une économie puisse être asphyxiée par des importations excessives. Si un pays voit le montant de ses exportations tomber nettement en deçà du montant de ses importations, l'un et l'autre exprimés dans la même monnaie, c'est que ses productions sont de moins en moins prisées à l'étranger, par suite d'une réponse inadéquate aux besoins de la clientèle, d'une baisse de qualité ou d'un marketing insuffisant. Il s'ensuit fort normalement que la monnaie nationale se déprécie. Les importateurs, récupérant de moins en moins d'argent, tendent alors, d'eux-mêmes, à se retirer les uns après les autres du pays. Celui-ci n'échappe pas à l'appauvrissement, sanction de sa moindre efficacité économique. Que peut-il arriver de pire ? — Que l'État tente de différer l'inéluctable, en s'endettant plus que de raison pour soutenir la valeur de la monnaie. Ce faisant, il encourage les importateurs à se maintenir, il prive les exportateurs des moyens de se remettre à flot, il ne fait qu'aggraver le déficit ultime de ses réserves.

Équilibres interétatiques, le cas ordinaire de Taïwan

Taïwan illustre à mon sens une saine gestion de la monnaie, sans idolâtrie ni tromperie.

L'île chinoise se signale par des prix à la consommation globalement conformes aux prix pratiqués dans les autres pays industriels, ce qui est la marque d'une monnaie correctement évaluée. Elle se signale aussi par la part prépondérante des PMI (petites et moyennes industries) dans l'exportation[1]. Dernier point, Taïwan, dont le PNB est dix fois plus faible que celui du Japon, alterne avec celui-ci pour la place prestigieuse de premier détenteur mondial d'or et de devises. En décembre 1991, ses réserves s'élevaient à 82 milliards de dollars américains[2].

La République de Chine à Taïwan - selon la terminologie officielle - se développe depuis les années 60 selon une démarche tout-à-fait orthodoxe. Le gouvernement de Taipei a d'abord partagé les terres. Les propriétaires, soit la fraction de la population ayant la plus forte propension à consommer et investir, ont été équitablement indemnisés avec des bons d'Etat. Ces nouveaux entrepreneurs ont tiré parti de la main-d'œuvre locale, prête à travailler dur, pour exporter à bas prix.

Supposons que l'entretien de la population nécessitât l'achat à l'étranger de marchandises d'une valeur de 5000 dollars. Ces marchandises sont revendues à Taïwan pour un montant de 250000 yuans. Les entrepreneurs taïwanais, dans le même temps, gagnent 10000 dollars avec leurs ventes à l'étranger. Les importateurs demandent à convertir leurs yuans en dollars et les exportateurs, leurs dollars en yuans. Va-t-on s'en tenir à un taux de 250000 yuans (valeur locale des importations) pour 10000 dollars (gains à l'exportation) ? — Pas question pour les Taïwanais de perdre le bénéfice de leur frugalité. La Banque de Chine propose un cours équitable de 50 yuans pour un dollar, fondé sur le rapport entre le prix d'achat, en dollars, et le prix de vente, en yuans, des marchandises importées. Les importateurs récupèrent 5000 dollars, l'équivalent de ce qu'ils auraient obtenu dans leur pays d'origine. Les exportateurs changent leurs 10000 dollars contre 500000 yuans et peuvent faire circuler dans leur pays un supplément de 250000 yuans. La Banque gagne, quant à elle, une réserve de 5000 dollars… qu'elle peut dans un premier temps employer au remboursement des bons d'État. Avec leurs propres gains, les entrepreneurs taïwanais sont en mesure, soit d'acheter à l'étranger de nouvelles machines en puisant dans les réserves de la Banque, soit d'embaucher d'autres personnes, soit encore d'augmenter leur consommation personnelle. C'est ainsi qu'année après année, le pays peut se développer et améliorer le sort de sa population, tout en développant ses importations. L'accumulation de réserves n'est possible qu'aussi longtemps que la population importe moins qu'elle n'exporte et accepte de faire montre de frugalité. Le jour où cette particularité aura disparu, ce sera le signe que l'île aura atteint un niveau élevé d'efficience et de productivité. Ses exportations ne seront plus justifiées par des bas salaires mais par un savoir-faire spécifique dans tel et tel domaines, comme il en va de la France, de l'Allemagne ou de tout autre pays industriel.

