Le blog de Joseph Savès
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Libre-échange et négociations sur le CETA

L'Europe à bout de souffle


23 octobre 2016 : fin du psychodrame wallon. À leur grand soulagement, les dirigeants européens et canadiens signent ce jour l'accord de libre-échange euro-canadien (en anglais, CETA, canada-EU Trade Agreement). On a douté pendant plusieurs semaines qu'ils y arrivent en raison de l'opposition du Parlement de Namur et de son président, le socialiste wallon Paul Magnette.

Il semble que celui-ci ait engagé un bras de fer avec Bruxelles pour éviter d'être débordé sur sa gauche. S'étant donné à bon compte une image de résistant, il a pu rendre les armes.

Où va l'Union européenne ? Pour quel projet ? Nul n'est plus en mesure de le dire. Toujours est-il que la perspective d'une union solidaire s'éloigne à grands pas. La construction européenne a été abandonnée, il y a trente ans, au profit d'un projet libre-échangiste ouvert à tous les vents, avec des présupposés idéologiques fondés sur des contresens historiques.

Promesses non tenues

Revenons au traité euro-canadien. Tous les dirigeants d'Europe continentale se réjouissent de cette nouvelle avancée du libre-échange, avec à l'horizon le retour à la prospérité et à la croissance. Ils font miroiter de fabuleux gains. Pensez donc, grâce au CETA, on espère vendre 5 000 tonnes de fromages supplémentaires outre-Atlantique, soit quelques dizaines de millions d'euros en plus pour nos éleveurs. Un pactole !

Cette chanson est connue : on la fredonnait déjà à propos du traité de Maastricht et de la monnaie unique qui allaient entraîner une convergence des économies européennes, les plus pauvres (les Grecs) se rapprochant des plus riches (les Allemands) ; également à propos de la Constitution européenne, rebaptisée traité de Lisbonne, qui allait donner à l'Union une solidité à toute épreuve et une diplomatie respectée. Sans commentaire.

Nous n'allons pas ici débattre du CETA, un texte de 2300 pages que bien évidemment personne n'a lu ni ne connaît en détail. Nous croyons toutefois savoir qu'il ne s'agit pas seulement d'un traité de commerce mais d'un document qui aliène la souveraineté des États : il introduit la possibilité pour une multinationale de les attaquer devant un tribunal arbitral s'ils venaient à promulguer une loi qui entrave leurs intérêts.

Au point où nous en sommes, pourquoi pas ? Les Français et les Belges en ont vu d'autres. Pas les Anglais : pareille ineptie les renforcera dans leur vote du 23 juin 2016 sur le Brexit et la sortie de l'Union. N'ayant jamais connu d'invasion pendant 950 ans ni de régime autoritaire pendant plus de trois siècles, ils sont plus qu'aucun autre peuple sourcilleux sur leur souveraineté.

Le traité de libre-échange euro-canadien est le dernier épisode d'une longue succession de faux pas, d'échecs et de renoncements qui ont fait de l'Union européenne un vaisseau à la dérive, sans capitaine, sans boussole et sans cap.

Souvenons-nous des réunions de crise à répétition pour renflouer les banques coupables d'avoir prêté ou investi à mauvais escient (infrastructures grecques, immobilier espagnol etc). Souvenons-nous aussi des arrangements fiscaux entre les multinationales et certains États (Luxembourg, Irlande). Souvenons-nous enfin de l'effondrement de la zone de Schengen face aux migrants orientaux et africains.

Nous pouvons aussi retenir le rapprochement pour le moins inopportun de l'Union avec l'Ukraine, à l'origine de coûteuses tensions avec la Russie... Sans compter les coups bas entre « partenaires » européens : achats d'hélicoptères et d'avions américains par l'armée polonaise, mainmise de l'Allemagne sur le constructeur aéronautique EADS.

Panne de moteur

Observons que, depuis trente ans, l'Union européenne ne peut se prévaloir que de la création de la monnaie unique et de l'ouverture de ses frontières extérieures aux marchandises, aux capitaux et aux hommes.

C'est en 1986 qu'a été signé l'Acte unique européen, une étape décisive dans l'ouverture des frontières intérieures aux marchandises et aux capitaux. Il est entré en application le 1er janvier 1993. Cette année-là, l'Europe a aussi connu sa première récession économique depuis la chute du nazisme. Mauvais présage.

1986 marque aussi la fin des grands chantiers qui enthousiasmèrent les citoyens. Cette année-là est mis sur pied le dernier de ces grands chantiers : il s'agit du programme d'échanges d'étudiants Erasmus, une belle initiative dont tout un chacun se félicite.

