Le blog de Joseph Savès
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La monnaie

Livre 4 : La monnaie

Chapitre 1 - Un Comptoir Central pour les échanges


Le troc et ses insuffisances

Pour produire, il n'est pas besoin d'argent. Pour échanger, non plus. Le troc suffit en principe aux exigences du commerce. Mais il souffre de deux limitations qui limitent son emploi aux sociétés primitives:

1) Le troc se traduit par l'échange simultané d'une opportunité contre une autre :

La simultanéité réduit l'éventail des opportunités accessibles aux deux parties. Pour prendre un exemple simple, le boulanger doit échanger son pain dans la journée qui suit la cuisson. Tant pis pour lui si le potier auquel il aurait voulu acheter quelques objets ne passe au village que la semaine suivante. Faute d'échange possible, le boulanger est privé de poterie et le potier de pain frais; les satisfactions de l'un et de l'autre sont réduites d'autant.

2) Le troc ne se prête pas aux échanges transitifs entre plusieurs partenaires :

Il ne permet guère d'acquérir des biens et de les revendre. Les obstacles résident tout simplement dans l'encombrement des marchandises, leur caractère éventuellement périssable, la difficulté de les transporter d'un marché à un autre. Chacun est en général tenu de commercer avec des partenaires qui, à la fois, possèdent des opportunités susceptibles de le séduire et sont eux-mêmes séduits par ces opportunités. Ces obstacles ont fait autrefois la fortune des navigateurs phéniciens qui ont su les surmonter: assez audacieux pour transporter des marchandises d'une rive à l'autre de la Méditerranée, ils ont pu jouer sur les différences d'appréciation de ces marchandises pour encaisser de confortables bénéfices.

Les deux limitations précédentes signifient que le troc est inapte à satisfaire chacun au mieux. En restreignant le choix des partenaires, il ne permet pas de tirer le meilleur parti des opportunités proposées à l'échange. Il favorise au surplus le partenaire le plus puissant et se transforme parfois en un instrument de domination… Voir les accords de compensation (ou clearing) que pratiquèrent l'URSS et l'État hitlérien avec leurs satellites.

Le troc souffre d'une troisième insuffisance: il ne facilite pas l'émergence spontanée d'un courant d'échange. Avec le troc, deux individus ou deux communautés en viennent à échanger leurs opportunités s'ils disposent l'un et l'autre d'une capacité de production supérieure à leurs besoins du moment. Ensuite seulement peut s'établir un courant d'échanges régulier. Aucun des partenaires n'est cependant encouragé à accroître sa production car le système, par ses limitations, est davantage un pis-aller pour corriger une surcapacité de surproduction qu'un moyen d'élever le niveau global de satisfaction.

Le passage du troc à des échanges élargis

Le modèle fictif du Comptoir Central remédie aux insuffisances de l'échange primitif: information élargie, échanges transitifs, désynchronisation des achats et des ventes.

Comment assurer à chacun un choix d'opportunités aussi étendu que possible? Comment réduire au minimum la part des ressources gaspillées et des opportunités inemployées? Comment, en bref, remédier aux insuffisances du troc? — Il faut qu'à l'intérieur de la communauté, chaque individu soit informé des opportunités disponibles à la vente et puisse acquérir celles qu'il désire consommer dans l'instant. Handicaps matériels, difficultés de communication et de transport, impossibilités technologiques rendent illusoire une parfaite fluidité des échanges. À cause de cela, l'humanité, depuis ses origines, a recours à des solutions de compromis plus ou moins efficientes ; les pouvoirs politiques, les règles contractuelles et les outils monétaires en relèvent.

Je veux, quant à moi, discerner in abstracto les principes sur lesquels se fondent les échanges économiques, en faisant l'impasse sur l'arrière-plan historique, géographique et technologique des sociétés réelles. Dans un effort de recréation du marché, je suis donc conduit à inventer un modèle d'échange a-historique qui corrige les insuffisances du troc. Ce modèle doit assurer la publicité des opportunités et autoriser la désynchronisation des transactions et des consommations, de sorte que le choix le plus large soit assuré. Il doit, qui plus est, favoriser la naissance de courants d'échange de sorte que les ressources disponibles soient exploitées au mieux des intérêts de tous.

Selon cette idéale fiction, l'échange se déroule en trois étapes:

1) Mise des opportunités sur le marché et remise d'un reçu:

Chacun dépose les opportunités qu'il ne souhaite pas consommer dans l'instant dans un Magasin ou un Comptoir Central. En contrepartie, il obtient du gestionnaire du magasin un reçu qui lui donne le droit de récupérer tout ou partie de son bien. Le reçu, sur papier imprimé, indique les caractéristiques du bien auquel il se rapporte. Il porte le sceau de garantie de l'organisme émetteur, reconnu par toute la communauté. Il n'est pas nominatif.