Déséquilibres dans les échanges interétatiques, le cas singulier du Japon

La situation du Japon mérite, toutes proportions gardées, d'être comparée à celle de Taïwan. L'archipel se défend de vouloir protéger son marché ou soutenir sa monnaie. Ni taxes, ni droits de douane, ni réglementations discriminatoires, sauf quelques exceptions comme il s'en trouve partout. Il n'empêche qu'il présente quelques particularités au regard d'un strict libéralisme : au prix d'une relative austérité de ses citoyens, ce pays arrive à limiter au maximum ses importations de produits manufacturés et de services. Il en tire un excédent commercial énorme, de l'ordre de la moitié de ses exportations. Sa stratégie originale, fondée sur le contrôle invisible des taux de change, est en bonne partie à l'origine des déséquilibres actuels dans les échanges mondiaux.

Les prix intérieurs, convertis en dollars, se révèlent au Japon très élevés, et le riz, la viande ou les fruits arrivent à coûter jusqu'à dix fois plus qu'ailleurs. Tel fruit coûte 1 dollar aux États-Unis et 200 yens ou davantage au Japon. Cela devrait s'accorder avec un taux de change d'environ 1 dollar pour 200 yens.  Dans les faits, le taux de change officiel est de 1 dollar pour 100 yens. Normalement, le déséquilibre est un encouragement aux importations : l'écart de prix sur le fruit considéré, comme sur beaucoup d'autres marchandises usuelles, devrait être comblé par la concurrence des produits importés, ou gommé par une dévaluation du yen. Il n'en est rien et les étrangers en peine d'accéder au marché nippon cherchent en vain la faille du système tandis que le pays du Soleil Levant continue vaille que vaille d'accumuler des excédents commerciaux.

L'origine de l'exception japonaise me semble devoir être cherchée dans la structure du commerce d'import-export. Le pays met tout en œuvre pour limiter le volume de yens appelé à être converti en devises étrangères. Il n'est que de voir à Paris, sur l'avenue de l'Opéra, le grand nombre de commerces réservés aux touristes nippons et acceptant des paiements en yens. Moins anecdotique est le rôle d'une poignée de firmes protéiformes, les sogo shosha . Leur mainmise sur le commerce, tant à l'exportation qu'à l'importation, leur permet de contrôler les échanges de devises. « Le poids des sogo shosha  dans l'économie japonaise est écrasant. Les neuf sogo shosha  gèrent un tiers du commerce intérieur, près de 70% des importations et près de 40% des exportations du pays »[3].

Les sogo shosha  se distinguent des exportateurs habituels qui convertissent l'essentiel de leurs recettes dans leur monnaie nationale pour se procurer, chez eux, les biens dont ils sont consommateurs. Elles se distinguent en particulier des entrepreneurs occidentaux qui vendent au Japon. À supposer que ces derniers franchissent les obstacles immatériels placés sur leur chemin, ils n'ont pas vocation à investir, consommer et dépenser sur place ce qu'ils ont gagné. Ils convertissent leurs recettes en devises de leur pays. Comme la conversion se fait avec la masse réduite de devises que les sogo shosha  ont bien voulu ne pas réinvestir à l'étranger, elle entérine un rapport constamment inégal entre les marchandises importées et les marchandises exportées.

