Livre 3 : Les échanges et le travail
Chapitre 7 - Aux sources de la croissance
Le débat sur la croissance
Est-il légitime d'encourager la croissance ? — Né dans les années 60, illustré en 1972 par les thèse du Club de Rome sur les vertus de la croissance zéro, le débat a perdu de sa vigueur mais conserve son intérêt. La question a-t-elle d'ailleurs un sens ? — La croissance économique, qui se mesure d'après l'évolution du PNB, traduit une situation sociale favorable aux échanges ; c'est un indicateur de la situation économique, ce n'est pas un facteur sur lequel on peut agir directement pour transformer la société.
C'est là l'origine du malentendu dans le culte que les responsables libéraux vouent à la croissance économique. À l'autre extrémité de l'éventail idéologique, la condamnation de la croissance par certains moralistes, tel Ivan Illich, n'est pas mieux fondée. Les uns comme les autres confondent le développement des échanges avec une production constamment accrue de richesses matérielles ou d'artefacts, que les écologistes accusent des pires maux : pollution, pillage des ressources naturelles, aliénation des consciences individuelles…
La croissance (autrement dit, le désir d'échanger davantage d'opportunités avec autrui) ne se décrète pas ; pas davantage la réduction du chômage (autrement dit la volonté de constituer une communauté plus solidaire avec une participation accrue de chacun aux échanges). Ce que la croissance désigne formellement est rien d'autre que l'augmentation de la masse monétaire, déduction faite des variations de prix sur les marchandises existantes. Cette augmentation est en relation directe avec les échanges ; elle est le signe d'une socialisation constamment accrue des individus et de leur préférence pour des opportunités marchandes.
Là où, auparavant, l'individu se satisfaisait lui-même, il préfère recourir à l'échange : il emploie son temps à des productions pour lesquelles il est qualifié et, en contrepartie de ces productions, il obtient d'autres marchandises qu'il lui eût été difficile ou impossible de produire par lui-même. La socialisation ne passe pas seulement par la production manufacturière et la transformation accélérée des ressources naturelles ; elle inclut le développement des services, tant publics que privés. Sous toutes ses formes, la socialisation renforce les liens de solidarité et de dépendance à l'intérieur des communautés humaines. Le philosophe Teilhard de Chardin a entrevu cette évolution. Il a pensé qu'elle déboucherait sur une humanité hyper-solidaire, plus performante, plus sensée, moins animale que celle que nous connaissons.
Quel est donc le moteur de la croissance ? — Selon certains, c'est la structure capitaliste de l'économie : le besoin de gagner de l'argent, inhérent aux entreprises, les pousse à promouvoir sans cesse de nouveaux produits et à améliorer leur productivité, permettant aux particuliers de combler des niveaux supérieurs de leur grille des besoins. Une autre hypothèse, plus fondamentale, mérite d'être examinée : aux sources de la croissance se trouverait la peur de manquer et l'incertitude du lendemain - réelle ou supposée -. La volonté d'accumulation serait née de la sédentarisation, bien avant donc l'avènement du capitalisme et de la Révolution industrielle.
En se sédentarisant, les hommes auraient perdu certaines facilités d'approvisionnement et se seraient trouvés dans l'obligation d'engranger des surplus pour pallier aux accidents de la conjoncture. Cette hypothèse dérive de la théorie de Marshall Sahlins (Stone Age Economics ) : les hommes de l'Âge de pierre étaient des nomades qui se refusaient à toute forme de prévoyance et rejetaient l'idée d'accumulation. Leur choix s'expliquait en grande partie par le nomadisme. Il était plus profitable de se déplacer là où se trouve la nourriture que d'accumuler des réserves en un lieu infécond.
Les historiens s'accordent plus généralement sur le rôle des défis naturels comme facteur de progrès dans les sociétés préindustrielles. C'est parce qu'ils ont dû se battre contre une nature avare de ses dons que les Européens du Moyen Âge ont eu à cœur de développer des innovations techniques, génératrices de progrès matériel. Est-ce un hasard si les plus brillants furent les plus mal lotis : Normands et Hollandais… Sur l'autre rive de l'Océan, si l'on en croit le même historien, les peuples amérindiens, favorisés par la culture facile et féconde du maïs, restaient pour leur malheur fidèles à leurs traditions. Ils n'imaginaient pas de meilleure façon de travailler ; ils ne voyaient pas de motif de réformer leurs conditions de vie.