Toutes les opportunités non immédiatement consommées par leur producteur étant ainsi entreposées au vu de tous, c'est par ce comptoir que se fait l'information sur les biens et services disponibles et susceptibles d'être échangés. Les opportunités de nature essentiellement non-matérielle (les services) ne sont pas à proprement parler exposées ; elles font l'objet d'une information détaillée.

À partir de là, il ne reste plus qu'à procéder aux échanges.

2) Recherche d'un acheteur:

Les dépositaires négocient en tête à tête l'échange de leurs biens ou services. Ils évaluent les opportunités d'autrui en fonction de leur intérêt personnel. Si une transaction se fait, c'est que chacun y voit l'occasion de mieux combler sa grille des besoins que ne le ferait l'absence d'échange. Si une transaction ne se fait pas, il reste à chacun le loisir soit de chercher un autre partenaire, soit de retirer son bien du Comptoir Central et de l'auto-consommer (ou le détruire).

3) Echange des reçus :

La conclusion d'une transaction se traduit par l'échange des reçus. Quand l'un des partenaires désire consommer le bien correspondant au reçu qu'il vient d'acquérir, il remet celui-ci au Comptoir Central. Le CC délivre le bien correspondant et détruit le reçu, qui ne correspond plus à un produit disponible.

Un reçu est donc créé par le CC à chaque dépôt et détruit à chaque retrait. Selon les termes consacrés par la comptabilité, lorsque le CC reçoit une marchandise en dépôt, cette marchandise vient à l'actif  de son bilan ; le reçu qu'il délivre au dépositaire vient à son passif . Actif et passif se compensent par définition. Lorsqu'un acheteur retire la marchandise qu'il a acquise, il annule et l'actif et le passif.

Echanges économiques sans entraves, modèle

La fiction du Comptoir Central permet de lever les obstacles matériels qui pèsent sur le troc primitif. Elle surmonte ses limitations.

Détaillons la façon dont le modèle complète et enrichit l'échange primitif ou le troc:

1) Publicité et dématérialisation des échanges :

Le Comptoir Central assure une information aussi large que possible sur les opportunités disponibles, non encore consommées et éventuellement cessibles. Ces opportunités en dépôt peuvent être recensées sur un registre consultable par tous. Leurs propriétaires peuvent d'autre part en faire la publicité sur toute l'aire du marché, en présentant les reçus en leur possession ; chose plus aisée que de promener partout les marchandises… 

Cette remarque, en dépit de sa banalité, conduit à une observation de fond: dans les échanges, ce n'est pas l'exposition des marchandises qui importe mais la disponibilité de celles-ci. Le concessionnaire de voitures a rarement dans son garage le véhicule que souhaite acquérir le client; il n'empêche que c'est à lui que chacun s'adresse pour acheter une voiture car il est en mesure :

- de présenter une gamme étendue de modèles,

- de commander au fabricant l'un ou l'autre de ces modèles.

Le Comptoir Central offre une deuxième particularité : il permet aux individus d'échanger des opportunités sans en être matériellement embarrassés. Par un simple échange de reçus, les individus cèdent la disponibilité, ou la propriété  de leur bien et en acquièrent d'autres, sans l'obligation de les retirer du Comptoir Central. Cette dématérialisation de l'acte d'échange a des implications qui ne sont pas minces: elle mène aux échanges transitifs dont nous verrons plus loin l'importance.

2) Consommations différées:

 Je peux conserver mon reçu et différer le moment de le remettre au Comptoir Central: cette faculté permet d'acquérir ou de vendre une marchandise par anticipation, avant qu'elle n'arrive physiquement sur le marché. Par exemple, sans attendre de récolter son blé, un paysan le propose au Comptoir Central. Il obtient un reçu par anticipation, reçu qu'il peut vendre à autrui sans être trop pressé par le temps. Le reçu a cela de particulier que les marchandises auxquelles il donne droit (le blé) ne peuvent être acquises qu'à partir de telle date. Le Comptoir Central se donne les moyens légaux de faire respecter les termes de la transaction et de contraindre le paysan à livrer au moment promis les quantités correspondant au reçu.

La consommation différée résout pour partie le problème des produits périssables ou à courte durée de vie. L'émission anticipée du reçu laisse le temps de trouver un client pour le moment où la marchandise sera bonne à consommer. C'est si vrai que la consommation différée bénéficie d'un très large champ d'application dans nos sociétés, pour ce qui concerne les récoltes, les achats à terme de matières premières… sans compter les achats de biens importants, fabriqués à la commande car il serait trop coûteux de les stocker (véhicules, maisons…).

