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Livre 5 : Le Prix

Chapitre 3 - La valeur dans la vie quotidienne


La valeur dans les échanges de gré à gré

Tout individu tend légitimement à ne consommer que des marchandises vendues à la valeur qu'il leur prête, selon sa connaissance du marché. S'il achète et consomme une marchandise à un prix qu'il juge supérieur, c'est qu'il désespère de disposer sur l'heure d'une meilleure alternative. S'il en achète et consomme à un prix inférieur, c'est que son estimation de la valeur mérite d'être réactualisée,… ou que la marchandise en question est une occasion exceptionnelle à saisir qui ne remet pas en cause son estimation.

Dans une transaction de gré à gré, le fournisseur est obligé de s'incliner. S'il rejette le prix que propose son client, il n'a d'autre choix que d'en chercher un autre qui estime sa marchandise à plus haut prix ou de retirer celle-ci du marché.

Le juste prix

À travers une expression quelque peu galvaudée par la publicité, le "juste prix", nous décelons une réalité inavouable, à savoir que chacun de nous estime de façon empirique la valeur de ses consommations, par comparaison avec les autres opportunités dont il a connaissance… Il est prêt à les payer en conséquence. Payer pour obtenir de quoi combler un besoin reste à ce jour la procédure d'échange la plus respectueuse de l'être humain. Payer, c'est une manière simple de garder sa dignité, c'est éviter d'avoir à recourir à des salamalecs ou à un bras de fer. Rien n'est plus pénible pour une personne saine et correctement socialisée que d'avoir à quémander un service qui n'a pas de prix affiché. Par exemple téléphoner ou demander les toilettes dans un bar-tabac!

Au-delà des discours convenus sur la cherté de la vie, la quête du prix le plus bas... les consommateurs que nous sommes acceptent plus souvent qu'ils ne veulent se l'avouer de payer des satisfactions au-dessus de leur coût de production minimum. Pas plus avec les commerçants qu'avec les chanteurs de rue, nous n'aimons mégoter sur le prix des satisfactions et des plaisirs dont nous leur sommes redevables. Dans une pièce de théâtre de Marcel Aymé, c'est à une prostituée au grand cœur qu'il revient d'exprimer cette vérité :

«LA LANGOUSTE. - … Si le commerce était mieux fait, c'est le client qui devrait faire son prix.

Mme DE LERE. - Joli raisonnement.

LA LANGOUSTE. - N'empêche que mon raisonnement, il tient debout. Les jours de marché, sur la place, il y a un couple qui s'installe au pied de la statue. Pendant que l'homme joue de l'accordéon, la femme chante dans son  porte-voix. Là, c'est le client qui fait son prix. Vous donnez cinq sous, dix, vingt, trente et rien du tout si vous voulez. Vous restez là le temps qu'il vous plaît, personne ne vous chicane sur l'heure et, au bout du compte, les chanteurs ont fait leurs affaires.

Mme DE LERE.- Comme ils ne donnent rien, ils ne risquent rien.

LA LANGOUSTE.- Ils ne donnent rien ? Alors là, pardon. Les jours de marché, moi, j'en rate pas une. Vous pouvez me voir au premier rang, presque à cheval sur l'accordéon. Je reste une heure, des fois plus et quand je m'en vais, c'est toujours avec une chanson. Vous appelez ça rien?»[1].

Le vœu de la Langouste s'est réalisé, si j'en crois la presse qui a annoncé l'ouverture d'un restaurant, aux États-Unis, où les clients donnent simplement ce qu'ils estiment être une rémunération légitime. L'histoire ne dit pas si l'expérience du restaurateur américain a vécu, tant il est difficile, dans le monde imparfait qui est le nôtre, de distinguer les profiteurs sans le sou des clients prêts à jouer le jeu. Mais elle réveille en chacun de nous la conviction confuse qu'il existe une rémunération équitable pour chaque chose de la vie, que les plaisirs se paient et que la gratuité est rarement de bon augure.

Une preuve encore de tout cela, c'est que le prix des choses n'a guère de rapport avec les coûts de revient calculés au plus près. Il n'est que de voir, au centre de Paris ou sur la Côte d'Azur, comment s'arrachent les crèmes glacées ou les crêpes, à des prix deux ou trois fois supérieurs à ceux d'une petite ville de l'intérieur. Quelle justification à de tels écarts sinon que les estivants et les riches habitants de la capitale sont plus demandeurs de douceurs que les provinciaux paisibles? Ils sont moins regardants sur le prix des crèmes glacées parce qu'ils leur prêtent davantage d'utilités.