Capital et progrès cumulatif
Pourquoi l'Europe Occidentale a-t-elle su, avant toutes les autres aires de civilisation, exploiter son savoir scientifique et technologique ? Quelle étincelle lui a permis d'inventer le capitalisme et la Révolution industrielle ? — Il a fallu de cruelles carences en hommes, surtout à la fin du Moyen Âge, dans la période de décollage économique des campagnes ; il a fallu une volonté constante d'enrichissement ; il a fallu enfin une foi en l'Homme à l'âge des moines-laboureurs et des Cathédrales, et une foi dans le progrès indéfini de l'Humanité, à la veille de la Révolution industrielle.
Les innovations techniques auxquelles nous assistons depuis le milieu du siècle précédent et les bouleversements qu'elles entraînent dans nos conditions de vie donnent à penser que les siècles et les millénaires antérieurs vivotaient dans un immobilisme consternant. Les paysans contemporains de la Révolution française auraient eu des conditions de vie guère différentes de celles de leurs ancêtres du temps de Charlemagne ou des cathédrales. Cette impression se fonde sur deux réalités : d'une part, l'absence, avant l'époque moderne, d'innovation radicale susceptible d'être associée dans notre esprit à un quelconque changement dans les modes de vie ; d'autre part, le fait que nous nous en tenons à considérer les conditions de vie du plus grand nombre, les classes les plus pauvres et les moins accessibles à un quelconque progrès.
Mais prenons la peine de mieux observer. Appliquons-nous à détailler le mode de vie des classes aisées en Europe occidentale, dans la partie du monde la mieux connue des historiens. Que voyons-nous ? Tandis qu'à l'époque mérovingienne et durant le haut Moyen Âge, une classe dirigeante numériquement peu nombreuse survit sans beaucoup d'avantages matériels, au XVIIe siècle, dans les régions les plus avancées de l'Europe, comme les Pays-Bas, s'épanouit une classe bourgeoise nombreuse et confortablement installée. Les citadins flamands, tels que représentés sur les peintures du Siècle d'Or, ou, plus près de nous, les bourgeois parisiens du temps de Charles X, tels que décrits par Honoré de Balzac, nous apparaissent relativement proches par leur cadre de vie. Ils donnent l'impression d'une vie aussi confortable qu'au début de ce XXe siècle, à quelques réserves près : l'absence de la fée électricité et la précarité de l'existence en raison de l'ignorance des vaccinations. C'est à plusieurs siècles d'efforts patients que ces ancêtres devaient leur aisance.
Que s'est-il passé entre le Moyen Âge et les Temps Modernes ? Pas d'innovations majeures mais une accumulation lente et régulière de ressources qui ont permis d'améliorer les rendements, la productivité du sol et du travail artisanal, les transports et les échanges commerciaux. L'historien Fernand Braudel a été sensible à ce paradoxe qui nous montre des sociétés en progrès par le seul fait de l'accumulation : « Le village le plus modeste d'Occident, au XVe siècle, a ses chemins, ses champs épierrés, ses terres mises en culture, ses forêts organisées, ses haies vives, ses vergers, ses roues de moulins, ses réserves de grains. Des calculs faits par les économies d'Ancien Régime donnent entre le produit brut d'une année de travail et la masse des biens capitaux (ce que nous appelons, en français, le patrimoine ) un rapport de 1 à 3 ou 4, le même, en somme, que celui qu'acceptait Keynes pour l'économie des sociétés actuelles »[1].
L'accumulation progressive de biens capitaux - selon la formule de Fernand Braudel - a creusé l'écart entre la société médiévale et les sociétés primitives telles qu'elles subsistent encore aujourd'hui en certains endroits, pratiquant la chasse, la cueillette ou la culture sur brûlis. L'aménagement du territoire et la modernisation des ateliers ont permis d'année en année d'accroître la productivité du travail et le volume des richesses. De siècle en siècle, les sociétés occidentales ou, du moins, leurs élites, nous apparaissent ainsi plus riches, plus prospères, mieux pourvues en biens matériels de toutes sortes.