Pour parfaire le modèle du Comptoir Central, j'ajoute que, dans le cas d'une marchandise périssable, le reçu porte une date limite de retrait. Si le dépositaire ne trouve pas à échanger le reçu avant cette date, la marchandise est détruite par le gestionnaire du CC et le reçu perd toute valeur. Si le dépositaire désespère de trouver preneur pour sa marchandise avant la date limite de retrait, il peut la retirer et la consommer lui-même. Il rend dans ce cas le reçu au gestionnaire du CC qui le détruit.

3) Échanges transitifs :

Le reçu, à la différence du bien qu'il représente, se ramène à une information immatérielle : il voyage sans problème et n'est pas périssable ; il circule d'une main à l'autre aussi longtemps que le bien correspondant n'est pas effectivement consommé. En conséquence, je peux échanger un reçu contre d'autres reçus et m'associer à des échanges transitifs entre plusieurs partenaires : ayant rencontré une personne intéressée par mon bien, je lui cède celui-ci contre un reçu, sans me soucier du besoin que j'ai de son bien à elle ; son reçu me servira à un échange ultérieur, lorsque j'aurai moi-même décelé sur le marché une marchandise appropriée à mes besoins.

De la sorte, les détenteurs successifs d'un reçu l'utilisent comme instrument d'échange en vue d'obtenir des biens conformes à leurs vœux. Le dernier détenteur est celui qui désire consommer lui-même la marchandise correspondante. Il l'obtient du Comptoir Central en contrepartie de son reçu.

Invention d'une unité de compte universelle, le prix

La fiction du Comptoir Central ouvre la voie à la dématérialisation des échanges, aux échanges différés et aux échanges transitifs. Il lui manque une référence comprise de tous, qui permette à chaque acheteur de comparer entre elles tous les produits du marché. Cette référence est le prix.

Pour faciliter les échanges dans des sociétés complexes où circulent des marchandises innombrables entre de multiples partenaires, il faut à ces derniers une référence commune, telle que chaque acheteur puisse proposer, en échange des marchandises qu'il désire acquérir, une contrepartie familière au vendeur et appréciée de celui-ci. C'est ainsi que, depuis des millénaires, les sociétés traditionnelles fondent leurs échanges sur des unités de compte telles que coquillages, sel, tabac, or... qui ont l'avantage d'être connues de tous leurs membres. Dans les sociétés méditerranéennes, fondées sur l'élevage, la tête de bétail était aussi une unité de compte appréciée (pecus en latin, d'où nous viennent pécule et quelques autres mots). Le franc est l'unité de compte aujourd'hui pratiquée en France

Chaque acheteur exprime donc en nombre d'unités de compte la contrepartie qu'il est disposé à offrir pour ses acquisitions. Ce nombre est appelé prix. Le prix n'engage que l'acheteur, lequel, en acceptant la transaction, reconnaît que son acquisition mérite d'être échangée contre au moins autant d'unités de compte qu'en comporte le prix[1].

De la définition de l'unité de compte dérive celle du revenu monétaire : c'est le nombre total d'unités de compte qu'un individu attend de la mise sur le marché de sa production dans une période déterminée. Il détermine, dans un contexte donné, le niveau global de satisfaction auquel peut accéder l'individu.

NB : plutôt que de dire d'une personne que son revenu monétaire s'élève à z francs, il serait plus juste de dire qu'un franc équivaut à la ze fraction du temps qui lui est nécessaire pour gagner de quoi payer ses achats habituels. Une marchandise apparaît plus ou moins coûteuse selon le revenu de l'acheteur, quoique son prix, exprimé en francs, soit le même pour tous. Cela me rappelle l'histoire suivante. C'est un milliardaire en Ferrari qui se fait emboutir par une Twingo. Il sort de son bolide et s'exclame : quel ennui, une semaine de revenu fichue en l'air… Le propriétaire de la petite voiture sort à son tour et se prend la tête entre les mains : six mois de travail perdus ! Et le milliardaire : « Mais on n'a pas idée d'acheter une voiture aussi chère » !

À chaque marchandise son prix

Afin de faciliter les échanges transitifs, un prix est associé à chaque marchandise ; ce prix est exprimé dans l'unité de compte commune.

