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Livre 3 : Les échanges et le travail

Chapitre 5 - Métier et salariat


Le travail et la profession

« Il n'est pas dans le monde moderne de plus grande illusion - je dirais même escroquerie - que l'usage d'un seul et unique mot, "travail", pour désigner à la fois ce qui est pour certains ennuyeux comme la pluie, pénible et socialement avilissant, et ce qui est pour d'autres captivant, socialement valorisant et fort bien rémunéré » (John Kenneth Galbraith, La République des satisfaits ).

Le travail  est une affectation du temps parmi d'autres : c'est le temps que consacre l'individu à la production d'opportunités à utilités différées, que celles-ci soient destinées à la vente ou à la consommation familiale . Il n'est pas exclu - bien au contraire - que le travail génère aussi des utilités concomitantes. Mais, dans tous les cas, il se distingue des activités personnelles qui ne produisent rien d'autre que  des utilités concomitantes (repos, lecture, sport...).

Dans les temps anciens, du fait d'une pénurie endémique, le comblement des besoins vitaux se soldait par un coût élevé : il fallait, pour produire le blé indispensable à la survie, activer les fonctions musculaires bien au-delà de ce que requérait le niveau global de satisfaction. C'est ce qui a conféré au travail une connotation péjorative ; le mot ne vient-il pas de tripalium , instrument de torture usité au début de notre ère dans le monde latin ! Mais la malédiction ancestrale ne s'applique pas aux personnes qui jouissent d'une situation d'abondance, c'est-à-dire sont en mesure de ne pas travailler au-delà de ce que requiert leur compromis longévité/plénitude.

L'ouvrier allemand produit bien davantage que l'ouvrier indien mais c'est à ce dernier que revient le sentiment d'être exploité et de travailler plus qu'il n'est raisonnable ! L'Allemand est en mesure, grâce à son pouvoir d'achat, de porter toutes ses fonctions au même niveau d'activité que les fonctions sollicitées par son travail. Il n'endure aucune sur-satisfaction durable, tandis que l'Indien astreint certaines fonctions à un niveau d'activité surélevé par rapport aux autres. Il se résigne à cet effort (ou à cette sur-satisfaction) parce qu'il lui est nécessaire pour combler ses besoins physiologiques vitaux.

Le travail inclut normalement la production de biens destinés à la consommation familiale ou à l'auto-consommation. Mais, dans nos sociétés industrialisées, vouées à l'échange, il est surtout lié à la production de biens marchands dans le cadre d'une activité professionnelle caractérisée par l'obtention d'un salaire ou d'un revenu financier. C'est sans doute pour cela que, dans le langage courant, travail est synonyme de métier ou profession, comme dans l'intitulé Ministère du Travail.

Pour le commun des individus - mais pas pour tous ! -, le métier est essentiel à la sur-vie. C'est l'activité d'échange par excellence. Il se justifie, certes, par le souci de gagner un revenu et d'assurer ainsi la survie physiologique. Il se justifie aussi par le désir d'épanouissement personnel et de valorisation de soi à travers la création. Il se justifie enfin par le désir de s'intégrer à la société des hommes et comble plusieurs besoins ludiques ou affectifs : besoins de convivialité et d'intégration sociale, besoins d'activités intellectuelles et physiques, besoins d'affirmation de soi. Le métier procure à l'individu le sentiment de son utilité sociale ; il confère un sens à son existence[1].

La quasi-totalité d'entre nous cherche dans le travail d'autres satisfactions que les seuls avantages financiers. Le passionné de mécanique automobile trouve son bonheur à ausculter sa voiture et celles de ses amis ; le paysan se plaît à marquer de son empreinte la propriété qu'il a héritée de ses aïeux et transmettra à ses enfants ; l'artisan ou l'artiste s'épanouit à faire vivre la matière sous ses doigts, comme l'écrivain à ciseler ses phrases. Au total, il n'est guère de métier qui ne contienne une part de plaisir ou de satisfaction concomitante. Ne serait-ce qu'à travers les liens de camaraderie qui se tissent entre les employés, dans un bureau de ministère. Un ouvrier sur le chemin de l'atelier, s'il ne se montre pas trop chagrin à la perspective de devoir faire face à sa machine pendant huit heures, c'est qu'il est heureux de retrouver ses collègues et de discuter le coup avec eux dans les vestiaires ou pendant les pauses.