Pour que cela fut possible, il a fallu que rien ne vienne anéantir les progrès antérieurs ; guerres prolongées, invasions dévastatrices,… Chance inouïe, l'Occident n'a pas connu d'invasion depuis le Xe siècle ; il n'a souffert que de guerres localisées qui ont toujours préservé, en un endroit ou un autre du continent, la flamme du progrès. Les historiens mettent en exergue l'action déterminée des moines-bâtisseurs et du clergé romain. Dès le Xe siècle, l'ordre de Cluny a 1) exalté les vertus du travail manuel, 2) restreint le champ des guerres féodales en proclamant ça et là la paix de Dieu. De très loin, il a ouvert la voie à la bourgeoisie urbaine et aux idées de la Réforme (voir Max Weber, ibid ). Dans une relative quiétude face à l'avenir, grâce à l'instauration d'une paix relative entre les grands féodaux, les communautés et les individus les plus entreprenants ont pu investir les surplus de leur travail en vue d'améliorer leur sort. Ils ont perçu très vite l'intérêt de mettre en commun leurs surplus pour obtenir des résultats plus rapides et plus marquants, selon le constat qu'investir dix mises dans dix projets distincts génère moins de résultat que d'investir les dix mises dans un projet unique. C'est ainsi que les villageois améliorèrent leur productivité grâce aux équipements banaux et qu'émergea dans les villes une forme d'organisation de la production que les idéologues du siècle dernier ont convenu d'appeler capitalisme .
Les premiers groupements d'investisseurs dateraient de la fin de l'Empire romain, à en croire certains témoignages qui font état de sociétés d'armateurs sous le règne de Commode. Mais ces initiatives n'ont pas eu de suite. La naissance véritable du capitalisme se situerait à Toulouse selon l'historien Jean Gimpel, dans l'aménagement de moulins flottants sur la Garonne : « Les propriétaires des moulins du Château-Narbonnais, de la Daurade et du Bazacle étaient tous actionnaires, soit qu'ils aient hérité les actions, soit qu'ils les aient achetées (…). Dès le début du XIIIe siècle, on ne trouve plus de meuniers parmi les actionnaires. Nous assistons à une séparation entre le capital et le travail. Les meuniers sont des employés qui n'ont aucune voix dans les décisions prises par les sociétés et les actionnaires sont de riches Toulousains n'ayant ni connaissance spéciale, ni intérêt dans la meunerie, si ce n'est pour en toucher les profits »[2].
Les sociétés de capitaux ont accompagné le développement de la grande industrie manufacturière et du salariat. Aujourd'hui semble se dessiner un mouvement en sens inverse. La grande série cède le pas à des services et à des produits sur mesure qui nécessitent des compétences pointues et rares. Il s'ensuit un rétrécissement de la taille optimale des unités de production. Au lieu de grandes entreprises intégrées, on voit se constituer des réseaux d'entreprises moyennes qui travaillent en partenariat. Il en va ainsi dans l'informatique, le génie logiciel et les télécoms, dans le tourisme, les voyages et l'hôtellerie, voire dans la construction automobile et la confection, etc.
Les entreprises existantes font elles-mêmes appel à des prestataires extérieurs pour des tâches triviales (entretien, sous-traitance) comme pour des tâches spécifiques (conception, design, comptabilité). En externalisant ainsi leurs coûts, elles limitent leurs besoins de fonds propres et écartent les problèmes liés à la gestion d'un important effectif salarié. Dans ces conditions, avec des besoins en capitaux plus dispersés, il n'est pas impossible que régresse le poids du capitalisme. Il n'est pas impossible aussi que les salariés au statut indifférencié cèdent de plus en plus la place à des professionnels travaillant dans des petites équipes indépendantes de quelques dizaines de personnes, selon l'image que l'on se fait des artisans d'autrefois.
Les facteurs de la croissance économique
Le progrès et l'enrichissement ne surviennent pas tout seul dans les sociétés ; même si tous les hommes sont, selon la théorie des besoins, mus par le désir de mieux garantir leur sécurité, leur bien-être et leur avenir. Il faut que se révèle chez chacun la perspective d'un objectif de sur-vie supérieur à ce qu'il est. Quels facteurs orientent les hommes vers l'activité, le changement et le désir d'améliorer leurs conditions de vie ? J'en recense trois qui se déduisent des réflexions précédentes et me paraissent l'un comme l'autre indispensables : 1) les défis de l'environnement, 2) le gradient d'inégalité ou de différentiation sociale, 3) l'éthique communautaire.
1) Les défis de l'environnement :
Les défis de l'environnement obligent tout individu à renouveler ses efforts en permanence pour remédier à l'épuisement de ses satisfactions et tenir sa grille des besoins en l'état. Ils constituent un motif puissant d'innovation, surtout lorsqu'ils traduisent une aggravation par rapport à la situation antérieure. S'il est à chacun relativement aisé de se satisfaire d'une situation médiocre, il est par contre douloureux, voire insupportable, de devoir endurer une dégradation de sa situation.