Affinons le modèle du Comptoir Central en introduisant l'unité de compte. Chaque fois qu'une marchandise est déposée au CC, un reçu est créé et remis au producteur avec l'indication du prix que suggère ce dernier. Rien n'oblige a priori le dépositaire à maintenir le prix dans quelque limite que ce soit. Si sa marchandise ne trouve pas preneur pour le prix indiqué, il peut toujours rabaisser ses prétentions. Dans cette éventualité, il demande au Comptoir Central de corriger le prix indiqué sur le reçu… En cas de mévente, il peut aussi retirer la marchandise du Comptoir Central pour la consommer lui-même ou la détruire ; auquel cas, elle disparaît du marché.

Afin de rendre parfaitement fluides les échanges transitifs, il importe que l'équivalence de la marchandise en unités de compte apparaisse sur le reçu. La figure ci-après montre ce que pourrait être un reçu  du Comptoir Central avec ses deux talons détachables : le bon-marchandise  qui porte le descriptif du dépôt, et le billet-prix , qui porte l'indication du prix de cession proposé par le destinataire. Le prix est dupliqué sur le bon-marchandise. Les deux talons portent le sceau de garantie de l'organisme émetteur, le Comptoir Central.

graphique : une marchandise et son reçu (bon-marchandise + billet-prix)

Voyons, dans ces conditions, le déroulement transitif des échanges. Je suppose que tous les intervenants travaillent régulièrement et déposent leur production du mois au Comptoir Central. À la fin de chaque mois, ils reçoivent les uns et les autres un reçu (bon-marchandise et billet-prix). Simulation :

 

1) À la fin du mois 1 :  

B désire consommer la marchandise produite par A au cours de ce mois. Il propose son billet-prix en échange. A accepte. B cède donc son billet-prix et reçoit le bon-marchandise de A.

A se retrouve en position d'acheteur, avec deux billets-prix et B en position de vendeur, avec deux bons-marchandise.

2) À la fin du mois 2 :

B rencontre C et lui vend sa production pour le même prix que la marchandise de A. B cède donc son propre bon-marchandise et reçoit un billet-prix de C. Avec le billet-prix de C et le bon de A, B se rend au Comptoir Central, retire la marchandise produite par A et la consomme enfin.

Entretemps, A a découvert chez Z une marchandise qui comble ses besoins. Il a cédé l'un de ses billets-prix contre le bon correspondant. Il a retiré la marchandise du CC et la consomme aussi…

C et Z se retrouvent avec pour l'un, deux bons-marchandise et, pour l'autre, deux billets-prix.

 

3) Mois 3 et suivants :

À leur tour, C et Z cherchent autour d'eux à qui vendre et qui acheter, afin que se poursuivent les transferts de billets-prix et de bons-marchandises initiés par A et B.

Entretemps, A et B, comme l'ensemble des autres partenaires, renouvellent leur production et initient de nouveaux cycles d'échanges.

Dans la mesure où les échanges se renouvellent à l'identique, il est à noter que le Comptoir Central n'a pas besoin de détruire et re-créer les billets-prix ; il les recycle d'un mois au suivant.

La simulation ci-dessus repose sur le principe homéostatique d'un renouvellement à l'identique, mois après mois, des productions, des échanges et des consommations. Pour que la simulation fonctionne, il faut que chacun soit toujours assuré d'équilibrer ses achats et ses ventes. Cette restriction limite sa portée. Voyons ci-après ce qu'il en advient lorsque les échanges se développent et sortent du cadre homéostatique.

Développement concomitant des échanges et de la monnaie

Dans le droit fil du modèle du Comptoir Central, je me propose de montrer comment les volumes de billets-prix ou de monnaie en circulation s'accroissent à mesure que progressent les échanges.

Un premier individu A subodore chez un individu (ou un groupe d'individus) B un appétit de consommation pour une marchandise inédite a. A réduit son temps libre ou optimise son temps de travail habituel pour se mettre en état de vendre a. Donc :

 

1) Dans le mois 1 :

A met sur le marché l'opportunité a, en sus de sa production habituelle. Il dépose la marchandise au Comptoir Central et retire un reçu.

Mais le client potentiel B se heurte à un manque de moyens de paiement. En effet, une fois qu'il a vendu sa production usuelle et échangé son revenu contre sa consommation usuelle, il ne lui reste plus de ressources disponibles. Il demande au Comptoir Central la délivrance par anticipation d'un billet-prix d'un montant a, en l'assurant qu'il mettra dès le mois suivant, sur le marché, une marchandise d'un même montant. Le Comptoir Central accède à sa demande. B reçoit donc un billet-prix et l'échange contre le bon-marchandise de A.

NB : l'émission anticipée du billet-prix de B est assimilable à une avance sur recettes, à un découvert sur dépôt à vue ou à un crédit bancaire ; A inscrit ainsi un crédit a sur son compte tandis que B, avec la bienveillance de son banquier, s'autorise un découvert du même montant sur son compte.