Le métier en arrive même à perdre chez certains toute justification d'ordre alimentaire pour ne plus être qu'une réponse au besoin de dépassement de soi. Si tant de salariés se jettent dans une course risquée à la prime et à la promotion que ne justifie aucune obligation sociale ni aucune nécessité matérielle, c'est que cette course répond à leur recherche de plénitude : elle consolide leur place dans le groupe ; elle renforce la confiance en eux-mêmes. Ce n'est pas tout. Pour ces personnes, la compétition, la soif de promotion, le carriérisme ont, vraisemblablement, des vertus hygiéniques dont elles sont inconscientes : elles leur donnent motif de tendre leurs muscles, d'activer leurs cellules grises et de surveiller leur comportement, en leur évitant l'atonie et l'immobilisme, facteurs majeurs de dégénérescence cérébrale et physique. Elles contribuent en bref à leur sur-vie.

Significative est l'attitude d'épouses sans souci financier qui refusent le modèle bourgeois du XIXe siècle, celui de la femme au foyer n'ayant d'autre préoccupation que les soins du ménage, et exigent de s'épanouir également dans le cadre d'une profession. Par leurs fonctions au sein de la collectivité et par les relations qu'elles entretiennent avec leurs semblables, elles acquièrent le sentiment de leur individualité et de leur valeur ; elles se retrouvent dans le regard d'autrui et atteignent ainsi à la plénitude de leur être.

Je note que le revenu monétaire tiré du métier n'a pas non plus pour seule justification de pourvoir aux besoins physiologiques et matériels. Il permet au bénéficiaire, dans certaines limites, de mesurer son utilité sociale et les satisfactions qu'il apporte aux autres. Dans les entreprises du secteur privé, où médailles en chocolat et congratulations ne suffisent pas à combler la soif de reconnaissance professionnelle, il faut des augmentations de salaire et des primes pour certifier aux salariés et aux cadres que leurs qualités personnelles et leur contribution à l'entreprise ne sont pas vaines.

Ce n'est pas à la seule fin d'obtenir un pourboire que la serveuse de restaurant cultive sa bonne humeur ; elle serait bien incapable de soumettre continûment sa nature à pareil calcul. Si elle se dévoue auprès des consommateurs plus que ne l'exige le cahier des charges de sa profession, c'est par désir de bien faire et de voir sa compétence reconnue ; c'est pour mieux affirmer son existence aux yeux d'autrui ; c'est pour combler un besoin affectif à l'intérieur de son objectif de sur-vie. Le pourboire qui récompense sa diligence lui apporte une confirmation matérielle de la reconnaissance des clients pour son sourire et sa patience ; son absence laisserait un doute dans son esprit. Ai-je mal fait ? Ai-je simplement affaire à des goujats ? Cela dit, le pourboire participe aussi au comblement de ses besoins matériels dans une mesure toujours appréciée…

En résumé, le métier induit des utilités concomitantes, à l'égal du jeu, du repos ou des échanges affectifs. En sus, il ouvre la voie à l'acquisition de marchandises et procure de ce fait des utilités différées et transmissibles qui parachèvent le comblement de la grille des besoins.

Je ne suis pas loin de croire que, dans le choix du métier, l'épanouissement personnel et l'intégration sociale (utilités concomitantes) prédominent sur la rémunération. C'est le cas du moins dans les sociétés industrialisées et riches, où nul n'a d'inquiétude pour sa survie et où bien des personnes sacrifient ouvertement la possibilité de gagner beaucoup par le commerce de leurs aptitudes et se satisfont d'une relative austérité additionnée d'une vie relationnelle intense : animateurs d'œuvres caritatives, chercheurs, artistes, créateurs d'entreprise…. Parfois, le contenu ludique du métier est ouvertement pris en compte dans la fixation du salaire. Le Pdg du Club Méditerranée justifie les faibles rémunérations des animateurs de ses camps par le fait qu'ils sont pratiquement en vacances… ils aiment leur métier et paieraient pour le pratiquer ! L'argument n'est pas exempt de cynisme même s'il repose sur une vérité.

Critique du salariat comme représentation exclusive du travail

La prépondérance du salariat, dans les sociétés industrialisées, est à l'origine d'erreurs de perspective chez les économistes et les hommes politiques contemporains.

L'opinion publique, en Europe, en cette fin du XXe siècle, s'est accoutumée à penser le travail productif en termes de salariat. C'est une croyance commune à beaucoup qu'il n'y a pas d'autre moyen de gagner sa vie qu'en devenant salarié et en s'inscrivant dans le programme de développement des entreprises existantes. Un peu comme le chien de la fable n'imagine pas que l'on puisse gagner sa pitance autrement qu'en se donnant un maître. Mais le salariat est une réalité très récente. Il est issu du choix des travailleurs de vendre non pas les utilités issues de leur activité, comme l'artisan-cordonnier vend ses chaussures, mais le temps  consacré à cette activité, comme l'ouvrier-chausseur en usine. Deux motifs à ce choix : 1) écarter les soucis inhérents à un statut de travailleur indépendant ; 2) tirer profit, surtout, du partage du travail et de la répartition des compétences au sein de l'entreprise, pour produire et gagner davantage.

