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Livre 3 : Les échanges et le travail

Chapitre 2 - Échanges économiques


Vers la codification des échanges économiques

Dans les sociétés élargies, à la différence des communautés où chacun se connaît, les échanges suivent des règles formelles. Le bénéficiaire d'une prestation manifeste sa satisfaction en offrant contractuellement une contrepartie sous forme de marchandise ou de monnaie.

À la fin du Moyen Âge, une nouvelle classe de travailleurs libres a ouvert la voie à la division du travail et permis que s'améliore la productivité dans les activités manufacturières. En quantités croissantes, les marchandises ont poussé au développement du commerce à grande échelle, bien au-delà des enceintes villageoises ou urbaines.

Dans les sociétés rhénanes en voie d'industrialisation, avec le début des productions standardisées de grande série et le développement concomitant des échanges internationaux, il n'a plus été concevable de recevoir des utilités affectives ou immatérielles en signe de reconnaissance pour la cession de marchandises. Dans les grandes foires, comme celles de Champagne, aux XIIe et XIIIe siècles, les transactions se sont codifiées entre des individus ne se connaissant pas les uns les autres.

Ce fut alors que se développèrent les échanges économiques ou marchands. Je conviens de parler d'échange économique ou marchand lorsque l'échange n'est pas lié à des personnes déterminées. Les échanges de bons procédés ou de paroles ne relèvent pas de l'économique car les partenaires ne sont pas interchangeables. De même, les échanges amoureux ne relèvent pas de l'économique… à la différence des besoins étroitement sexuels qui peuvent être comblés par la prostitution, avec des partenaires de hasard.

L'échange économique supplée au don dans les sociétés élargies au-delà des parents, des voisins et des proches. Il survient lorsqu'un individu, pour se faire valoir, cède le fruit de son savoir-faire à des personnes étrangères à son cercle de connaissances, qu'il ne rencontre qu'une fois ou qu'il ne peut toucher qu'à travers des intermédiaires, comme c'est le cas pour des produits banalisés, fabriqués à grande série et distribués bien au-delà du cercle de connaissances.

Dans l'échange économique, à défaut d'un témoignage personnalisé de considération et d'estime, la communication est appelée à se codifier. Elle prend la forme d'un engagement contractuel : le bénéficiaire de l'échange manifeste sa satisfaction en offrant une contrepartie palpable ; il peut s'agir d'un troc - marchandise contre marchandise - ou d'un paiement en argent. L'argent représente le revenu du bénéficiaire et le paiement est appelé prix . Le prix apparaît comme un avatar des utilités affectives ou des prestations en nature qui étaient auparavant la contrepartie du don. Il témoigne de l'utilité que le bénéficiaire prête à l'échange.

L'échange monétaire a l'avantage de pouvoir mettre en relation des personnes ne se connaissant pas, par le biais d'intermédiaires : le producteur n'a pas besoin de faire face à l'acheteur car il peut mesurer, d'après l'argent qui lui est transmis, la considération dans laquelle ce dernier tient le fruit de son activité. Dans nos sociétés industrialisées où les échanges mettent en relation des personnes qui ne se connaissent pas, le prix est devenu le plus clair critère de l'intérêt manifesté par des acheteurs anonymes envers les opportunités dont ils se portent acquéreurs.

Les industriels désireux de tirer un profit de leurs fabrications en grandes séries ont ainsi besoin d'une clientèle aussi étendue que leurs produits sont nombreux. Ils ne peuvent pas se contenter des relations de proximité et des échanges personnalisés de gré à gré. Cette approche de l'échange peut surprendre. Elle n'en est pas moins triviale. Henry Ford en est très proche quand il dit en substance : je ne paie pas mes ouvriers pour qu'ils fabriquent des voitures mais pour qu'ils les achètent. Il signifie de la sorte que son travail est un service rendu à autrui et qui lui vaut une juste reconnaissance, que son travail n'est pas davantage limité que la reconnaissance à laquelle il donne lieu.

Négligeant pour l'heure la manière dont se forme le prix, je retiens le principe de son existence. Le prix a supplanté toute autre forme d'évaluation jusqu'à faire oublier le véritable sens de l'échange : considération contre service ! En d'autres termes, l'équivalent monétaire de la considération a fini par gommer cette dernière dans la représentation mentale des échanges !