 

2) Dans le mois 2 :

B produit une marchandise inédite, en complément de sa production usuelle, et la dépose au CC en échange d'un bon-marchandise. Il se trouve en possession de deux bons-marchandises tandis que A dispose de deux billets-prix. Ni l'un ni l'autre ne peuvent pour l'heure en user.

B convainc C de lui acheter sa marchandise pour un montant a[2]. C sollicite à son tour un billet-prix par anticipation. Il le remet à B, lequel peut désormais retirer du Comptoir Central la marchandise que lui a vendue A et la consommer.

Cependant que A, riche de ses deux billets-prix, se laisse séduire par les propositions de Z, lequel met sur le marché une marchandise également inédite. A cède à Z un billet-prix en échange du bon-marchandise correspondant ; il peut retirer du Comptoir Central la marchandise déposée par Z et la consommer.

NB : la procédure équivaut à ce que le Comptoir Central accorde un découvert à C, tandis que B rembourse le sien ; l'emprunt se reporte de B sur C. Dans le même temps, A solde son crédit au profit de Z.

Dans la mesure où les partenaires y trouvent leur bonheur, le cycle tend à se pérenniser. Le même mois naît un deuxième cycle, identique au premier : A renouvelle sa production et la vend à B, celui-ci sollicite un crédit, etc. C'est un circuit d'échanges régulier qui s'amorce.

3) Dans le mois 3 :

C et Z se retrouvent dans la situation de B et A au début du mois précédent, avec, pour le premier, deux bons-marchandises, et pour le second, deux billets-prix. Ils cherchent à leur tour des partenaires,… cependant que se poursuit le deuxième cycle né au mois 2 et que naît, avec A et B, un troisième cycle identique aux précédents.

4) Jusqu'au mois n :

À partir du mois 1 et de la transaction entre A et B, les échanges se développent à la condition que, chaque mois, de nouvelles personnes soient disposées, les unes à vendre davantage, les autres à acheter davantage ! Les premières (A puis Z, etc) encouragent un quidam à acheter leur complément de production et à emprunter pour cela, les secondes (B puis C, etc) font un emprunt et se proposent de produire et vendre davantage pour rembourser leur crédit.

Les échanges ne peuvent de la sorte se développer indéfiniment. Il vient un moment, dans le mois n, où se clôt le cycle ouvert le mois 1. À cela, deux causes guère éloignées l'une de l'autre :

4a) Les emprunteurs vendent aux créanciers, auquel cas leur dette et leur créance respectives s'éteignent l'une l'autre : X, riche de deux billets-prix d'un montant a, rencontre E, en possession de deux bons-marchandises mais soumis à un emprunt ou un découvert du même montant. En vendant sa production à X, E reçoit un billet-prix, rembourse son emprunt et concrétise son achat antérieur. Le cycle d'échanges se clôt proprement. C'est ce processus qu'illustre le schéma ci-après :

graphique : transactions successives du mois 1 au mois n

 

4b) Les choses ne se passent pas nécessairement de façon aussi harmonieuse. Si E échoue à produire et vendre une marchandise appropriée aux besoins d'autrui, sa défaillance se répercute du côté des créanciers : X, qui détient deux billets-prix, ne trouve pas de marchandise à sa convenance pour éponger son excédent de liquidités et, faute de mieux, gèle son avoir. D'un côté, donc, E ne rembourse pas sa dette au Comptoir Central, de l'autre, X est empêché de dépenser son billet-prix. Cette situation revient à ce que le créancier gomme la dette de l'emprunteur ; elle équivaut à la situation précédente, au détail près que E vend… du vent à X.

Conclusion :

Quoiqu'il en soit de la manière douce ou brutale dont se clôt le cycle, voyons ce qu'il en est de l'émission de billets-prix par le Comptoir Central pendant ses n mois de vie :

- dans le mois 1 (ou la première période), le Comptoir Central crée un billet-prix pour la marchandise que dépose A et un billet-prix par anticipation pour celle que projette de déposer B ; le montant total des billets créés par le CC est 2a,

- mois 2 : il y a création d'un billet-prix par le Comptoir Central pour la marchandise que dépose Z et, par anticipation, pour celle que projette C ; dans le même temps, le Comptoir Central détruit le billet-prix qui lui est remis par A en échange de la marchandise déposée par Z, ainsi que le billet remis par B en échange de la marchandise de A ; le montant des billets créés est 2a, il est identique au montant des billets détruits dans la même période,

- dans chacun des mois suivants, le principe est le même qu'au mois 2,

- dans le mois n qui boucle normalement le cycle, le Comptoir Central détruit les billets-prix qui lui sont remis par X et E, d'un montant total 2a ; il n'y a pas de création de billets. S'il n'y a pas d'échange véritable entre E et X (hypothèse 4b), les deux billets-prix en possession de X sont inexploitables. Il revient au même de les considérer détruits.