Le revenu que gagne un entrepreneur individuel est fait de la différence entre son chiffre d'affaires et les dépenses nécessaires à la réalisation de ce chiffre d'affaires ; l'entrepreneur supporte une baisse drastique de son revenu en cas de difficulté, si c'est le prix à payer pour la survie de son affaire. Quand le petit artisan désire s'adjoindre les services d'autrui, il est amené à partager son revenu entre lui-même et ses salariés. Par sa genèse, le salaire apparaît donc comme une fraction du revenu de l'entreprise, fixé par convention entre le patron et le salarié.

Mais les choses ne sont plus aussi simples : la convention salariale s'inscrit depuis belle lurette dans un cadre législatif qui remédie à certains abus léonins ; elle interdit que le salaire s'ajuste par le bas aux aléas du chiffre d'affaires et désolidarise en partie le salarié du sort de l'entreprise. Dans ces conditions, le salaire est assimilable à un coût ; c'est le coût que doit payer le chef d'entreprise pour que soit effectuée telle ou telle tâche.

Avec le salariat est né le concept de l'emploi (ou de la fonction). Un emploi est une tâche prédéfinie par les gestionnaires d'une entreprise ou d'une administration et à laquelle peut être affectée n'importe quelle personne qui présente les qualifications requises. Un emploi existe avant l'embauche de celui qui l'occupe et continue normalement d'exister après son départ. Ce concept explique la méprise à laquelle se laissent entraîner tant les citoyens ordinaires que bien des spécialistes : ils en viennent à considérer toute activité rémunérée comme préexistante à l'individu et arrivent à la vision déformée d'une société statique où les entreprises et les administrations disposeraient ad vitam æternam  de postes, emplois ou fonctions qu'elles auraient simplement besoin de remplir avec autant de personnes qualifiées.

Cette vision laisse de côté les travailleurs indépendants, professions libérales, artisans, commerçants et paysans dont l'activité est née avec eux, du fait de leur propre volonté, et disparaît normalement avec eux. Elle laisse aussi de côté tous les créateurs d'entreprise qui n'envisagent que de se débrouiller par leurs propres moyens et non de compulser les rubriques d'offres d'emploi. Elle ignore enfin que, dans les sociétés anciennes ou traditionnelles, l'essentiel de la production et des échanges passe par des travailleurs indépendants ou des paysans. Les uns et les autres ajustent en permanence leur activité à leurs besoins. Rien à voir donc avec les emplois salariés, dûment réglementés, que nous connaissons dans nos administrations et qui ne sont en rien liés à la personnalité de ceux qui les occupent[2].

L'analyse du travail se doit de prendre en compte la diversité des situations et de ne pas s'en tenir à un aspect très partiel. Surtout lorsqu'elle se propose de déboucher sur une critique des politiques de l'emploi et de la lutte contre le chômage.

Rigidités de l'emploi, exemples de sur-satisfactions

Nul n'a de raison de se vouer au travail plus qu'il ne lui est nécessaire pour aligner tous ses besoins sur son niveau d'ambition. Certains individus dotés d'un thymos  modéré se complaisent dans ce qu'il est convenu d'appeler "paresse" ou que d'autres travaillent jusqu'à épuisement pour atteindre le niveau d'ambition qu'ils se sont donnés. Tel choisit de travailler un maximum parce qu'il envisage un achat important et espère, comme Stakhanov, un supplément de reconnaissance sociale, mais tel autre ne voit rien d'attirant dans les biens de ce monde et préfère la contemplation du ciel et des oiseaux à la fréquentation des hypermarchés. Un ouvrier démuni accomplit un maximum d'heures supplémentaires pour se pourvoir en biens matériels ; cette option lui paraît la mieux à même d'élever son niveau global de satisfaction. Un médecin bien installé réduit ses horaires parce qu'il trouve plus d'intérêt à affecter son temps à des loisirs.

Cette souplesse que revendiquent les travailleurs, en accord avec la diversité des aspirations individuelles, est hélas largement absente du statut de salarié. Il en résulte que les intéressés souffrent de sur-satisfactions du fait des rigidités réglementaires qui ne permettent pas de moduler l'effort et le temps de travail en fonction des besoins exprimés.