Les accidents qui se produisent dans l'environnement social ou naturel stimulent l'activité de production et d'échanges en la sortant de la routine. C'est par exemple un changement climatique qui oblige les paysans à mettre en œuvre de nouvelles techniques d'irrigation pour conserver le potentiel de production auquel ils sont accoutumés. C'est aussi, tout simplement, la perte d'emploi qui contraint l'individu à se recycler dans une nouvelle activité et l'amène, dans le meilleurs des cas, à se découvrir des capacités insoupçonnées.
L'effort d'innovation technique, le plus souvent, ne compense pas seulement la dégradation de l'environnement mais débouche sur une amélioration nette des conditions de vie. C'est l'effet multiplicateur de l'innovation technique qui est la cause immédiate du progrès. Qui dit innovation dit productivité accrue et temps économisé. Après que soient amortis les nouveaux outils, il reste du temps aux individus pour élever le niveau global de satisfaction de leur grille des besoins. Les paysans confrontés à la désertification s'astreignent à consacrer une partie de leur temps à élever des digues et creuser des canaux. Une fois ce travail réalisé, ils se réjouissent de constater que leur récolte est au moins aussi abondante que précédemment. En prime, le temps qu'ils avaient consacré aux travaux d'irrigation est désormais libéré pour d'autres occupations, génératrices d'opportunités complémentaires et d'une élévation du niveau global de satisfaction.
Mais il ne suffit pas à une communauté d'être soumise à un quelconque défi pour se convaincre d'exploiter les bienfaits du progrès technique. Qu'est-ce qui pousse donc les hommes à utiliser les ressources de leur intelligence pour améliorer leurs outils de production ? Il leur faut, pour générer un progrès matériel, une structure sociale et une idéologie appropriées.
2) Le gradient d'inégalité ou de différentiation sociale :
La volonté de progrès apparaît avec une intensité variable selon les individus. Les uns, plus traditionnels, se résignent à leur sort, les autres, animés par un thymos ardent et un sentiment inné de révolte, cherchent activement à se tirer d'affaire. Pour que l'exemple des seconds tire la société en avant, deux conditions d'ordre social doivent être réunies :
2a) que les individus prédisposés au changement aient les moyens de faire entendre leurs différences et de mettre en œuvre pour leur compte les innovations qui leur semblent bonnes ; qu'ils ne soient pas étouffés par une structure sociale figée,
2b) que les individus plus conservateurs trouvent un bénéfice personnel à suivre les premiers dans la voie du changement.
Le désir d'élever le niveau d'ambition, le thymos , prend appui sur les facultés d'anticipation et d'apprentissage, caractéristiques de l'espèce humaine. Grâce à elles, chacun est capable de rêver, de se projeter dans l'avenir et d'ouvrir la voie à des satisfactions plus exaltantes ; mais le progrès se conçoit d'autant mieux que chacun connaît par ailleurs l'existence d'un mieux possible et a idée que son sort peut être autre. Ce n'est guère le cas dans les sociétés dites immobiles (Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques ), structurellement rétives à l'innovation ; ce ne l'est pas davantage dans les sociétés rurales qui ont ritualisé les traditions et la soumission aux saisons et aux cycles naturels.
Pour améliorer sa condition, un homme quel qu'il soit attend une référence concrète, un modèle, un objectif visible et à sa portée. Il ne peut pas obtenir une satisfaction aussi longtemps qu'il n'a pas la révélation, à travers son environnement, que cette satisfaction existe ! Tout change avec la connaissance d'un modèle de vie différent ou enviable à différents points de vue. Je sais par exemple que certaines gens comblent plus aisément que moi leurs besoins physiologiques ; elles ne sont pas astreintes à travailler pour survivre ; elles jouissent de davantage de loisirs et trouvent plus facilement à satisfaire leur soif de connaissance et leur besoin de réflexion. Cette révélation me donne la volonté d'agir en vue de me libérer du travail contraint, afin d'atteindre moi aussi un objectif de sur-vie plus élevé. Je n'aurais pas la même volonté si je ne connaissais autour de moi que des personnes semblables à moi-même et astreintes comme moi aux mêmes obligations de travail.