L'espace Schengen de libre circulation est créé en 1985. Ensuite, toute occupée qu'elle était par ses priorités financières et monétaires, l'Union ne s'est pas souciée de la consolider. On a vu le résultat avec la crise des migrants en 2015 : l'espace Schengen n'y a pas résisté ; ses frontières extérieures se sont affaissées cependant que des murs se sont élevés entre les États membres.

En 1979, les députés du Parlement européen de Strasbourg n'ont plus été désignés par les Parlements nationaux mais élus au suffrage universel direct par les citoyens, ce qui a grandement amélioré la visibilité de l'institution. Regrettons seulement le scrutin de liste à la proportionnelle : il confie en dernier ressort aux appareils des partis le choix des députés et prive ces derniers d'une véritable légitimité démocratique.

La même année est mis en place le Système Monétaire Européen (SME), avec une unité de compte, l'écu -ou euro) destinée à stabiliser autant que faire se peut les monnaies nationales.

1975 : fondation à Paris de l'Agence Spatiale Européenne, rivale aujourd'hui de la NASA et de l'agence russe Roscosmos. C'est avec Airbus l'un des plus beaux succès de la coopération intergouvernementale européenne des années 1970. Cette forme de coopération, en marge des instances officielles, a aujourd'hui disparu. 1970 : le consortium Airbus prend son envol à Toulouse, capitale de l'aéronautique française. Il va réunir les principaux industriels de l'aéronautique de France, d'Espagne, du Royaume-Unis et d'Allemagne. Sous le nom d'EADS, il rivalise aujourd'hui avec l'Américain Boeing pour la première place du secteur aéronautique.

Plus tôt encore, en 1963, nous voyons la création des jumelages de villes par le traité de l'Élysée, une manière simple de sceller la réconciliation franco-allemande.

L'année précédente, les six pays signataires du traité de Rome de 1957 mettent en place la première politique proprement européenne : la Politique Agricole Commune. Elle a mission de rendre le Vieux Continent autosuffisant et d'éviter les distorsions de concurrence entre les paysanneries de la Communauté Économique Européenne, ancêtre de l'Union européenne. La PAC va remplir sa première mission en faisant de l'Europe un grand exportateur de produits agricoles mais ne pourra éviter les crises sectorielles.

Trahison des élites

La dynamique européenne s'est donc brisée il y a près d'une génération sans que nous y prenions garde, quand les élites ont cédé à leurs convictions libre-échangistes. Celles-ci apparaissent sans fard dans l'article 63 du traité de Lisbonne, qui reprend une directive de Jacques Delors de 1988 :

Article 63 (ex-article 56 TCE)

1. Dans le cadre des dispositions du présent chapitre (Chapitre IV- Les capitaux et les paiements), toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites.

2. Dans le cadre des dispositions du présent chapitre, toutes les restrictions aux paiements entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites.

Que prescrit cet article ? La libre circulation des capitaux entre les États membres, ce qui est compréhensible, mais aussi entre les États membres et les pays tiers, sans condition de réciprocité ! C'est-à-dire que les Chinois ou les Canadiens, par exemple, peuvent librement acheter des entreprises européennes ou candidater à des marchés publics tout en l'interdisant chez eux aux Européens (note).

Autant dire que ces dispositions contreviennent à l'idéal affiché par les dirigeants européens : la création par-dessus les États d'une fédération européenne souveraine, indépendante et forte. On ne peut vouloir une chose et son contraire, une Europe solidaire et une zone de libre-échange ouverte à tous les vents.

C'est une réalité cachée qui vaut la peine d'être examinée : suite au coup d'arrêt donné il y a trente ans, la construction européenne n'a encore réussi à créer aucune solidarité effective par-dessus les États. Ses acquis se réduisent à la libre circulation des marchandises et des capitaux. Autant dire rien. L’Union est nue mais ne le sait pas !

De fait, les Français n’ont pas plus de liens de solidarité avec les Allemands ou les Italiens qu’avec les Suisses ou les Papous. Ils vont plus facilement s’installer au Canada ou aux États-Unis qu’en Allemagne (*).

Le bourgeois de Strasbourg ne partage rien avec son homologue de Fribourg-en-Brisgau, si proche qu’il soit de lui, tandis qu’il partage tout avec les habitants des bidonvilles de Mayotte, dont tout le sépare… sauf l’essentiel : les droits sociaux et civiques et la solidarité fiscale qui se rattachent à la citoyenneté française.

L'hostilité des salariés à la directive Bolkenstein sur les travailleurs détachés est de ce point de vue compréhensible : par le fait qu'il cotise dans son pays d'origine, le travailleur détaché ne participe à la solidarité élémentaire qui lie entre eux lesdits salariés.