Exemple : si Mitsubishi exporte aux États-Unis 1 000 voitures pour un prix unitaire de 10 000 dollars et réinvestit sur place la moitié de ses gains, il lui reste à convertir 5 millions de dollars en yens. Dans le même temps, si Ford vend au Japon 1 000 voitures similaires pour, disons, une valeur unitaire de 300 000 yens, il demande à convertir 300 millions de yens. Si tous les entrepreneurs américains et japonais agissent de la même façon, le taux de change s'établit à 1 dollar pour 60 yens. Ford reçoit 5 millions de dollars en contrepartie de ses ventes au Japon, et Mitsubishi reçoit 300 millions de yens. Autrement dit, le constructeur américain ramène dans son pays deux fois moins de dollars que son homologue japonais y a gagné avec une activité similaire (la vente de 1000 voitures). De quoi le dégoûter du marché japonais ! Pour rétablir ses marges face à son concurrent, Ford est tenté d'augmenter ses prix sur le marché japonais… En renonçant à exercer une pression à la baisse sur les prix intérieurs , il encourage les constructeurs japonais à réaliser de confortables marges sur leur marché. Mais, à supposer même que le constructeur américain gagne jusqu'à 500 ou 900 millions de yens, cela ne lui est d'aucun bénéfice si, dans le même temps, les Japonais ne convertissent pas plus de dollars !

En pratiquant le dumping ou en multipliant les placements financiers in situ , les gestionnaires des sogo shosha  acceptent en définitive, sur leurs ventes à l'export, un manque à gagner important. Mais ils bénéficient en contrepartie, sur leur marché intérieur, de prix très élevés[4]. Ainsi se révèle la double anomalie de l'exception japonaise : vie chère et yen durablement sous-évalué, fondée sur la maîtrise par les sogo shosha  des prix intérieurs et de la parité de la monnaie. Si les sogo shosha  sont contrariées sur leur marché intérieur par une montée inopportune du cours de leur monnaie, il leur suffit… d'accroître les placements à l'étranger. De la sorte, le yen rechute, décourage les importateurs et favorise leurs propres ventes, tant sur le marché national qu'à l'exportation.

Jusqu'en 1985, les firmes de commerce nippones arrivaient sans difficulté à exporter leurs produits à des prix inférieurs à ceux des producteurs locaux. C'était leur façon de conquérir des parts de marché.

Après les accords du Plazza, qui ont révélé en septembre 1985 la maturité de l'économie nippone, une très forte poussée du yen (l'Endaka ) a obligé les Japonais à aligner les prix de vente de leurs produits à l'étranger sur les prix courants. À défaut d'étendre leurs parts de marché, ils ont encaissé encore plus de devises. Les sogo shosha   les ont employées à renforcer l'assise commerciale des distributeurs de produits nippons (achat de concessions automobiles), de sorte qu'au début des années 90, l'excédent commercial du Japon s'est révélé plus important que jamais.

Les sogo shosha  ont aussi réagi par une augmentation sans précédent de leurs placements à l'étranger, dans l'acquisition de valeurs patrimoniales en Europe et aux États-Unis (actions, immeubles, vignobles, œuvres d'art, bons d'Etat,…). Par leurs achats massifs, les Japonais ont porté une responsabilité certaine dans la bulle spéculatrice qui a déséquilibré l'immobilier et les marchés financiers d'Europe et des États-Unis à la fin des années 80. Ils en ont payé le prix lorsque cette bulle a éclaté en octobre 1987, entraînant une brutale dévalorisation des placements immobiliers et des titres mobiliers.

N'ayant plus en 1994 la ressource de placer leurs devises en Occident, en raison de la crise financière à laquelle elles n'ont pas peu contribué, les sogo shosha  s'orientent volens nolens  vers des investissements productifs en Asie… Mais cette  formule classique qu'ont pratiquée toutes les économies exportatrices, comme l'Angleterre d'avant 1914 ou les États-Unis d'après 1945, ne leur permet plus de protéger leur marché intérieur contre la concurrence ni de prévenir l'enchérissement de leur devise : il faut bien que les productions de leurs entreprises délocalisées trouvent à se vendre sur les principaux marchés, y compris le marché japonais.

Libre-échange et limites à la division internationale du travail

Établie il y près de deux siècles par David Ricardo, la théorie des avantages comparatifs justifie, d'un strict point de vue comptable, le libre-échange et la spécialisation des individus et des pays. D'un point de vue plus général, cette spécialisation reste naturellement limitée car l'objectif des uns et des autres ne se réduit pas à l'acquisition d'un revenu aussi élevé que possible, il intègre leur désir de cultiver l'ensemble de leurs fonctions.