Si des salariés manifestent le souhait, pour remplir au mieux leur grille des besoins, de traduire une plus grande partie de leur temps en loisirs et repos, cela ne leur est pas possible. En France, c'est 39 heures par semaine ou rien, avec les cadences qu'impose l'entreprise. Contraintes de travailler plus qu'elles n'en ressentent l'utilité, ces personnes se résignent à un objectif de sur-vie moins élevé. Et le salaire, qui leur est accordé sans qu'elles n'en voient le besoin, se transforme en une épargne oisive, sans utilité pour elles et sans guère plus d'utilités pour la collectivité.

Un autre cas de figure est celui de salariés surqualifiés dont on penserait a priori  qu'ils sont mieux que quiconque aptes à remplir leurs tâches. C'est le contraire qui se produit. « Une remarquable étude de l'université de Stanford sur un groupe d'entreprises américaines a montré que l'insatisfaction par surqualification a un impact considérable sur la productivité : chaque année de surqualification réduirait la productivité individuelle de 3 à 8% par désintérêt et instabilité de la main-d'œuvre », note l'essayiste Philippe Delmas[3]. C'est que les personnes concernées sont dans l'impossibilité de combler leurs besoins d'apprendre, de risquer, de se surpasser,… Leurs autres besoins se trouvent derechef sur-satisfaits par rapport à ceux-là et elles tendent à réduire en conséquence leur objectif de sur-vie. D'où le désintérêt manifesté pour le métier.


[1] Alexis de Tocqueville a très tôt mis en évidence la fonction éthique du travail dans la démocratie moderne : « Aux Etats-Unis, un homme riche croit devoir à l'opinion publique de consacrer ses loisirs à quelque opération d'industrie, de commerce ou à quelques devoirs publics. Il s'estimerait mal famé s'il n'employait sa vie qu'à vivre » (De la démocratie en Amérique II, Œuvres II, Gallimard, Paris, 1992, page 665).

[2] La confusion entre le travail et l'emploi salarié est à l'origine de nombreuses inepties dont la plus grave me paraît être la fermeture des frontières à l'immigration de travailleurs. En 1974, le gouvernement français, traumatisé par la montée du chômage, s'est laissé convaincre que l'immigration aggravait le chômage ("Ah, ces étrangers qui volent le travail des Français !").

Quoi que l'on puisse penser de la facilité avec laquelle les grandes entreprises allaient jusque-là recruter au-delà des frontières les bras qui leur faisaient défaut, il n'empêche qu'un certain équilibre s'était établi : de jeunes travailleurs débarquaient en France pour quelques années de travail, avec l'ambition de nourrir leur famille restée au pays et de repartir avec leurs économies "vivre entre leurs parents le reste de leur âge". N'en déplaise aux dénonciateurs frileux de l'immigration, adeptes d'un raisonnement à courte vue, ces immigrants ne volaient le travail de personne et aucun Français n'est en situation de prétendre que, pour tel emploi, il a été préféré à un immigrant quelconque. Un partage de fait s'était instauré : aux uns les tâches nobles, aux autres les travaux manuels, précaires et sans qualification particulière.

Avec la fermeture des frontières aux travailleurs migrants, les étrangers déjà installés ont craint avec raison que ni eux, ni leurs enfants ne pourraient plus jamais travailler en France lorsque le besoin s'en ferait sentir. Ils ont renoncé à l'idée d'un retour au pays ; ils ont fait en sorte de faire venir leurs proches, en arguant du regroupement familial, de l'asile politique… ou clandestinement. C'est ainsi qu'à une immigration de labeur, généralement temporaire, s'est substituée une immigration de peuplement.

Le résultat paradoxal de la "préférence nationale", c'est que jamais la France n'a connu une immigration aussi importante que depuis que ses gouvernants affichent leur volonté de l'empêcher. Ce flux, incontrôlable, suscite dans le pays d'accueil des difficultés d'intégration et de cohabitation. Il affaiblit aussi encore davantage les pays de départ : femmes et enfants quittant leur village d'origine à la suite du chef de famille, celui-ci n'a plus guère de motif de transférer ses économies. Autant de perdu pour les économies locales. Par ailleurs, les hommes les plus dégourdis n'ambitionnant que d'émigrer, leurs qualités font défaut à ceux qui restent, enfermant leur patrie dans le cercle vicieux de la misère.

[3] Le maître des horloges , Odile Jacob, Paris, 1991, page 225.

 

 

 

Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 16:43:58