En somme, le montant total des billets détruits par le CC en contrepartie des consommations de marchandises est identique au montant des billets créés en contrepartie du dépôt de marchandises ; l'un et l'autre sont égaux à 2(n-1)a.

Il importe d'observer d'ores et déjà que la création de billets-prix, tout au long du cycle, est le strict reflet des échanges et ne doit rien à un quelconque démiurge . Je ne vais pas me priver d'exploiter ce caractère dans la description de la monnaie telle qu'elle ressort du modèle du Comptoir Central.

Ci-après, illustration d'un cycle d'échanges (production et consommation) :

graphique : cycle d'échanges simplifié

En pratique, les échanges éclatent tous azimuts et les cycles sont heureusement très éloignés de l'aspect formel du graphique. À chaque vendeur correspondent plusieurs acheteurs et à chaque acheteur, plusieurs vendeurs. Les circuits réels s'imbriquent et se fractionnent à l'infini, avec des délais tout-à-fait irréguliers entre achats et dépenses. L'entrée en lice ou la sortie d'un acteur n'ont pas d'effet perceptible sur la vie économique de la communauté,… ce qui permet de dédramatiser les défaillances individuelles telles qu'une production inadéquate ou l'incapacité à rembourser un prêt.

D'un côté, des particuliers se lancent dans la vie active avec un minimum de crédit, en renonçant pour eux-mêmes à tout superflu. Ils prospèrent grâce à une accumulation patiente d'excédents. De l'autre côté, des individus moins efficaces ou moins chanceux empruntent en prévision de succès qui ne se concrétisent pas. Des circuits d'échanges se créent et prospèrent, d'autres avortent ou dépérissent. L'un dans l'autre, dettes et créances se compensent.

Vers la monnaie

Le Comptoir Central a permis de décrire le fonctionnement d'un marché sans qu'il fût nécessaire d'évoquer l'outil très particulier que nous appelons monnaie. Je vais montrer ci-après, par le biais de trois aménagements successifs du Comptoir Central, comment celle-ci se déduit du modèle :

 

1) Il n'est pas indispensable que le CC assure le gardiennage et l'exposition des marchandises en attente d'être vendues ; il n'est pas indispensable non plus qu'il crée des bons-marchandises :

Je conviens que chaque producteur peut effectuer le stockage, la publicité, la distribution et la vente de ses marchandises, en s'assurant, si besoin est, le concours de prestataires spécialisés. Le Comptoir Central n'a besoin ni de stocker les produits, ni de créer les bons-marchandises. Il suffit que soit garantis les engagements de livraison et d'achat par la force, la loi et le droit.

2) En recyclant les billets-prix d'une transaction l'autre, le CC invente la monnaie fiduciaire : 

Dans la mesure où les échanges se reproduisent à l'identique d'une période à la suivante, il n'est pas utile que le Comptoir Central détruise les billets-prix qui lui sont restitués ni n'en crée de nouveaux. Il peut remettre en circulation les anciens billets-prix avec les nouveaux bons-marchandises. Une marchandise de x francs est-elle déposée chez lui ? Le CC confie au dépositaire un bon-marchandise adéquat et, plutôt que de créer un billet-prix du même montant, il puise parmi ceux qui lui ont été précédemment rétrocédés. Les billets-prix sont parfaitement assimilables, dans ces conditions, à la monnaie fiduciaire : billets de banque et pièces métalliques.

3) En dématérialisant les billets-prix, le Comptoir Central invente la monnaie scripturale :

Présumons que les acteurs économiques, particuliers et entreprises, disposent de comptes courants nominatifs, sur lesquels ils inscrivent eux-mêmes le montant des billets-prix en leur possession : lorsqu'un vendeur se sépare d'un bon-marchandise, il inscrit le prix convenu au crédit de son compte courant ; parallèlement, l'acheteur inscrit le prix au débit de son compte courant ; cela revient à ce que circule un billet-prix de l'acheteur vers le vendeur. Le Comptoir Central n'a plus besoin de fabriquer lesdits billets. Il vérifie sans plus la concordance des inscriptions sur les comptes courants des uns et des autres. Les acteurs économiques rédigent et signent de la sorte chèques, traites et lettres de crédit, et les billets-prix sont assimilables, dans ces conditions, à ce qu'il est convenu d'appeler la monnaie scripturale.