David Ricardo a montré brillamment que, dans un monde ouvert en quête d'efficacité économique, il importe que chacun : 1) utilise ses compétences pour faire et pour vendre ce qu'il sait le mieux faire ; 2) acquière par l'échange les marchandises qui lui font défaut. Tous les agents économiques sont gagnants dans cette stratégie qui réprouve formellement l'idée d'autarcie. À titre d'exemple, l'économiste britannique a comparé les différences d'aptitudes relatives de l'Angleterre et du Portugal à produire du drap ou du vin[5]. Il en a déduit l'intérêt de chacun à se spécialiser dans ce à quoi il est relativement le plus apte. Sa théorie est parfaitement extensible aux échanges entre individus, à l'intérieur d'un même pays, ce qu'il a omis de préciser : si Lord Keynes manifeste une grande habileté dans la dactylographie, il n'en a pas moins intérêt à abandonner cette fonction à son secrétaire particulier dont c'est la spécialité et à consacrer son temps à ce qu'il pratique mieux que quiconque, l'analyse macro-économique.

La démonstration de Ricardo est mal acceptée par l'opinion malgré sa puissance logique car ce n'est pas seulement qu'elle suppose un acte de confiance dans les vertus du marché, c'est aussi qu'elle entérine les différences d'aptitudes entre individus… ou entre communautés nationales. Elle interdit de tricher ou de s'illusionner : libre-échange ou pas, les individus et les pays les moins efficaces disposent toujours de moins de richesses que les individus et les pays les plus efficaces… ou les plus convaincus de l'intérêt de produire et d'échanger.

Si chaque pays et chaque individu a intérêt à faire fructifier ses aptitudes les plus évidentes dans son commerce avec autrui, il est aussi vrai qu'il ne peut tirer de ces aptitudes que ce que veut bien en donner autrui. Deux cas se présentent :

  - si A est plus doué que B dans la production de films et B plus doué que  A dans la production de voitures, A tend à se spécialiser dans la production de films et B dans la production de voitures ; il n'est pas impossible qu'ils arrivent ainsi, en échangeant le fruit de leurs aptitudes respectives, au même revenu.

  - si A est plus doué que B dans la production de films et  dans la production de voitures ; si A est cependant relativement plus doué pour le cinéma que B ; alors, selon la démonstration de Ricardo, A tend tout-de-même à se spécialiser dans les films et B dans les voitures. Mais la différence avec le cas précédent, c'est que A n'acceptera pas de payer les voitures de B au même prix, étant entendu qu'il serait lui-même en mesure de les produire à moindre coût. Il s'ensuit une inégalité de revenu entre A et B… Keynes utilise les services de son secrétaire particulier mais n'accepte en aucune façon de le payer au point qu'il accède au même train de vie que lui !

Un libre-échange absolu devrait en théorie déboucher sur une spécialisation des nations en fonction de leurs atouts respectifs. Les agriculteurs allemands ne produiraient que des choux et des variétés tardives de pommes de terre, les français,  du fromage et du vin, les espagnols, des oranges et des olives, etc. Seules limites à cette spécialisation : les coûts liés au transport et à la commercialisation, et bien sûr les droits de douane. L'Australie produirait du vin dans la mesure où son surcoût de production par rapport au vin français ne dépasserait le coût du transport de celui-ci jusqu'en Australie[6].

Dans les faits, en Allemagne, sur certains coteaux proches du Rhin, la culture de la vigne est pratiquée depuis deux millénaires et les villageois ne veulent pas renoncer à cette tradition ; en France, il existe des paysans qui n'ont pas envie de se vouer à la production de fromage ou de vin, etc. Les seuls exemples d'ultra-spécialisation que l'on ait connu concernent paradoxalement les sociétés totalitaires soviétiques (coton de l'Ouzbékistan, sucre de Cuba…), dont les expériences furent pour le moins peu convaincantes. Par contre, aucun pays à économie de marché n'est totalement dédié à une production.