L'amélioration des conditions de vie ne peut naître en conséquence que là où existe une différentiation, voire des inégalités, pour le moins l'idéal d'un mieux possible. Elle dépend de l'existence d'une élite. C'est seulement au vu des conditions de vie de la classe privilégiée que les classes inférieures peuvent envisager un meilleur sort que leur sort présent. Henri de Man illustre cette vérité iconoclaste et souligne la fonction progressiste de l'élite : « La nature individuelle d'auto-estimation pousse l'homme à désirer l'égalité, mais ses instincts sociaux exigent en même temps que chaque société ait une classe "supérieure", qui fournisse l'exemple d'un état désirable et par là donne au désir d'égalité un objectif et une direction »[3].
La différentiation sociale passe par des symboles culturels plutôt que par des inégalités de revenus. La jeunesse bourgeoise se donne ainsi pour modèle la classe intellectuelle (universitaires, savants, hauts fonctionnaires, dirigeants politiques et syndicaux, journalistes, artistes, sportifs...), même si elle est globalement moins fortunée que la classe des commerçants (fripiers, bouchers...). Sans doute que l'attractivité de cette élite tient à ce qu'elle bénéficie d'un maximum de liberté et d'une plus grande facilité à combler le besoin d'affirmation de soi…
L'élite donne le ton par ses comportements propres et décide des comportements dominants de la génération future. Par exemple en matière de famille. C'est l'élite occidentale qui, dans les années 60, a remis en cause le mariage traditionnel et les familles nombreuses pour mieux jouir des ressources octroyées par le progrès technologique et élever ainsi l'objectif de sur-vie. À peine les classes ordinaires ont-elles adopté ce modèle dans les années 90 que l'élite semble changer à nouveau de comportement et magnifier les vertus de l'union stable, les joies des maternités tardives et le charme des familles de trois enfants. La Suède est pionnière sur cette voie, tandis que l'Espagne, dernière entrée dans la société de consommation, en est encore au modèle occidental des années 60 (décrue de la fécondité et de la nuptialité).
L'enrichissement matériel et le progrès technologique aident les classes ordinaires à s'aligner sur le modèle élitaire ; soit qu'elles acquièrent un complément de revenu et les moyens qui leur font défaut (voyager en train, en avion, envoyer les enfants dans de bonnes institutions, etc) ; soit qu'elles gagnent plus de temps libre grâce à une productivité supérieure. Mais la course est sans surprise et l'on n'a jamais observé que l'élite eût un jour perdu la différence de statut qui la caractérise. Elle garde le besoin de se distinguer et sait s'en donner les moyens. Quand tout le monde se doit d'avoir la télévision couleur et le magnétoscope, l'élite se pique de refuser l'une et l'autre, et tandis qu'un commerçant ou un cadre moyen s'offre encore le plaisir de passer ses vacances dans des contrées exotiques, la classe intellectuelle met à la mode les vacances vertes ou didactiques !
Donc, que mon bienveillant lecteur ne se scandalise pas devant ce qu'il pourrait interpréter comme une justification de toutes les oppressions sociales : si les différentiations sociales apparaissent comme un facteur d'innovation et de progrès aussi nécessaire que les défis de l'environnement, elles ne sont pas pour autant synonymes d'inégalité économique, encore moins d'oppression ! Pas besoin de très grandes inégalités de revenus pour offrir à tout un chacun l'exemple d'un état désirable. En Scandinavie, où les écarts de revenus ont toujours été très limités, c'est le désir de meilleures conditions de travail et d'existence qui motive principalement la mobilité et l'aspiration au changement des individus. « Il y a toujours mieux quelque part », lance un ouvrier de Volvo à un journaliste qui enquête sur les conditions de travail. Au Japon, où les écarts de revenus sont également limités, de même qu'est modérée l'ostentation des riches, c'est le goût du pouvoir et le prestige dont sont auréolés les samouraïs de l'industrie qui nourrissent la compétition à tous les échelons. Dans les autres pays industrialisés et démocratiques, les conditions semblent aussi à peu près réunies pour favoriser ou, du moins, ne pas entraver les volontés individuelles d'ascension sociale[4]… Mais si un certain degré d'inégalité ou, mieux, de différentiation, est nécessaire, à la croissance économique, ce n'en est pas pour autant une condition suffisante.
3) L'éthique communautaire :
Comme je l'ai annoncé plus haut, l'environnement politique peut freiner ou au contraire stimuler, chez les plus défavorisés, l'incitation au dépassement de soi.
