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Livre 2 : Besoins et opportunités

Chapitre 2 - De la tension à la satisfaction


Enchaînement d'actions pour le comblement d'un besoin

Rarissimes sont les tensions qui peuvent être totalement et immédiatement résorbées par une réponse préconçue, une et unique, non divisible. La plupart des réponses procèdent selon une démarche tâtonnante jusqu'à la résorption complète de la tension. Par exemple, l'achat d'une voiture : je fais le choix du modèle sur catalogue, je signe un chèque, je serre la main du vendeur, je me mets au volant, etc. Tout cela en conversant avec mon entourage, en laissant glisser mon regard sur quelque jolie passante, en n'omettant pas de me nourrir... Simultanées ou consécutives, ces actions ne sont pas le fait du hasard mais résultent d'une pensée directrice : résorber un besoin par un moyen a priori indéfini, identifié peu à peu parmi une infinité d'alternatives. Chacune ouvre la voie à la suivante en rapprochant de la solution la mieux à même de soulager la tension initiale.

L'enchaînement d'actions est rendu nécessaire par : 1) l'incapacité intellectuelle d'appréhender immédiatement la cause d'une insatisfaction (et son remède) et l'obligation de chercher la satisfaction à petits pas ; 2) l'inadéquation relative de l'environnement à tel besoin de tel individu particulier : il est hautement improbable compte tenu de l'extrême diversité des besoins et des individus, qu'une solution juste appropriée soit immédiatement disponible. Pour ces deux raisons, aucun besoin ne trouve de solution instantanée. Ainsi, qui peut vraiment dire : « Éprouvant de la difficulté à me déplacer et rencontrer mes amis et relations, je choisis après une analyse personnelle et sans autre forme d'enquête d'acheter une Fiat Tempra à tel concessionnaire de ma ville »?…

Le sujet est donc tenu d'inventer ou de découvrir par approches successives les réponses les plus complexes à ses besoins. La nécessité de chaque étape n'est pas perçue clairement dès le départ, elle se révèle à mesure qu'avance le projet. À partir d'une tension initiale, le sujet trouve une première réponse qui l'engage sur la bonne voie sans le soulager pleinement. La tension qui subsiste déclenche l'étape suivante. Lorsqu'arrive le moment d'engager une nouvelle action, son contenu est plus précisément défini et subdivisé à son tour en fractions et sous-fractions successives... car il est bien connu depuis Descartes que la meilleure façon de résoudre un problème est de le subdiviser en une succession de problèmes élémentaires. Cette règle s'applique à tous les moments de la vie.

Retour à l'exemple précédent : ayant entrevu dans l'achat d'une voiture la solution à un ou plusieurs besoins, je formule l'intention de choisir un modèle et consulte un catalogue. Par cette action, je valide (ou j'invalide) ma présupposition ; je tâche de préciser les besoins que pourraient combler les modèles proposés. La découverte d'un modèle conforme à mes souhaits inaugure l'action associée à la deuxième étape du cheminement - étude de mes possibilités financières -. Le projet passe par une analyse des moyens financiers (ne faut-il pas effectuer d'abord des heures de travail supplémentaires ?…). Il se conclut par le déplacement chez le concessionnaire, la signature du chèque, etc. Autant de microdécisions qui s'enchaînent et dessinent la décision globale. L'enchaînement d'actions débouche au choix sur trois éventualités selon qu'il répond ou non à la tension initiale :

- je me retrouve possesseur d'une voiture qui, crois-je, me rendra la vie plus agréable,

- une sollicitation inattendue de l'environnement suggère des solutions tout-à-fait différentes de celles initialement envisagées… comme l'achat d'une motocyclette ou un abonnement au train,

- l'enchaînement d'actions ne donne pas le résultat escompté en raison d'une résistance plus forte que prévue de l'environnement ; je suis donc porté vers des réponses dégradées : itinéraire de déviation, changement de plan ou renonciation à l'ambition initiale. Par exemple, si je m'aperçois que mes moyens ne sont pas adaptés à l'achat d'une voiture, je fais un emprunt au risque d'aggraver mon sentiment d'insécurité, je choisis un modèle plus petit quitte à faire l'impasse sur certaines satisfactions (standing), ou, au pire, je renonce à combler mon besoin et me résigne à conserver le même niveau de satisfaction, révisant à la baisse mon compromis longévité/plénitude.