L'explication réside dans la théorie des besoins. Parmi les innombrables activités que mène un individu durant les 24 heures de sa journée, certaines sont relativement plus appréciées que d'autres par ses congénères ; selon l'irréfutable démonstration de Ricardo, ce sont celles-là que l'individu a intérêt à transformer en biens marchands. Est-ce à dire qu'il doit se limiter à ces activités, en parfait homo œconomicus  seulement désireux de maximiser ses revenus monétaires ? — Certes pas. Il ne faut pas compter qu'il renonce à l'une quelconque de ses autres activités dès lors que toutes ensemble, elles se révèlent indispensables à son équilibre organique et psychologique. Lord Keynes ne peut pas se consacrer totalement à ses recherches intellectuelles sauf à courir le risque d'un déséquilibre intolérable de sa grille des besoins. Il éprouve le besoin, parfois, de se dégourdir les doigts en tapant ses textes ou de se détendre en pratiquant d'un instrument de musique. Les mêmes observations s'appliquent à un pays qui, s'il a intérêt à développer l'exportation de ce qu'il sait relativement le mieux produire, a aussi le souci de ne pas délaisser ses autres activités et de permettre à chacun de ses habitants de s'épanouir selon ses aptitudes propres.

Le marché donne raison aux économies diversifiées. Il possède en lui-même des capacités d'autorégulation qui limitent la spécialisation des pays et des individus. Lorsqu'un particulier, sans trop y penser, affiche sa préférence d'un modèle national de voiture plutôt que d'un modèle étranger, lorsque le maire d'une municipalité donne la préférence à un soumissionnaire local plutôt qu'à un soumissionnaire lointain légèrement moins-disant pour la construction d'une piscine, l'un et l'autre ne raisonnent pas en homo œconomicus  mais en citoyens : ils considèrent la transaction dans sa totalité, avec notamment ses implications ultérieures. Le vendeur de voitures, s'il est du même pays que l'acheteur, dépensera dans ce pays les sommes qu'il aura gagnées. L'acheteur s'y retrouvera d'une manière ou d'une autre, soit qu'il vende lui-même des prestations ou des biens au concessionnaire, soit qu'il bénéficie du produit des taxes et impôts incluses dans le prix de la voiture. Le soumissionnaire de la ville, s'il travaille dans celle-ci ou à ses abords, dépensera également ses gains sur place, sous forme de salaires ou d'achats. La municipalité récupèrera le surcoût éventuel de la prestation par le supplément de taxes… et les économies sur l'aide aux sans-emploi et aux entreprises en difficulté. Au bilan, chacun est attentif à ce que ses proches trouvent leur place dans le circuit des échanges en faisant valoir leurs aptitudes (construction de voitures ou de piscines),… même si celles-ci ne sont pas au meilleur niveau mondial ; quitte à s'accommoder d'un revenu moindre, chacun peut de la sorte s'épanouir et se consacrer à ce qu'il fait de mieux ou qu'il aime par-dessus tout.

Etendue au travail, la doctrine des coûts comparatifs tendrait à indiquer que les hommes migrent irrésistiblement des pays à bas salaires vers les pays à hauts salaires. C'est, comme pour les échanges de marchandises, faire fi de l'infinie diversité des situations et des aspirations individuelles. Considérant les différences de revenus actuelles entre l'Europe et l'Afrique, et les insuffisances de la police des frontières, le plus surprenant est sans doute qu'il n'y ait pas davantage d'immigrants qui tentent de s'implanter au Nord. C'est que la mobilité des hommes, même dans une économie de marché mondialisée, est limitée. Il faut prendre en compte les atavismes (enracinement, apathie, habitudes...) qui empêchent une population défavorisée de quitter toute entière son sol natal. On ne s'expatrie pas pour une simple augmentation de revenu, car le revenu monétaire ne satisfait qu'une partie de la sur-vie et néglige l'immatériel : attachement au groupe familial et au lieu de naissance, sentiment d'être reconnu comme une personnalité dans son village, etc.