Il y a peu de progrès à attendre chaque fois que l'infériorité du plus grand nombre est le fait d'une contrainte politique, d'une coutume religieuse ou d'un préjugé racial. Dans l'Antiquité hellénistique, la profusion des esclaves et le conservatisme social ont dissuadé les gouvernants et les savants de mettre en pratique leurs connaissances scientifiques. De magnifiques exploits intellectuels, en mathématiques ou en physique expérimentale n'ont ainsi produit aucune application économique.
Il y a peu de progrès à attendre dans les régimes totalitaires, où les initiatives individuelles courent à tout instant le risque d'être anéanties par l'arbitraire des gouvernants, ainsi que dans les régimes de castes où les inférieurs sont maintenus dans leur statut par la force des usages. Idem dans les sociétés très fortement inégalitaires, lorsque les écarts de revenus et de conditions de vie rendent illusoire pour les plus pauvres tout espoir de franchir le seuil des privilèges (c'est aujourd'hui le cas dans la plupart des pays d'Amérique latine). Dans l'Afrique noire contemporaine, le spectacle d'une caste arrogante de privilégiés tend à convaincre les paysans que la fortune vient de la corruption plutôt que du travail ; elle les décourage de tout effort.
De ces observations, il découle que l'innovation technique, les défis de l'environnement et les différentiations sociales produisent tous leurs effets lorsqu'ils vont de pair avec un environnement politique, moral et culturel favorable à la promotion des plus humbles. À l'origine de chaque amélioration des conditions de sur-vie, il faut voir une relation harmonieuse entre l'aspiration individuelle au mieux-être et une éthique qui honore en particulier le travail et l'effort.
Sous le terme trop souvent dévoyé d'éthique, je désigne un projet individuel d'amélioration de soi et de plénitude. L'éthique se fonde sur la conviction que chacun peut indéfiniment s'améliorer par ses propres moyens. Mais qui dit amélioration de soi dit référentiel. Chacun a besoin du regard des autres pour mesurer son degré de progression dans la plénitude. L'éthique, pour prendre consistance, passe donc par la mise en commun au sein du groupe de tous les critères qui font l'homme meilleur.
La force spirituelle qui entraîne les individus à se surpasser, c'est, dans l'Europe protestante, le sentiment qu'ont les bourgeois enrichis d'avoir été désignés par la grâce divine; c'est, aux Etats-Unis de la grande époque, l'esprit de la Frontière et la conviction de participer à la construction d'une nouvelle Jérusalem ; chaque enfant, chaque adolescent se berçait alors de l'espoir de figurer un jour parmi les milliardaires qui bâtissaient le pays et tous partageaient la conviction que le travail suffirait à ce but ; au Japon, c'est encore le désir de contribuer à la grandeur de l'Empire et à la gloire de l'Empereur.
Une formule célèbre illustre l'encouragement à l'effort dans nos sociétés industrialisées : « Enrichissez-vous », lança un jour François Guizot, ministre du roi des Français Louis-Philippe, aux représentants du peuple. Rendue à son intégralité (« Enrichissez-vous… par le travail et l'épargne »<>
3a) Elle constitue un cas singulier où un membre de la classe dirigeante, la bourgeoisie d'affaires, encourage les classes moyennes et la multitude à le rejoindre. Dans bien d'autres sociétés, le dogme officiel prône que chacun veuille bien se satisfaire du statut social qui lui a été attribué par Dieu à la naissance. Comment s'étonner que ces sociétés-là soient rétives au changement, à la croissance économique, au progrès matériel ?
3b) François Guizot propose l'enrichissement comme objectif de vie. Si l'aisance matérielle est appréciée de toute personne saine, cela ne signifie pas pour autant que l'enrichissement soit le but exclusif de l'ensemble des hommes. Certaines sociétés ou cultures portent par exemple la vertu au pinacle… C'est en sa qualité d'homme d'Eglise que l'abbé Suger, de naissance servile, est devenu le ministre du roi de France au XIIe siècle. D'autres sociétés exaltent l'intelligence pure ; voir les philosophes Rousseau et d'Alembert, coqueluche de la France éclairée du XVIIIe siècle. Même dans les sociétés industrielles, la richesse ostentatoire n'est pas nécessairement le signe auquel se reconnaît l'élite de la nation. C'est ce que l'on a observé dans la Scandinavie ou le Japon d'après-guerre.