En définitive, je suggère le double postulat suivant :

- toute tension donne lieu à une réponse une et unique,

- cette réponse, dans la mesure où elle n'éteint pas complètement la tension qui lui a donné naissance, suscite une action nouvelle.

Une réponse commune à plusieurs besoins

De même qu'une tension peut déboucher sur un enchaînement de réponses, une réponse peut être commune à plusieurs tensions. Il n'est guère de comportement qui ne sollicite simultanément plusieurs fonctions de l'organisme et ne contribue par là à leur satisfaction (ou à leur sur-satisfaction). Comment concevoir en effet de nourrir une fonction en énergie et nutriment sans influer sur les autres fonctions ?

Dans l'analyse de ses tensions, une personne s'efforce en conséquence de définir des réponses qui comblent à la fois les unes et les autres en évitant les sur-satisfactions et les dépenses d'énergie superfétatoires. Si elle désire par exemple 1) multiplier les occasions de rencontres et 2) distraire sa famille le dimanche, son analyse l'amène à 3) améliorer ses moyens de déplacement par l'achat d'une voiture. Autrement dit, elle comble ses deux tensions  par une réponse commune. Le graphique ci-après illustre la façon dont une réponse (l'achat d'une voiture) peut résulter de la convergence de plusieurs tensions  :

graphique  : une réponse commune à plusieurs tensions

Sur cet exemple, il apparaît que, du point de vue de l'acquéreur, l'usage d'une grosse voiture contribue, par remontées successives, à combler la crainte de la solitude et le besoin d'enrichissement intellectuel  ; il résorbe pour une part les besoins de convivialité et de connaissance. Ces besoins, comme la plupart, sont susceptibles de solutions nombreuses et variées, tout-à-fait distinctes, qui les comblent partiellement et s'additionnent les unes aux autres. Le besoin d'enrichissement est ainsi comblé par l'usage d'une voiture mais aussi par la lecture et la fréquentation des spectacles…

Remplissage et épuisement de la grille des besoins

La grille des besoins est en constant mouvement, d'une part avec l'évolution du compromis longévité/plénitude, d'autre part avec le creusement et le comblement des besoins au gré des activités.

Perpétuellement, des besoins se creusent par épuisement des sources d'énergie tandis que d'autres se résorbent. La grille n'est jamais tout-à-fait vide au point qu'aucun besoin ne soit comblé un tant soit peu. Dès le premier souffle de l'enfant, celui-ci jouit de satisfactions essentielles, ne serait-ce que celle de respirer. Il ne tarde pas à s'y ajouter la satisfaction d'un estomac bien nourri. On ne laisse pas au nourrisson le choix de ses satisfactions. Le petit être se satisfait avec ce qu'on lui impose  ; même si cela ne lui convient que partiellement, il s'en contente avec une satisfaction inférieure à ce qu'elle pourrait être. En grandissant, il devient mieux à même de manifester ses désirs, voire de les imposer. De la naissance à la mort - qui marque d'une certaine façon le moment précis où le compromis longévité/plénitude se réduit à rien -, chacun tâche ainsi de maintenir ou élever son niveau d'ambition… et, à défaut de toujours progresser, chacun s'impose comme un devoir minimum de ne pas régresser par rapport au niveau de satisfaction déjà atteint. Le principe est celui d'une vanne de non-retour : les gains acquis en matière de satisfactions se transforment dans l'esprit de chacun en un dû indispensable. Les efforts se portent en premier lieu sur la conservation de ce dû par le renouvellement des réponses appropriées.

Le niveau de comblement de la grille des besoins varie selon deux tendances opposées :

1) L'épuisement des satisfactions antérieures :

Les satisfactions ne se cumulent pas indéfiniment. Certaines ne durent que le temps de la réponse. C'est le cas du sommeil ou des satisfactions affectives. Les autres sont à durée limitée (digestion...). Si nous désirons résorber notre faim, nous absorbons quelque nourriture, mais l'effet de celle-ci ne dure que quelques heures. Après quoi, le besoin se fait à nouveau sentir  ; il se répercute sur les fonctions aval qui réclament des nutriments pour se maintenir en activité et suscitent à leur tour une tension… Si nous désirons nous abriter des intempéries, nous avons la ressource d'acheter un logement. L'acte d'achat résout pour quelques décennies le besoin de logement. Ainsi, selon qu'il s'agisse de nourriture ou de logement, un besoin ressurgit dans un délai variable, de quelques heures à quelques décennies.