Conclusion :

Les deux schémas ci-après résument le passage du modèle initial au modèle allégé du Comptoir Central, avec une dématérialisation complète des billets-prix. Le modèle allégé s'identifie parfaitement avec le système d'échange des sociétés modernes :

- les échanges de billets-prix sont remplacés par un enregistrement du prix au débit de l'acheteur et au crédit du vendeur ; la compensation équivaut à la délivrance par le CC d'un billet-prix à l'acheteur, qui le remet au vendeur,

- le CC se dessaisit du gardiennage des marchandises ; il suffit qu'elles soient conceptuellement définies et promues comme il se doit à travers des réseaux de distribution ad hoc  ; le bon-marchandise n'a plus de raison d'être ; les marchandises n'ont pas besoin d'être échangées en simultané contre d'autres marchandises, pourvu qu'elles se comparent à une unité de compte connue du plus grand nombre.

graphique : du Comptoir Central à la situation réelle

Nos monnaies fiduciaire et scripturale apparaissent de la sorte comme les avatars des reçus du Comptoir Central. Elles ne s'en distinguent qu'en apparence. Comme il en va dans le modèle, chaque fois qu'une marchandise est vendue, une quantité de monnaie d'un montant égal au prix de cette marchandise est automatiquement créée ; lorsque la marchandise est consommée, elle est détruite (ou recyclée dans l'achat d'une autre marchandise s'il s'agit de pièces ou de billets de banque).

Dans notre vie quotidienne, le Comptoir Central joue un rôle transparent. Il n'apparaît jamais sous cette dénomination mais il agit sous l'enseigne des banques de dépôt et des caisses d'épargne pour que soit respectée la légalité des transactions. C'est le CC qui enregistre et valide les modifications de comptes courants. Il garantit les compensations entre comptes courants, autrement dit que chaque créateur d'un billet n'achète pas pour plus qu'il a vendu ou espère vendre. Le Comptoir Central agit de façon tout aussi masquée, sous l'enseigne des pouvoirs de police et de justice, pour certifier les chèques et la monnaie divisionnaire. Il lui appartient de sévir contre les mauvais payeurs, les faux-monnayeurs et de prévenir les chèques sans provision. Des particuliers peu scrupuleux pourraient en effet être tentés d'imprimer de faux billets ou de fabriquer de fausses pièces avec moins d'or qu'elles n'en promettent. Pour garantir la régularité des échanges, le Comptoir Central demande enfin à un système d'assurances collectives de couvrir les risques d'impayés. Le système repose tout entier sur le respect des conventions contractuelles, au besoin avec le concours de la force publique.

Ce qu'il faut retenir de la figuration des échanges à travers le modèle du Comptoir Central, c'est qu'il n'y a pas de création de monnaie à proprement parler. La monnaie n'existe pas en tant que telle ; il n'y a de monnaie que dans la stricte mesure où des marchandises trouvent à s'échanger ; le montant de la monnaie en circulation ne s'accroît qu'autant que les échanges se développent.[3]

De la monnaie métallique à la monnaie scripturale

Du Comptoir Central dérive une représentation de la monnaie en apparence éloignée de la définition qui figure dans tous les traités d'économie. Pourtant, ce modèle est assez universel pour que s'y reconnaissent tous les systèmes existant depuis 2500 ans, avec quelques aménagements d'ordre technologique ou culturel.

Lorsque des commerçants grecs entreprirent d'introduire une référence universelle dans les échanges, pour dépasser le troc tel que le pratiquaient les Phéniciens, ils créèrent la monnaie fiduciaire que nous connaissons encore aujourd'hui. Cette monnaie était basée sur des pièces en métal précieux, avec l'indication de leur valeur en poids de métal ou en équivalent-marchandises (nombre de bovins pour une pièce par exemple) et, aussi, le sceau de l'organisme émetteur, Cité ou souverain, qui garantissait la véracité de la valeur indiquée. Le système était parfaitement assimilable au modèle du Comptoir Central dans la mesure où il s'appliquait à des sociétés quasi-immobiles ou homéostatiques[4]. Si les volumes de marchandises venaient à s'accroître, les pouvoirs publics, qui assumaient les fonctions du Comptoir Central, se trouvaient confrontés à un manque de monnaie. Ils cherchaient alors des solutions bâtardes à leur problème de liquidités, comme la dévaluation ou la dépréciation de la monnaie métallique à la manière du roi de France Philippe le Bel (XIVe siècle). Si, à l'opposé, l'arrivée d'or ou d'argent accroissait les quantités de monnaie en circulation sans que puisse s'accroître le volume des marchandises, il en résultait une inflation incontrôlée (situation de l'Espagne au XVIe siècle).