Cette réalité contrarie les parangons de l'Europe marchande car elle montre que tous les efforts entrepris pour rapprocher les Européens depuis plus d'un demi-siècle n'ont de fait créé aucune solidarité par-dessus les États, rien qui puisse encore se substituer aux solidarités nationales issues de l'Histoire.

Imaginons que disparaisse par enchantement toute l'administration supranationale de Bruxelles, avec ses fonctionnaires, ses directives, ses règlements et ses traités (monnaie mise à part bien sûr, au moins dans un premier temps) : il n'en résulterait aucun changement pour les citoyens français. La vie continuerait comme avant, avec simplement plus de marges de manœuvre pour les gouvernants et les électeurs. Mais que vienne à disparaître l'administration française et c'est toute la société qui serait plongée dans l'anarchie : plus de police ni de justice, plus de règles communes, plus de services sociaux ni d'éducation.

Aujourd'hui comme hier et avant-hier, les solidarités demeurent exclusivement nationales ; il suffit de suivre les actualités télévisées pour le constater : y parle-t-on de ce qui se passe hors de nos frontières, dans le reste de l'Union ? Seulement dans les heures les plus graves... Le projet européen, au lieu de créer des solidarités supranationales, a abattu les protections réglementaires et monétaires qui mettaient les États les plus fragiles à l'abri des plus entreprenants. Faut-il donc s'étonner que l'Europe n'ait jamais été aussi mal perçue par les Européens que depuis la création de la monnaie unique ?

Ce naufrage désespère les citoyens qui, comme nous, ont autrefois rêvé leur avenir avec plein d'étoiles sur fond bleu. Il consterne les jeunes gens qui n'ont connu rien d'autre. Ceux-là envisagent de s'exiler ou se résignent dans l'attente d'un hypothétique sursaut.

Monstruosités idéologiques et contresens historiques

En 1950, avec la fondation de la CECA, Jean Monnet et Robert Schuman ont cru pouvoir assurer à l'Europe de l'Ouest paix et prospérité grâce d'une part au parapluie nucléaire américain, d'autre part à l'ouverture de ses frontières intérieures.

En 1992, outrepassant leurs intentions, les promoteurs de l'Union européenne ont promis aux Européens des lendemains qui chantent grâce à la disparition progressive des États-Nations et au libre-échange intégral, y compris avec le reste du monde.

Deux monstruosités idéologiques, qui reposent sur des contresens historiques :

Le libre-échange et l'ouverture des frontières, chaque fois qu'ils ont été pratiqués, ont débouché sur des récessions économiques, voire des crises politiques majeures. C'est ce qui ressort du survol de l'histoire économique des trois derniers siècles. Quant aux guerres entre États-Nations, elles ont généralement été moins meurtrières que les guerres civiles au sein des États et des empires. Mieux vaut des États-Nations solides que des empires ou des ectoplasmes divisés.

On peut faire le parallèle avec les monstruosités idéologiques nées de la Révolution d'Octobre, en 1917, en Russie : celle-ci promettait le paradis sur terre grâce à la propriété collective des moyens de production et à la dictature du prolétariat. Cette utopie mortifère s'est effondrée sous le poids de ses contradictions 74 ans plus tard.

Comparons son historique et celui de la construction européenne (66 ans déjà) ; nous voyons se profiler l'implosion de l'Union européenne d'ici une dizained'années :

Union soviétique Construction européenne
1917 : Révolution d'Octobre, sur fond de Grande Guerre

1922 (cinq ans) : fondation de l'URSS, au début de la NEP (Nouvelle Politique Économique)

1945 (28 ans) : Staline triomphe à Yalta et Potsdam



1962 (45 ans) : ultimatum de Kennedy à Khrouchtchev, l'URSS tombe de son piédestal

1978 (61 ans) : enlisement en Afghanistan, sur fond de crise économique et sociale majeure (hausse de la mortalité infantile...)




1986 (69 ans) : le drame de Tchernobyl met à nu les faiblesses de l'URSS



1991 (74 ans) : acte de décès de l'URSS et du Parti communiste soviétique
1950 : création de la CECA, sur fond de guerre froide

1957 (sept ans) : traité de Rome, au début des Trente Glorieuses

1979 (29 ans) : élection au suffrage universel des députés européens ; succès de la coopération intergouvernementale (Airbus, ASE)

1992 (42 ans) : traité de Maastricht, première année de récession et de tension

2008 (58 ans) : la crise des subprimes, bien qu'américaine, frappe l'UE plus qu'aucune autre région du monde et révèle ses faiblesses intrinsèques

2016 (66 ans) : première défection avec le Brexit britannique.

2020 (70 ans) : l'épidémie de coronavirus met à nu les failles de l'Union et fait exploser la zone euro sous le poids de l'inflation

2024 (74 ans) : ...

Publié ou mis à jour le : 2021-02-04 11:26:52