Le temps pendant lequel un besoin est comblé dépend de l'environnement et des moyens par lesquels il est comblé. Dans telle population des Tropiques, le besoin de logement est satisfait par la construction d'une hutte légère. Lorsque cette habitation, au terme de quelques mois, tombe en ruine, il faut se remettre à la tâche. Pour ces personnes-là, le besoin de logement est réactivé au moins une fois par an… Il en va autrement dans les pays septentrionaux où l'on a coutume de bâtir en dur des maisons qui sont appelées à durer toute une vie d'homme.

2) Le renouvellement des satisfactions :

Toute réponse apportée à une tension a pour effet de modifier la situation effective de la personne. Elle n'est donc pas sans conséquence sur les compromis longévité/plénitude à venir et le choix des réponses ultérieures.

En pure logique, la personne confrontée à plusieurs besoins simultanés se préoccupe d'abord du plus intense d'entre eux, car c'est celui-là qui détermine le niveau global de satisfaction. Dans les faits, elle choisit de combler l'un ou l'autre besoin en priorité. Selon que tel besoin est comblé ou non avant tel autre, la mise en œuvre des réponses aux tensions subsistantes peut s'en trouver ou non facilitée. par exemple, la personne dans l'attente d'un rendez-vous décisif laisse passer l'heure de son repas plutôt que de perdre une opportunité exceptionnelle.

Comment se gèrent les besoins

S'il faisait confiance au hasard pour choisir les réponses à ses besoins, l'individu n'aurait guère de chance qu'elles améliorent son niveau global de satisfaction ! S'il devait au contraire calculer toutes les incidences de chaque combinaison de réponses sur sa grille des besoins, à un instant donné, il ne lui suffirait pas d'une vie pour décider.

L'insurmontable complexité théorique du processus de décision est heureusement tempérée par le fait qu'une grande partie des besoins, qui se reviennent avec régularité, permettent d'élaborer des réponses cycliques et quasi-automatiques. D'autre part, la personne n'a pas besoin de remettre à plat à chaque instant l'ensemble de ses besoins ; elle procède de façon tâtonnante et progressive.

Je distingue cinq démarches complémentaires les unes des autres qui guident la personne dans la conception des réponses à ses tensions :  1) le comblement cyclique et quasi-automatique des besoins permanents ; 2) le comblement progressif de chaque besoin par fractions élémentaires ; 3) à défaut, le séquençage des résorptions ; 4) l'activité multi-tâches ; 5)  l'anticipation stratégique. Ces traits s'entremêlent et se combinent dans la façon dont chacun réalise son objectif de sur-vie :

1) Le comblement cyclique des besoins permanents :

Les besoins permanents, qui se renouvellement avec régularité, permettent à l'individu amènent à découper l'existence selon plusieurs cycles de consommation. Laissant de côté le cycle suprême, de la naissance à la mort, qui n'est vécu qu'une fois, je distingue des cycles plus courts, ordonnancés selon des échelles de durée qui s'imbriquent les unes dans les autres : l'instant présent, la journée, les jours à venir ou encore le long terme. Achats importants et engagements professionnels ou familiaux (franchissement d'échelon, rentrée scolaire...) s'appliquent au long terme ; emplettes, nourriture, repos, travail concernent le court terme ; la gestuelle (les mouvements du corps) se rapporte à l'immédiat. Exemples :

- cycles annuels : besoins de chauffage en hiver, de détente en été...

- cycles quotidiens : besoins de nourriture, de sommeil...

- cycles brefs : besoins de respiration, d'activité...

La connaissance empirique des cycles facilite la prévision des tensions et le comblement des besoins (Comment réagirions-nous si l'hiver succédait à l'été sans prévenir et pouvait durer le temps qu'il lui plairaît !). Elle permet d'anticiper le comblement de la grille des besoins dans un futur prévisible, en détournant une partie des ressources du niveau d'ambition immédiat. Tirant profit de ses facultés de mémorisation et d'apprentissage, l'individu exploite des analogies avec ses comportements antérieurs ou même supprime tout effort d'analyse par la production d'un automatisme. Il agit sans guère d'hésitation. Il en va ainsi de l'ensemble des besoins somatiques. Le manger, le boire, la respiration, l'activité ou le repos reviennent avec régularité pour combler des besoins qui ne sont pas éteints aussi longtemps que nous restons en vie. La nécessité de les combler se fait sentir par des tensions appropriées. Si l'individu ne les ressent pas toujours (irritations nerveuses, déséquilibre du métabolisme, pathologies diverses...), c'est que, par l'effet de l'habitude, il sait prévenir le moment où ils se manifestent. Les conditions de vie dans les pays industrialisés lui offrent  cette chance. Ainsi du petit-déjeuner matinal et des repas qu'il prend à heures régulières sans attendre d'être poussé par la faim ni d'avoir des crampes d'estomac, du lit qu'il gagne le soir avant que ses paupières ne viennent à clignoter ou encore du loyer pour lequel il met chaque mois de côté une fraction de son revenu.