L'Allemand Georg List, qui est à l'origine  du Zollverein , a, le premier, contesté Ricardo. Il a revendiqué pour les pays arriérés le droit de se protéger contre la concurrence étrangère, dans le but de favoriser chez eux l'émergence d'activités nouvelles. Certains pays protègent aussi des activités non-rentables mais riches en contenu symbolique. C'est le cas du Japon avec la culture du riz ou de la Norvège avec son agriculture. Je ne vois rien à redire à ces motivations qui tendent à préserver la cohésion de la communauté et à lui donner du sens.

L'expérience montre qu'il existe bien des manières de protéger un marché intérieur (normalisation, pressions commerciales, pressions psychologiques...). L'établissement de droits de douane aux frontières n'est sans doute pas la meilleure protection possible. L'Italie mussolinienne, l'Argentine péroniste, le Brésil contemporain et la plupart des autres pays latino-américains en ont expérimenté les limites. Ces pays n'ont tiré qu'un profit mitigé de leur politique de protection douanière. En effet, les taxes douanières sont prélevées dans la monnaie nationale. En élevant le prix à la consommation des produits concernés, elles découragent leur consommation et favorisent les alternatives locales, lorsqu'elles existent, conformément au but recherché. Mais le produit des taxes est lui-même dépensé soit à l'étranger (placements financiers, achats d'armements, etc), soit dans le pays, ce qui a pour effet de stimuler l'inflation et de compromettre la compétitivité des produits locaux sur place et à l'exportation. Dans l'un et l'autre cas, il s'ensuit une dépréciation continue de la devise nationale par rapport aux devises étrangères… Il s'ensuit également un poids démesuré de l'Etat, de l'administration et des gouvernants par rapport aux catégories laborieuses.

La crise sociétale des années 90 a vu ressurgir en Europe occidentale la tentation lancinante du protectionnisme. Saisis de crainte devant l'aggravation de leurs propres faiblesses, les Français et les Européens sont hélas portés à accuser de leurs maux les exportations des pays en essor. Ils oublient qu'il n'y a d'échange que bilatéral et volontaire. Personne n'achète rien s'il n'a quelque chose à offrir en contrepartie ; personne ne vend s'il n'espère recevoir quelque chose en contrepartie. Des pays comme la Chine ou la Corée de cette fin de siècle, aussi productifs qu'ils puissent être, ne risquent pas, même sans barrière douanière, de réduire l'économie occidentale au néant.  Parce que la limite à leurs exportations se trouve dans nos propres possibilités d'exportation. Mais cette réflexion de bon sens est difficile à admettre, plus encore à mettre en pratique. Faire confiance aux vertus du libre-échange, c'est comme, pour un enfant, se résoudre à faire du vélo sans petites roues, c'est convenir de devoir s'adapter en permanence à la demande des marchés tant intérieur qu'extérieur.

Le plus piquant est que le protectionnisme se pare d'intentions charitables et altruistes pour mieux se faire accepter. C'est pour obliger les pays pauvres à améliorer les salaires et les conditions sociales de leurs travailleurs que certains leaders d'opinion suggèrent de les sanctionner par des taxes douanières[7]. Ils feignent d'ignorer que des salaires plus élevés ne permettraient pas aux pays pauvres d'amorcer leur décollage économique et renverraient les ouvriers et les ouvrières à des conditions de vie pires que l'usine… Il est vrai que l'objectif véritable de ces leaders d'opinion n'est pas le mieux-être des peuples lointains mais l'approbation de leurs électeurs. Ceux-là s'inquiètent de certaines  industries de leur voisinage menacées par la percée commerciale de la Chine et de ses voisins de l'Asie du Sud-Est, qui exploitent au maximum les seuls atouts qu'ils possèdent, à savoir la docilité et le bas prix de leur main-d'œuvre.