3c) Pour un observateur étranger à la culture de Guizot, la surprise ne vient pas de ce qu'il recommande l'enrichissement (une aspiration à laquelle peu de gens échappent de toute façon), mais qu'il fixe la frontière entre l'enrichissement recommandable et celui qui ne l'est pas. Foin de spéculation, de vol, de boursicotage, d'abus de pouvoir ou de trafics de toutes sortes ; ces moyens d'enrichissement, quasiment légitimés par les satrapies de l'Antiquité ou de l'époque contemporaine, ne sont pas ceux qu'attend une société de progrès comme l'entrevoient Guizot et les bourgeois du XIXe siècle. Seuls ont du mérite le travail et l'épargne, vertus bourgeoises par excellence.
Politique sociale : le rêve de l'homéostasie, l'illusion de l'autarcie
Dans un monde ouvert, où circulent les informations, aucune société désireuse d'équité sociale ne peut faire l'économie du progrès, malgré tous les efforts qu'il exige de chacun.
Est-il pensable que se réduisent les inégalités les plus criantes dans une nation vouée à la pauvreté ? Les faits sont les suivants : parmi les nations qui se partagent les ressources de la planète, il en est qui jouissent d'un revenu individuel élevé et d'autres qui doivent se satisfaire de conditions de vie à la limite de la survie. La curiosité, si l'on peut dire, tient dans le fait que les peuples par ailleurs les plus égalitaires et socialement les plus équilibrés sont aussi les plus riches en termes de revenu moyen (Scandinavie, Suisse, Japon,…). Autrement dit, les pays pauvres ou moyennement riches paraissent cumuler à la fois les inconvénients de la pauvreté et les dommages d'une mauvaise répartition des richesses nationales.
Facile à comprendre, disent certains esprits forts, imbus de principes marxisants teintés de léninisme, trotskisme et autres idéologies gauchisantes : la pauvreté dérive de l'oppression et de l'exploitation des pays faibles par les pays les plus puissants. La richesse des uns découle de la pauvreté des autres, et réciproquement. Cette opinion se heurte au fait que les pays les plus pauvres font très peu d'échanges tant internes qu'externes. N'ayant rien à vendre, comment peuvent-ils donner lieu à une quelconque exploitation ? L'Afrique, cas extrême de la misère et du néant administratif, représente, paraît-il, moins de 1% du commerce mondial, bien moins qu'une petite nation telle que Taïwan. Les plus margoulins des gens d'affaires ont plus à gagner à commercer avec cette dernière qu'avec le continent noir (à moins de tirer parti d'appuis politiques et des failles de l'aide internationale, mais cela est une autre histoire).
Une autre opinion à teinture marxisante voudrait que la pauvreté soit la conséquence de l'injustice sociale… Il est un fait que pauvreté et injustice semblent se tenir la main comme deux frères jumeaux. Mais qui est cause de quoi ? La fin du XXe siècle est instructive à ce propos. Elle montre que les pays riches qui perdent du terrain relativement aux plus dynamiques voient les inégalités se développer en leur sein - c'est le sort des États-Unis ou de la France - ; inversement, les pays pauvres les plus dynamiques tendent à réduire leurs propres inégalités - c'est ce qui fait le bonheur des pays d'Extrême-Orient -. Voilà de curieux mouvements qui montrent que les inégalités à l'intérieur d'un pays découlent de son évolution dynamique. On doit en conclure que la pauvreté et l'injustice sociale sont apparentées comme père et fils, et non comme frères ; la seconde étant la conséquence de la première.
Démonstration : il existe aujourd'hui dans tous les pays, y compris les plus pauvres, une classe dirigeante ayant connaissance des conditions de vie assurées aux hommes les plus riches de la planète. Rien ne peut empêcher ces élites de rêver des richesses étrangères et de vouloir en jouir. Pas même le repli sur soi et l'autarcie, que d'aucuns ont baptisé développement autocentré aux temps de l'illusion révolutionnaire, dans les années 60. On imagine mal qu'un responsable politique résiste à la tentation d'utiliser à son profit et à celui de ses proches les équipements de soins les plus avancés qu'il connaisse, sachant que, pour ce faire, il lui suffit de ponctionner légalement ou non le budget dont il a la charge. Cette attitude vient en application de la théorie des besoins : toute personne est poussée par son intérêt personnel à acquérir et jouir de toutes les opportunités dont elle a connaissance et qui lui paraissent de nature à combler ses besoins et satisfaire son impératif de sur-vie. Le résultat est connu. Il n'y a pas de différence de revenus et de conditions de vie entre les dirigeants des pays pauvres et la fraction la plus aisée des pays les plus avancés.