La mise en œuvre des opportunités cycliques n'est pas figée, pour deux raisons au moins :

- sans sortir d'une enveloppe budgétaire, l'individu découvre d'une fois à l'autre des solutions plus performantes, dispensatrices de meilleures satisfactions ; amélioration de l'ordinaire du petit-déjeuner ou meilleur logement… Il économise ainsi des ressources en énergie, en temps ou en argent qu'il affecte à d'autres activités ou garde en réserve.

- confronté à une difficulté inopinée, il peut être entraîné à un effort exceptionnel pour maintenir son niveau global de satisfaction. Il cherche alors des ressources latentes pour y répondre. C'est le cas lorsque, pour préserver son emploi en période de crise et maintenir son niveau de vie, un salarié accepte de sacrifier quelques loisirs.

2) Le comblement progressif d'un besoin :

C'est la manière la plus simple de résorber les tensions. Elle pallie à la méconnaissance par l'individu du niveau d'activité que requiert son compromis longévité/plénitude. Jusqu'à quel point une insatisfaction doit-elle être résorbée ? L'individu n'en sait rien a priori. C'est pour cela qu'il procède autant que possible par étapes élémentaires et reçoit une réponse de ses sens après chacune d'elles. D'étape en étape, il est en mesure de connaître les effets de ses actions et de juger de l'opportunité de poursuivre dans la même voie ou de changer de comportement. Il mange  de la soupe, cuillerée après cuillerée, jusqu'à ce que les capteurs de l'estomac lui lancent : « Assez ! Nous sommes assez rassasiés comme ça ». Il cueille des mûres aussi longtemps qu'il y gagne en satisfaction et s'arrête lorsque, par rapport à son niveau d'ambition du moment, d'autres insatisfactions se révèlent plus prégnantes, comme les besoins de détente ou de rencontre. Les besoins que comblent les mûres disparaissent à ce moment quitte à revenir plus tard.

Dans la pratique, cependant, peu de besoins se prêtent à un comblement progressif par fractions élémentaires.

3) Le séquençage des résorptions :

La plupart des besoins ne peuvent pas être comblés comme il se doit à l'instant où ils se manifestent. Quand il marche dans la rue ou s'engage dans un travail de longue haleine, il est impossible à un individu de remettre en cause l'action engagée sitôt qu'est acquise la satisfaction recherchée. Il ne peut réexaminer sa situation effective et le niveau de comblement de ses besoins qu'à certains moments-clé : soit à la fin d'une action qui ne peut être interrompue sans compromettre une satisfaction (dans une compétition, le coureur attend d'être arrivé pour réaliser son désir d'eau fraîche, sauf à perdre tout le bénéfice de l'effort), soit sous l'effet d'une contrariété violente qui compromet l'action et la satisfaction (s'il chute pendant la course, le coureur réexamine sa situation et peut alors abandonner la compétition et se diriger vers la buvette). D'une manière générale, quand il entreprend une action qui ne peut être interrompue sans risque, l'individu risque de combler son besoin au-delà de son attente et de voir en parallèle se creuser d'autres insatisfactions.

4) L'activité multitâches :

Tous les êtres pensants sont, pour employer le langage des informaticiens, multitâches. Ils sont capables de combler de front plusieurs besoins, dans la mesure où les besoins ne requièrent pas les mêmes fonctions de l'organisme, comme de se gratter le nez et de lire, ou d'essayer une voiture et de réfléchir à son prix, ou de converser tout en jouant des mains et mâchant du chewing-gum, ou de manger tout en réfléchissant à un problème de logique… Cette faculté de travail multitâches facilite bien évidemment l'ajustement des fonctions au niveau d'ambition. Elle supplée aux inconvénients du séquençage (un besoin comblé au-delà de ce qu'il est nécessaire et épuisement concomitant des autres besoins).