C'est ainsi que le protestantisme, né à la fin du Moyen Âge dans un milieu en pleine transformation économique, a pu bâtir une éthique selon laquelle toute personne gagnant de l'argent grâce à son activité et à son commerce faisait acte de vertu et démontrait son utilité sociale. Par un fatal glissement de sens, la fortune est devenue l'outil de mesure exclusif du travail et de l'utilité sociale de chacun. Cette conception qui imprègne encore nos mentalités occidentales n'était en rien inscrite dans la morale médiévale, si l'on en croit les chroniqueurs du temps jadis pour lesquels la piété, l'honneur, le courage, l'abnégation, l'abstinence, le don,… avaient plus de valeur que le niveau de fortune.

Elle n'est pas davantage vérifiée par les faits dans la société contemporaine où les revenus individuels doivent autant sinon davantage aux prélèvements d'autorité et aux situations acquises qu'au travail d'utilité sociale. La protection de l'État ou les spéculations immobilières et boursières sont un plus sûr garant de fortune que la fondation d'une entreprise de mécanique.

L'homme échangiste : ni producteur, ni consommateur

L'économie politique, en définitive, est l'étude des échanges économiques vus comme un moyen particulier de sur-vie et d'épanouissement auquel leur efficacité a valu d'être généralisés à toute l'espèce humaine.

L'échange économique constitue le moyen le plus efficace qu'ait trouvé l'homme à ce jour pour surmonter ses propres insuffisances, pour améliorer le comblement de ses besoins et élever son objectif de sur-vie. L'échange économique, c'est une satisfaction contre une autre, dans une parfaite égalité de rôle entre les deux partenaires.

Le troc exprime au mieux cette relation égalitaire, avec deux partenaires équivalents, également soucieux d'optimiser leurs satisfactions.

L'échange monétaire  se conforme, comme le troc, au schéma ordinaire de l'échange économique. Il s'agit de l'échange d'une marchandise contre une somme d'argent, c'est-à-dire d'une satisfaction déterminée (bien matériel ou service) contre une satisfaction provisoirement  indéterminée. Chacun est le client de l'autre pour la satisfaction qu'il reçoit : marchandise ou somme d'argent.

À ce propos, je m'inscris en faux contre la propension à distinguer le producteur du consommateur. Si je considère la communauté sociale dans son ensemble, la dichotomie producteur/consommateur m'apparaît trop souvent falsificatrice : elle donne l'illusion d'une société scindée en deux groupes, producteurs et consommateurs, alors que, dans les faits, chacun est l'un tout autant que l'autre… sauf les assistés sociaux qui doivent à la bienveillance de la communauté d'être dispensés de transmettre des utilités à autrui[1].

La théorie des besoins rompt avec une vision étriquée qui dissocie chez chaque homme l'activité de production de l'activité de consommation, l'acquisition d'un gain monétaire de l'épanouissement personnel. Elle met en avant une conception plus large où chacun vise à élever son niveau global de satisfaction. Le but n'est pas d'acquérir un maximum de biens mais de satisfaire au mieux les aspirations personnelles, physiologiques, ludiques ou affectives, dans les limites de ses besoins.

Si un individu fait en sorte de gagner de l'argent, c'est qu'il pense par ce biais acheter des marchandises qui élèvent son niveau global de satisfaction. S'il n'a pas a priori l'idée que cet argent puisse lui être utile, il n'a pas de raison de gaspiller son temps à l'acquérir. Tout va donc ensemble : la quête d'un revenu et la dépense de celui-ci, le désir d'élever son niveau global de satisfaction et le sentiment de devoir s'enrichir pour y arriver[2].

L'échange économique, symbole d'humanité

« Le marchand ne fait bien ses affaires qu'à la débauche de la jeunesse ; le laboureur, à la cherté des bleds ; l'architecte, à la ruine des maisons ; les officiers de la justice, aux procez et querelles des hommes ; l'honneur mesme et pratique des ministres de la religion se tire de nostre mort et de nos vices. Nul medecin ne prent plaisir à la santé de ses amis mesmes, dit l'ancien Comique Grec, ny soldat à la paix de sa ville ; ainsi du reste » (Montaigne, Essais).