Vint un jour où les acteurs économiques découvrirent et appliquèrent, sans les avoir formalisés, les principes sous-jacents de la monnaie scripturale. C'est ainsi que les marchands lombards du XIIIe au XVIe siècles recoururent aux lettres de crédit et aux lettres de change.

L'invention de la monnaie scripturale a coïncidé avec le début d'une croissance économique sans précédent. Une combinaison de progrès technique, de passion conquérante et de croissance démographique ont entraîné en Europe un accroissement régulier du volume des marchandises en circulation, et les historiens attestent que les marchés en pleine expansion de cette époque ne pouvaient se suffire des ressources en monnaie métallique. La monnaie scripturale était donc devenue nécessaire...

Aujourd'hui, en-dehors de la monnaie scripturale, ne subsiste plus qu'une monnaie fiduciaire résiduelle, tout juste bonne pour les menus usages quotidiens. L'avènement prochain de la monnaie électronique devrait définitivement la balayer. Par l'intermédiaire des automates bancaires, il sera possible à chacun de transférer de l'argent de sa carte bancaire sur son compte courant et vice versa. Chaque commerçant disposera aussi d'un boîtier de lecture très ordinaire qui débitera la carte bancaire des clients du montant de leurs achats, même les plus modestes, et l'inscrira sur la carte bancaire du commerçant. L'informatique effectuera les compensations avec une grande sécurité… On constatera alors que l'obligation faite aux banques de détenir un certain % de réserves fiduciaires n'a aucun fondement rationnel, et les étudiants n'endureront plus de péroraisons sur le "pouvoir multiplicateur" des organismes de crédit. On en aura aussi fini avec l'évasion fiscale et les non-déclarations de revenus !

Monnaie et démocratie

Le troc et l'autoconsommation limitent le choix des individus. C'est leur principale caractéristique, leur principal inconvénient. Dans les communautés rurales autosuffisantes du Moyen Age, les familles consomment ce qu'elles ont sous la main sans se poser de question; dans les exploitations esclavagistes de l'Antiquité ou de l'Amérique tropicale, les travailleurs consomment ce que le maître veut bient leur donner. Le troc et l'autoconsommation sont par essence a-démocratiques. Ils ne font rien pour développer le débat et les aspirations démocratiques, même s'ils ne s'y opposent pas formellement. A contrario, l'économie monétaire, dès lors qu'elle ouvre aux individus un choix de consommations indéfini, les initie à la réflexion critique ainsi qu'à la recherche de l'optimum. Ce n'est pas un hasard si les premières ébauches de démocratie sont apparues dans l'Attique, quelques décennies après la naissance de la monnaie, celle-ci étant située aux alentours de 650 av. J.-C. !


[1] Le langage usuel parle de prix aussi bien que de coût. C'est selon le point de vue du locuteur. La personne ou l'entreprise qui met en vente une opportunité pense prix. De son côté, la personne ou l'entreprise qui désire acquérir une opportunité s'intéresse à la contrepartie qui lui est demandée. Elle pense coût . Dans le cas où l'opportunité désirée résulte d'une activité personnelle (sommeil, loisir,…), le coût s'exprime en temps car le temps en est la contrepartie mesurable. Dans le cas où elle résulte d'un échange, le coût s'exprime dans une unité de compte universelle. Retenons en résumé :
- point de vue du fournisseur = prix,
- point de vue du demandeur = coût.
« Ce bibelot m'est vendu au prix de x francs » et « il me coûte x francs » sont deux propositions équivalentes. La pratique n'est pas toujours en accord avec cette observation sémantique, prix étant parfois employé dans la bouche des consommateurs au lieu et place de coût .

[2] Je néglige, pour simplifier, les frais financiers liés au crédit ou au découvert.

[3] Cette interprétation est contenue dans une sentence de François Quesnay, en partie à l'origine de la loi des débouchés : « La masse d'argent ne peut s'accroître dans une nation qu'autant que cette reproduction [de marchandises] elle-même s'y accroît » (Tableau économique des physiocrates , Calmann-Lévy, Paris, 1969, page 72). Mais l'énoncé du physiocrate a depuis lors été justement critiqué parce qu'il fait fi des billets thésaurisés ou épargnés qui, dans les sociétés ordinaires, tardent à être dépensés et sortent inexplicablement des circuits de d'échanges.

[4] Une société homéostatique ou immobile se distingue d'une société en stagnation économique comme nous pouvons en connaître dans le monde industriel. La stagnation signifie que n'augmente pas le montant global des marchandises échangées. Mais, à la grande différence de l'homéostasie, elle n'exclut ni les transferts de revenus d'une catégorie d'individus à une autre, ni les modifications des comportements.


Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 18:27:33