Les charmes factices de la gratuité

«Fixez les prix, et les problèmes se multiplieront ; laissez les prix se déterminer d'eux-mêmes, et les problèmes disparaîtront comme par enchantement» (Milton Friedman, Inflation et systèmes monétaires).

Bien des désordres peuvent être induits par des prix trop faibles par rapport aux attentes des consommateurs. Ainsi, en France, du prix du gasoil, inférieur à la valeur que lui prêtent les usagers et qui, trop faible, ne permet pas de faire face aux désutilités engendrées par la saturation du trafic de poids lourds. Ainsi encore du contrôle exercé en France sur la production et la vente du tabac et des cigarettes. L'État impose des prix trop faibles par rapport à ce que pourraient payer les consommateurs. Cela a l'effet paradoxal de laminer les profits du producteur d'État, la Seita, et d'encourager la concurrence des importateurs, qui bénéficient quant à eux de juteux marchés à l'étranger.

Abaisser d'autorité le prix d'une marchandise équivaut à faire un cadeau aux consommateurs de ces produits. S'ils n'ont pas autour d'eux d'autres motifs pressants de dépenses, c'est les encourager à épargner davantage, c'est aussi porter préjudice aux producteurs de ces produits et des produits concurrents. Cela s'observe par exemple lorsqu'une administration municipale offre l'accès aux transports publics à toutes les personnes âgées sans considération de ressources: les plus riches, qui seraient autrement disposées à payer leur transport à son juste prix, accumulent les sommes ainsi économisées, au détriment de la compagnie de bus ou des chauffeurs de taxi.

Lorsqu'à l'opposé, des personnes voient enchérir le prix d'un produit qu'elles ont coutume d'acheter, et si ce produit leur donne pleine satisfaction, ces personnes ne réduisent pas (ou très peu) leur consommation de ce produit. Elles lui consacrent une somme d'argent supérieure et puisent pour cela dans leur épargne. D'où une augmentation du revenu des fournisseurs, une stimulation des cycles d'échange et un enrichissement global de la société.

En France encore, le succès commercial de Canal+ témoigne de l'intérêt du juste prix tant pour les producteurs que pour les usagers. Cette chaîne de télévision hertzienne a la particularité d'être cryptée et accessible seulement par décodage. Elle a un public d'abonnés, ciblé et motivé, fidèle, qui lui vaut des bénéfices records. À l'opposé, les chaînes d'accès libre et gratuit ont le plus grand mal à gagner de l'argent car elles n'ont d'autre ressource que la publicité mais n'ont pas les moyens techniques d'affiner l'impact de leurs messages publicitaires. Obligées de ratisser large, elles se battent les unes contre les autres dans une course à l'audience dont le résultat le plus évident est un nivellement par le bas de la qualité des programmes. En application du vieux précepte de Jules Dupuit[2] et selon l'exemple de Canal+, toutes les chaînes hertziennes ou câblées auraient intérêt à adopter le principe du paiement sélectif plutôt que de se battre autour du même public et des mêmes annonceurs[3].

Dans la suite de l'ouvrage, je tâcherai de définir le mode de formation des prix en liaison avec les besoins des individus. Mais en premier lieu, je vais m'appliquer à mettre en évidence les insuffisances de l'analyse conventionnelle.


[1]Clérambard , Grasset, Paris, 1950, page 52.

[2]  «Il est juste, rationnel et politique de faire payer le service que vous rendez à celui à qui vous êtes utile» (Dictionnaire ).

[3] Le cryptage de tout ou partie des chaînes suppose d'équiper les téléviseurs d'un décodeur multi-canaux fonctionnant avec une carte à puce. Les téléspectateurs achètent dans les débits de tabac les cartes à puce des chaînes de leur choix ;  elles leur permettent de décrypter pour une durée déterminée les canaux correspondants. À terme, chaque canal de télévision en viendrait à s'adresser à un public choisi, comme il en va aujourd'hui de la presse écrite. Le public, les annonceurs… et les producteurs eux-mêmes y trouveraient leur compte.

Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 21:05:51