Faut-il donc protéger les industries nationales menacées par la concurrence des pays en voie de développement ? — Ces industries-là - confection, jouets ou gadgets bas de gamme - sont par essence des industries à faible valeur ajoutée où le travail de conception et les exigences de qualité sont réduites. Ce sont les seules qui sont en mesure d'être concurrencées par une main-d'œuvre chinoise ou thaï sans instruction et sans tradition industrielle. Les protéger aujourd'hui et demain plutôt que d'assurer leur reconversion vers les produits haut de gamme, innovants ou de qualité, c'est prendre le parti de conserver indéfiniment en France et en Europe un secteur industriel archaïque ; c'est prendre le parti de l'immobilité ; c'est cultiver le rêve de l'homéostasie, si contraire par principe à la théorie des besoins qui montre la tendance irrépressible des hommes à élever leur objectif de sur-vie et des sociétés à développer leurs échanges. La tentation, il est vrai, est forte, d'autant plus forte quand on a affaire à une société engourdie, vieillie, incertaine  de son avenir, dubitative quant à ses propres capacités d'adaptation.

Les pays pauvres d'Asie, quant à eux, attendent de leurs exportations des ressources en devises qui leur permettront de moderniser leurs infrastructures et leurs industries. Ils appliquent ce faisant la recette qui a magnifiquement réussi au Japon et aux quatre dragons asiatiques : la Corée, Taïwan, Singapour, Hong Kong, lesquels se sont hissés en moins d'une génération au premier rang des pays industriels et offrent aujourd'hui à leurs habitants des salaires et des conditions sociales qui rivalisent allègrement avec les pays occidentaux. Cette aisance justifie a posteriori  le "sacrifice" d'une génération exploitée  sans vergogne.

Admettons que le choix d'une protection douanière soit malgré tout retenu. Privés de débouchés en Europe, les pays concernés doivent fermer leurs usines et se retrouvent sans ressources pour s'équiper. C'est pour eux le retour à la case départ. Pas de ventes, pas de devises, donc pas d'achats. Tout au plus quelques investissements financés par l'aide internationale et quasi-sûrement inadaptés aux besoins immédiats, comme cela se voit en Afrique où se multiplient les éléphants blancs, projets pharaoniques abandonnés sitôt inaugurés, tandis que le continent s'enfonce dans la misère. Les conséquences sont tout aussi graves, sinon davantage, pour les pays protectionnistes qui, non seulement conservent un secteur industriel archaïque, mais privent leurs industries d'équipement de nouveaux débouchés.

La réalité des échanges est on ne peut plus simple : en achetant des gadgets ou des jouets sèche-larmes à quat'sous, les Occidentaux procurent des débouchés sûrs à leurs fabricants de centrales électriques, de silos, de machines... ainsi qu'à leurs producteurs de blé. Sans parler des biens de luxe (gastronomie, haute couture et parfums) dont sont avides les nouvelles bourgeoisies des pays en voie de développement[8].


[1] La part des PMI dans l'exportation est de 65% à Taïwan contre 14% au Japon et leur propension à exporter directement de 71% contre 4% (d'après Ramsès 93 , Dunod, Paris, page 283).

[2] D'après Gamblin A., Taïwan , Sedes, Paris, 1992, page 111.

[3] Haber D., Les sogo shosha , Economica, Paris, 1993, page 5.

[4] « 80% de la marge brute d'exploitation des sogo shosha  proviennent des opérations domestiques (…). Les profits obtenus à l'intérieur servent à financer les investissements extérieurs. La ponction opérée sur le consommateur japonais finance la stratégie de présence sur tous les marchés étrangers » (Haber D. ibid , page 205).

[5] « L'Angleterre peut se trouver dans des circonstances telles qu'il lui faille, pour fabriquer le drap, le travail de cent hommes par an, tandis que, si elle voulait faire du vin, il lui faudrait peut-être le travail de cent vingt hommes par an : il serait donc de l'intérêt de l'Angleterre d'importer du vin, et d'exporter en échange du drap.