L'égoïsme très humain des dirigeants des pays pauvres se paie d'un prélèvement sur les ressources nationales et de transferts vers l'étranger, pour combler des besoins très coûteux en éducation, santé, loisirs, etc. Il obère la capacité d'investissement du pays ou/et la part du revenu national attribuée au reste du peuple, à tous ceux qui n'ont pas voix au chapitre. Si l'on conçoit que les victimes de l'injustice acceptent de mauvais gré les prélèvements au bénéfice des privilégiés, on débouche sur l'inéluctabilité d'un pouvoir musclé, voire dictatorial, qui permet à l'élite de consolider ses privilèges. La pauvreté s'accommode aussi mal de la démocratie que de la justice sociale.
Et la vertu civique, dites-vous ? — Si l'Humanité n'était faite que d'êtres vertueux, il n'y aurait pas besoin de lois, ni de livres d'économie, pour en corriger les errements. Plus sérieusement, la théorie des besoins enseigne qu'à de très rares exceptions, aucun homme ne sacrifie son intérêt à la collectivité s'il n'y trouve l'occasion de mieux satisfaire son impératif de sur-vie. Il n'est que d'observer les pays d'Extrême-Orient. Si les entrepreneurs acceptent de bon gré de partager les gains de la croissance économique, c'est que ce partage consolide la croissance en élargissant les marchés et en maintenant la paix sociale. Par là, il assure à eux-mêmes davantage de revenus.
Tous comptes faits, la clé de la justice sociale ne passe pas par quelques initiatives politiques hasardeuses mais par la prospérité économique du pays, par son rattachement au peloton des nations les plus avancées.
Certains pays occidentaux, qui cèdent du terrain face à l'émergence de nouveaux concurrents, supportent une diminution en valeur absolue de la richesse moyenne par habitant. Chacun fait tout ce qui est en son pouvoir pour échapper à une baisse de revenu. Mais la prime reste aux détenteurs de l'autorité et de la compétence, seuls à même de se prémunir efficacement. Lorsque la richesse globale stagne ou régresse, c'est la part des plus pauvres qui se réduit fatalement. Aux Etats-Unis, la récession relative de l'époque reaganienne s'est accompagnée d'une flambée des revenus les plus élevés : les dirigeants d'entreprises et leurs collaborateurs immédiats ont bénéficié d'une évolution de leurs émoluments inverse de leurs résultats. Paradoxe ? Ces hommes craignaient comme tous leurs concitoyens d'avoir à subir les conséquences de l'appauvrissement général mais ils avaient les moyens d'y parer en attisant l'inquiétude de leur conseil d'administration devant une conjoncture troublée. C'est ainsi que l'on a vu monter au zénith du management des Sauveurs tels que Smith (General Motors), Ackers (IBM) ou Iaccoca (Chrysler), qui tous trompèrent les espoirs de leurs actionnaires et de leurs salariés sans subir les conséquences financières de leur présomption face à la crise.
[1] La dynamique du capitalisme , Arthaud, Paris, 1985, page 53.
[2]La révolution industrielle du Moyen Âge , Seuil, Paris, 1975, page 25.
[3] Au-delà du marxisme , édition française, Seuil, Paris, 1974.
[4] Dans les sociétés primitives ou pauvres, il semblerait que la rupture avec l'immobilisme technologique passât par de plus authentiques inégalités économiques. Creusant au plus profond dans le substrat des civilisations, l'historien Georges Duby, spécialiste du Moyen Âge européen, écrit : « Au VIIe siècle, sans doute existait-il encore sur les franges les plus sauvages de l'Europe quelques peuplades de chasseurs ou de pêcheurs ignorant toute différence économique entre les groupes de parenté… Partout ailleurs - et c'est là le plus profond ressort de la croissance - une classe de seigneurs exploitait des paysans, les forçait, par sa seule présence, à restreindre les larges temps de loisirs qui sont le propre des économies primitives, à lutter avec plus d'acharnement contre la nature, à produire, dans leur profond dénuement, quelques surplus destinés à la maison des maîtres » (Guerriers et paysans VII/XIIe siècle , Gallimard, Paris, 1973, page 40).
Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 16:50:43