Besoins
L'économie politique, une science de l'homme
Introduction à la théorie des besoins
« Je hais, pour ma part, ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l'histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l'histoire du genre humain. Je les trouve étroits dans leur prétendue grandeur, et faux sous leur air de vérité mathématique » (Tocqueville, Souvenirs ).
Il existe de multiples manières d'explorer la condition humaine. On peut se perdre dans les arcanes de l'amour comme tant de grands romanciers ; on peut illustrer les lois de l'harmonie à travers les arts plastiques ou la musique ; ou, par la voie scientifique, sonder la chimie du corps et de l'intelligence. Les économistes, quant à eux, réduisent le champ de leurs analyses aux activités d'échange et de production.
Au fil des siècles, de très brillants esprits ont étudié et mis en équation les comportements économiques qui régissent les sociétés humaines. D'Adam Smith à John Maynard Keynes en passant par David Ricardo, Léon Walras, Alfred Marshall, Karl Marx... ces visionnaires ont fondé leurs travaux sur l’observation du moment présent et les leçons du passé. Naturellement désireux de donner un sens aux transformations économiques et sociales qui se produisaient sous leurs yeux, ils ont privilégié l’examen de celles-ci, que ce soit l'avènement de l'industrie à la fin du XVIIIe siècle, l'émergence d'une classe ouvrière au XIXe siècle, ou les secousses monétaires et financières au début du XXe siècle. Mais en développant leurs analyses autour d'un seul paramètre, qui le machinisme, qui les rapports sociaux, qui la demande ou la monnaie, ils ont conféré à leurs résultats un caractère partiel. De là notre insatisfaction devant les carences de l'économie politique.
À l'école classique, l'humanité est redevable d'avoir mis en évidence le rôle des échanges dans le progrès économique. Mais cette école a péché par optimisme car elle a assis ses théories sur la loi des débouchés de Say (« l'offre crée sa propre demande »). C'est ainsi qu'Adam Smith et ses successeurs, jusqu'à Alfred Marshall, ont pu s'en tenir à l'idée que les échanges étaient le fruit d'un compromis entre l'offre et la demande : quand augmente le prix usuel d’une marchandise, les producteurs tendent à en offrir une quantité plus grande et les consommateurs tendent à en acheter une quantité plus petite. Ces évolutions divergentes s’interrompent seulement lorsque s’égalisent les quantités proposées à la vente et à l’achat. Même phénomène mais en sens inverse lorsque diminue le prix sous l’effet d’une concurrence accrue entre les producteurs. De la sorte, selon l’école classique, le plein emploi des capacités de production et de la main-d'œuvre est toujours assuré.
Dans les faits, à la pénurie quasi-générale des débuts de l'ère industrielle et de l'époque d'Adam Smith, qui offrait aux industriels l'assurance de vendre leur production au-dessus de leur coût de revient, a succédé au début du XXe siècle une situation de relative abondance, caractérisée par une diminution drastique des coûts de production. Il est devenu visible que les marchandises ne trouvent pas nécessairement preneur, même à bas prix, et que des particuliers peuvent ne pas avoir envie de dépenser tout leur revenu. Les doctrines classiques et néoclassiques ne suffisent plus à élucider le sens des transformations qui se déroulent sous nos yeux. Certains concepts sur la formation des prix, la création monétaire ou sur la concurrence parfaite ne survivent plus qu'à coup d'exceptions et par la prise en compte de cas particuliers plus nombreux que les cas réguliers. Il s'ensuit une exégèse aussi vaine que confuse[1].
L'égalité de Say ne convient plus dans une économie ouverte et prospère. John Maynard Keynes lui a porté un coup fatal et signifié que le plein emploi n'était pas un résultat automatique et permanent de l'économie de marché. Sa Théorie générale , qui fait beaucoup de cas de la propension à consommer et de l'investissement, se fonde sur le prémisse que la vente d'un lot de marchandises (le produit) dépend de la demande des acheteurs potentiels. Mais ce prémisse reste non démontré. Il lui manque de s'appuyer sur une analyse du comportement des consommateurs : pourquoi, à tel ou tel prix, vont-ils acheter ou pas ledit produit ? Cette analyse, Keynes ne s'est pas soucié de la conduire, pressé par le désir d'aller à l'essentiel et, sans doute aussi, animé par des préventions à l'égard de ce type de recherche, jusque-là réservé aux économistes néoclassiques[2]. L'économiste de Cambridge a préféré s'en tenir à la conclusion qu'il appartenait à l’État de stimuler la demande déficiente. C'est pourquoi son école macro-économique se révèle impuissante à remédier aux déséquilibres monétaires et financiers de cette fin de siècle.
Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises, de l'école autrichienne, ont beaucoup mieux compris les liens de causalité entre les attentes individuelles et les échanges monétaires. Je leur suis reconnaissant de m'avoir encouragé par leurs écrits à poursuivre le fil de mes investigations. Les prémisses de ma théorie, je les ai enfin découverts dans l'œuvre du lumineux démographe Alfred Sauvy, avec lequel j'ai eu le bonheur de pouvoir correspondre.
Convaincu que les activités économiques résultent en dernier ressort des besoins propres à chacun, dans les limites tracées par la culture et les contraintes physiques, j'ai voulu remonter à la source d'où elles jaillissent. J'ai voulu comprendre et expliquer tous les sous-entendus contenus dans une remarque aussi commune que « cet article ne vaut pas le prix qu'il coûte » ; ou encore « je ne suis pas disposé à mettre plus de x francs dans l'achat de ma prochaine voiture ». J'ai voulu offrir une interprétation cohérente des différents aspects de la vie économique et montrer comment ces aspects interagissent.
Dans cet ouvrage, j'ai étudié d'abord l'ensemble des motivations et des gestes qui nous conduisent à échanger des biens et des services, en veillant à ne pas les dissocier des autres éléments qui composent notre humanité, en rejetant par avance la référence à un homo œconomicus indifférencié, qui ignorerait les besoins autres que matériels et n'aurait que le souci d'obtenir en tout le meilleur rapport utilité/coût. Chaque homme m'est apparu comme le fruit unique d'une combinaison infiniment complexe de son expérience, de son environnement et de son héritage génétique. Il forme un tout indissociable de chair, de sensibilité et de raison, dont aucune partie ne peut être étudiée dans l'ignorance des autres ; aucune ne suffit à expliquer le fonctionnement de l'ensemble.
Dans l'étude proprement dite des échanges économiques, je me suis attaché à dépasser le stade de l'apparence. J'ai extrait du concret l'essence des phénomènes en évitant a priori les simplifications réductrices. Ainsi, une grande partie des marchandises ont un prix individualisé, propre à chacune d'elles : prestations intellectuelles, fabrications à la demande, vente d'un veau sur le foirail, transactions immobilières, etc. En toute rigueur, le prix de vente d'une marchandise est une donnée micro-économique, caractéristique d'un échange entre deux individus bien définis et dans des circonstances spécifiques ; ce n'est pas un agrégat.
Dans une analyse qui prétend à la généralité, il serait aberrant de l'ignorer et de ne considérer que le cas particulier des marchandises de grande série, comme les boîtes de petits pois ou les yaourts, que l'on suppose en première approximation identiques et interchangeables. C'est pourtant sur cette base réductrice de prix homogènes que les économistes classiques et néoclassiques ont bâti les théories de la concurrence et des monopoles !…
Un autre paramètre, le travail, illustre le danger d'une observation superficielle. Sous sa forme la plus générale, le travail productif doit être considéré, à l'égal du sommeil ou du jeu, comme une utilisation du temps par l'individu au gré de ses aspirations. L'individu travaille aussi longtemps qu'il le juge propice. Un très grand nombre de personnes agissent ainsi de par le monde. Paysans, artisans, chercheurs, professions libérales, commerçants… travaillent au rythme qui leur convient. Il serait donc réducteur d'assimiler le travail productif au travail salarié tel qu'il est pratiqué chez Renault ou Siemens, avec des horaires imposés et toutes les contraintes d'organisation collective et les rigidités propres à une grande entreprise. Dans mon approche du travail, je ne me limite pas à traiter des relations entre employeurs et salariés selon les conventions de notre époque. J’aborde aussi les aspects économiques, culturels et réglementaires qui encouragent ou au contraire dissuadent un individu de mettre ses compétences au service d'autrui, de s'établir à son compte ou de pousser plus avant sa qualification professionnelle !
Dans la mesure où cette théorie des besoins se révèle appropriée à l’explication de l’ensemble des phénomènes économiques portés à notre connaissance ; dans la mesure, surtout, où elle supporte sans broncher les tentatives de réfutation ; dans la mesure où elle lève les blocages actuels de la pensée économique et ne présente ni erreur grossière de raisonnement, ni contradiction flagrante avec les faits, elle mérite d’être retenue comme satisfaisante pour l’esprit et utile pour l’action... en attendant qu’elle soit un jour réfutée ou amendée[3].
Publié ou mis à jour le : 2019-06-09 21:23:04