Au Portugal, la fabrication du vin pourrait ne demander que le travail de quatre-vingts hommes pendant une année, tandis que la fabrication du drap exigerait le travail de quatre-vingt-dix hommes. Le Portugal gagnerait donc à exporter du vin en échange pour du drap. Cet échange pourrait même avoir lieu dans le cas où on fabriquerait en Portugal l'article importé à moins de frais qu'en Angleterre » (Des principes de l'économie politique et de l'impôt , traduction française, Flammarion, Paris, 1977, page 117).

[6] Au sein de l'Union Européenne, les néolibéraux, prenant au pied de la lettre la doctrine de Ricardo, croient nécessaire d'éliminer tout semblant d'avantage comparatif en vue de promouvoir des échanges équitables et sans entraves. Les fonctionnaires de Bruxelles ont ainsi la prétention d'uniformiser les réglementations nationales. Ils voudraient n'avoir affaire qu'à des agglomérats d'individus sans histoire et sans particularismes, et considèrent comme souhaitable que la législation et le salaire moyens soient, à terme, identiques en Grèce et au Danemark. Ils craignent qu'à défaut, la disparition des douanes intérieures ne donne toute leur force aux avantages comparatifs des différents États, ruinant l'industrie de l'un au profit d'un autre. Ce faisant, ils méconnaissent les freins naturels à la division internationale du travail, ils ignorent plus gravement qu'une réglementation locale ou un avantage apparent peuvent compenser un handicap ignoré ou incurable.

Au Danemark, par exemple, les firmes paient cher pour préserver l'environnement naturel tandis qu'en Grèce, les industriels sont quasi-indifférents à l'écologie. C'est qu'un équilibre s'est, d'ores et déjà, instauré, tel que les industriels grecs compensent la plus faible productivité de leur personnel et de leur encadrement par des économies sur les coûts annexes, dont fait partie la protection de l'environnement. Une législation européenne uniforme sur ces coûts serait le plus sûr moyen de tuer les industries grecques.

Faut-il alors déplorer que les Grecs aient une moindre appétence pour le travail que les Danois ? — Les Danois doivent gagner beaucoup d'argent pour s'offrir des vacances lointaines et profiter du soleil ; les Grecs, eux, jouissent gratuitement du soleil, ce qui leur enlève un bon motif de se tuer au travail !  Si l'on pousse à son extrême la logique d'équité que prônent les fonctionnaires européens, il faudrait, en Grèce, surtaxer le travail pour convaincre les habitants de s'aligner sur les normes de productivité des Danois !

Foin de ces inepties. Renonçant à gommer les forces et les faiblesses de chacun, il est préférable de laisser chaque pays arbitrer entre toutes les contraintes qui lui sont propres, historiques, culturelles, démographiques, géographiques, etc. L'administration européenne de Bruxelles ne devrait avoir motif de légiférer que dans les cas où un groupe porterait positivement préjudice à un autre… ce qui reviendrait à mettre en application le principe de subsidiarité inscrit dans le traité de Maastricht.

[7] En 1931 déjà, André Siegfried notait à propos des Anglais confrontés à la Crise : « Il y a quelque chose de comique dans le sentiment de supériorité offensée qui porte l'Anglais à considérer comme injuste (unfair ) la concurrence de rivaux travaillant davantage et se contentant d'une rémunération moins prétentieuse. Fier de son standard of living , il se plaît à croire qu'enfermé dans sa tour il pourra toujours ignorer cette compétition de gens s'astreignant à un plus rude labeur » (La crise britannique au XXe siècle , Armand Colin, Paris, 1975, page 116).

[8] À la lumière de l'histoire, le professeur Paul Bairoch montre qu'il n'y a pas de corrélation entre la croissance économique d'un pays et l'étendue de ses mesures protectionnistes (Mythes et paradoxes de l'histoire économique , trad. française, La Découverte, Paris, 1993). Mais en postface à l'ouvrage cité, le professeur Jean-Charles Asselain souligne aussi qu'un pays dynamique est toujours enclin à accroître son commerce extérieur, quelle que soit par ailleurs la philosophie du gouvernement en matière de protectionnisme et de libre-échange.

Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 20:00:06