Le malheur des uns… fait le bonheur des autres, décrète la sagesse populaire. Disons plutôt que le malheur d'autrui donne motif de se rendre utile en soulageant son prochain. Il élève, de deux manières au moins, le niveau global de satisfaction ; d'une part en justifiant une rémunération pour prix des services rendus, d'autre part en renforçant le sentiment d'existence. L'échange économique naît de la complémentarité des individus et se traduit par une amélioration réciproque des conditions de sur-vie ; Montaigne, cité en exergue, l'a entrevu avec sa simplicité coutumière (même si ses propos ont parfois été interprétés à contresens). Les hommes ne sont pas également doués pour la chasse, l'effort physique, l'orientation spatiale, la spéculation intellectuelle, l'habileté manuelle, la domestication des animaux, la compréhension des vertus médicinales des plantes, etc. C'est parce que le médecin, le laboureur ou l'architecte ont des aptitudes particulières qu'ils peuvent faire commerce de celles-ci.

Permettez-moi ici de corriger une idée un peu courte : ce qui fait progresser la condition matérielle des hommes n'est pas le désir unanimement répandu de mieux vivre et de tirer mieux parti des aptitudes personnelles et des ressources environnementales. S'il ne s'agissait que de ça, chacun testerait dans son coin le fruit de son astuce…, sans éprouver pour autant le désir de le diffuser et d'en faire profiter autrui. Ce qui fait progresser la condition matérielle des hommes, c'est par-dessus tout le besoin d'affirmation de soi qui pousse les plus astucieux à diffuser  les fruits de leur inventivité dans le souci d'en tirer un supplément de prestige et de reconnaissance de la part de leurs semblables.

On ne dira jamais assez la profondeur de sens que recèle le concept d'échange économique. Dans les mains qui échangent un billet de banque contre une marchandise quelconque, il y a la reconnaissance d'une fondamentale solidarité : nous avons besoin l'un de l'autre pour vivre mieux,… et à travers cette part que l'autre attend de moi, j'affirme mon utilité sociale et mon droit à l'existence ; je suis reconnu comme homme à part entière, à égalité avec les autres. Mes frères humains ont besoin de moi, c'est bien la preuve que j'existe. L'échange économique témoigne de l'Homme. Il est signe de partage et de paix ainsi que de reconnaissance mutuelle… À titre personnel, bien que n'ayant aucune prédisposition pour le boniment et la négociation, je suis plein de considération pour les professionnels du commerce qui, mieux que quiconque, contribuent à l'humanisation du monde.

Je laisse à Panurge le soin de conclure à sa façon sur les mérites de l'échange bilatéral. Dans le Tiers livre , il montre comment les dettes induisent des rapports de dépendance propices à la conservation de la paix : « Doibvez-vous tousjours à quelqu'un ? Par icelluy sera continuellement Dieu prié de vous donner bonne, longue et heureuse vie, craignant sa debte perdre ; tousjours bien de vous dira en toutes compaignies, tousjours nouveaulx créditeurs vous acquestera, affin que par eulx vous faciez versure, et de terre d'aultruy remplissez son fossé (…) »[3]. Le mauvais garçon fait pour finir l'éloge d'un monde où chacun serait à la fois créditeur et débiteur, en d'autres termes d'un monde où chacun serait étroitement dépendant d'autrui à travers les échanges de services et de biens.

En finir avec l'homo œconomicus

«  Il est écrit : Ce n'est pas seulement de pain que l'homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu » (Mathieu 4.3-4).

Au XIXe siècle et au début du XXe, l'Occident a privilégié l'accroissement des productions matérielles, portant au pinacle l'homme d'affaires égotiste, efficace et laborieux. Ce système de valeurs a accompagné les prodigieux succès de la Révolution industrielle. Il a imprégné la pensée économique des deux derniers siècles, laquelle s'est bâtie sur le modèle d'un individu rationnel, doté d'une certaine quantité de ressources (temps ou revenu) et désireux d'en tirer le plus grand profit. L'homo œconomicus vend son travail ; avec sa rémunération, il achète des marchandises ; sa vie et ses ambitions se résument à la recherche de l'échange le plus profitable…

Une critique mineure qu'il est permis d'adresser à l'homo œconomicus est de privilégier les satisfactions d'origine marchande au détriment des autres ; il ignore en particulier les satisfactions non-marchandes contenues dans le travail. Pourtant, Adam Smith, le pionnier des doctrines libérales, avait déjà clairement perçu l'aspect subjectif contenu dans les aspirations humaines : « C'est la vanité, non l'aisance ou le plaisir, qui nous intéresse » (The Theory of Moral Sentiments ). Mais les penseurs d'il y a un ou deux siècles - pour la plupart de pieux hommes - semblent n'avoir pas tiré les conséquences de cet aspect des choses. Les économistes néo-classiques, pour ne rien dire des marxistes, ont passé sous silence les éléments immatériels de l'épanouissement individuel. Ils avaient des excuses à cela. Confrontés à des sociétés encore miséreuses, ils étaient mus par la volonté de comprendre et de mieux gérer les moteurs de la Révolution industrielle. Leur objectif était d'assurer un minimum de bien-être à l'humanité. Ils ont en conséquence développé le modèle d'un homo œconomicus sans autre appétit que matériel. À mesure que s'éloignent les risques de pénurie et de disette, la consommation d'un maximum de biens matériels n'apparaît plus comme une préoccupation dominante ; les aspirations intellectuelles, affectives ou hédonistes dévorent une part croissante du temps comme l'atteste avec suffisance l'expérience de chacun d'entre nous. Ces aspirations doivent être prises en compte dans l'analyse économique en raison de leur incidence sur la vie sociale et les échanges de tous ordres.

Cela m'amène à l'objection majeure adressée à l'homo œconomicus : l'intérêt personnel n'est pas tissé que d'égoïsme et d'âpreté au gain. Il repose pour une bonne part sur le souci de s'attacher la bienveillance d'autrui. L'éducation familiale et la morale civique nous convainquent de censurer certains comportements, même s'ils coïncident à première vue avec notre intérêt du moment  : mentir, voler ou tuer, se tenir mal en société ou témoigner du mépris pour autrui,… car ils vont à l'encontre de notre intérêt à long terme. Lorsqu'ils débouchent sur des gains d'argent, les comportements dictés par l'intérêt personnel peuvent traduire des préoccupations d'ordre affectif : c'est pour affirmer son pouvoir et se faire valoir auprès de son entourage, plus que pour vivre dans le confort, que l'entrepreneur ou le manager se tue à la tâche et s'enrichit !

Le concept d'un homo œconomicus  rationnel ne supporte pas la confrontation avec la réalité sociale ; il bloque toute avancée de l'analyse économique. Ne remontant pas suffisamment loin dans la conduite humaine, ses laudateurs ont ainsi fait l'impasse sur des comportements inexplicables du seul point de vue de l'intérêt matériel immédiat : activités non-marchandes, altruisme, incivisme, etc. Ils excluent en particulier l'éventualité qu'il puisse y avoir chez les individus un déséquilibre entre leurs aspirations et leurs ressources matérielles, entre leur propension à dépenser et leur revenu.

 


[1] Distinguer le producteur du consommateur ne me paraît convenable que lorsque le référentiel est l'un des termes de l'échange. Je peux par exemple confronter les producteurs de voitures et les consommateurs de ces mêmes voitures, qui sont des personnes bien identifiées et pour l'essentiel distinctes ; cette manière de présenter les choses est pratique quand il s'agit d'analyser la production et les ventes de voitures et de les comparer à d'autres marchandises.

 

[2] La mauvaise perception du phénomène est illustrée par une étude de 1991 : "Ce que coûte un enfant", en première page d'un quotidien français, où l'on apprend combien d'argent les Français dépensent en moyenne chaque année pour élever leurs rejetons. L'idée de coût  sous-entend qu'il s'agit d'une charge ; comme si l'achat d'un jouet et le bonheur que procure l'émerveillement de l'enfant étaient assimilables à la réparation d'un préjudice !

L'enfant, selon une observation du moraliste Theodore Zelnik, ne doit rien à ses parents ; il leur apporte au contraire beaucoup car il est souvent leur principale raison de vivre et de s'améliorer . Le désir de fonder une famille et d'avoir des enfants est un besoin parmi d'autres dans l'objectif de sur-vie. Toutes choses égales par ailleurs, si un couple n'a pas le désir d'enfants, il n'éprouve donc pas le besoin de dépenser pour leur éducation. Il a d'autant moins de motifs de travailler et de gagner de l'argent ! En se découvrant un désir d'enfant, le couple manifeste un compromis plus ambitieux que précédemment. Ce compromis passe par des consommations plus importantes auxquelles il satisfait en tâchant de gagner davantage d'argent… ou d'épargner moins. Les cabinets de recrutement le savent bien. Pour un emploi à responsabilité, ils sont portés à faire davantage confiance à des chargés de famille, assurés qu'ils sont de leur détermination à travailler pour élever correctement leur progéniture.

 

[3] Rabelais, Œuvres complètes , La Pléiade, Gallimard, Paris, 1955, page 339.

 

 

 

Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 16:39:50