5)  L'anticipation stratégique :

L'homme serait bien malheureux s'il devait s'astreindre à ne combler dans l'instant que le besoin le moins pourvu. Il devrait attendre longtemps que se présente l'opportunité adéquate et, faute de combler d'autres besoins entretemps, ne pourrait aller très haut dans son niveau d'ambition. Heureusement, il est capable de stratégie, c'est-à-dire de saisir les opportunités du moment afin d'anticiper le comblement de certains besoins :

- il saisit les occasions rares de résorber un besoin diffus lorsqu'elles se présentent inopinément, quitte à repenser ses activités du moment,

- parmi plusieurs besoins qu'il a les moyens de combler sans attendre, il résorbe en priorité ceux dont il sait qu'à brève échéance, ils risquent de lui causer de vives insatisfactions  ; il laisse de côté les autres besoins dans la mesure où leurs désagréments sont mineurs.

C'est ainsi que le chaland, s'il découvre au supermarché un lot de paquets de café en promotion, s'empresse de l'acquérir car, bien que n'en ayant pas l'utilité dans l'immédiat, il se convainc d'en avoir profit plus tard. C'est ainsi encore, sur les Champs-Elysées, que le promeneur détourne sans rechigner ses pas du restaurant où le portait un appétit modéré et préfère se consacrer à la conquête d'une beauté de rencontre...

Limites du plan d'emploi

Les théoriciens de la micro-économie ont élaboré le concept d'un plan d'emploi que les consommateurs, aussi rationnels que le Gosplan soviétique, appliqueraient à l'affectation de leurs ressources. Ils y ont été conduits par l'observation des cycles de consommation. Ils y ont été aussi conduits par l'évidence que les consommateurs tâchent d'anticiper leurs besoins lorsque se présentent des opportunités adéquates.

Mais une utilisation systématique du plan d'emploi résiste mal à l'expérience du quotidien... n'en déplaise aux économistes pour lesquels le plan d'emploi permet  de prêter aux hommes les critères de rationalité des entreprises et de leur appliquer des modèles mathématiques qui relèvent de nos machines à calcul, ces modèles ayant l'avantage d'être aisément maîtrisables par la logique et de donner lieu à de belles spéculations intellectuelles !

Il n'y a guère que quelques personnes excentriques ou angoissées qui tiennent une comptabilité détaillée de leurs dépenses courantes et, par tempérament, s'accrochent à une routine de vie sans impromptu ; de celles-là seules il est permis de dire qu'elles se conforment à un plan d'emploi. Les autres - la grande majorité -, prennent en considération les incertitudes de l'environnement dans leurs choix de consommation et s'en tiennent à des anticipations raisonnables, parfois très limitées, de leurs besoins.

Modifications de la personnalité et incertitudes de l'environnement

Chaque jour qui passe est tissé d'incertitudes et il n'y a pas de choix, aussi longuement réfléchi soit-il, qui ne risque d'être remis en cause à l'instant crucial de son exécution…  L'anticipation des besoins est réduite à une échéance plus ou moins rapprochée pour un premier motif qui tient à l'évolution de la personnalité et pour un deuxième motif, essentiel, qui tient aux modifications imprévisibles de l'environnement. C'est autant d'obstacles à d'hypothétiques plans d'emploi :

1) Modifications de la personnalité :

La personnalité évolue lorsqu'est envisagé un comblement différent de la grille des besoins. Des besoins inédits émergent qui peuvent à leur tour devenir permanents et cycliques lorsqu'il s'agira de maintenir le niveau global de satisfaction que le comblement de ces besoins aura permis d'atteindre. Deux motifs à leur émergence, soit que : 

1a) poussé par un thymos en évolution, l'individu désire atteindre un niveau d'ambition plus élevé. Il mobilise davantage ses fonctions et, pour cela, dégage des réserves d'énergie mal utilisées ou extirpe des ressources virtuelles auxquelles il n'envisageait pas auparavant d'accéder. Il augmente ses disponibilités en ressources par un effort sur lui-même, en stimulant de nouvelles fonctions et en sacrifiant un demi-repos peu profitable en terme de satisfaction globale…

Par la mobilisation de ses aptitudes vacantes ou sous-employées, le sujet sait mettre en œuvre de nouvelles réponses lorsque son thymos l'y encourage. Il n'est condamné en aucune façon à un quelconque niveau global de satisfaction… Tel homme, par exemple, s'il vient à aimer et être aimé d'une femme, comble d'un coup ses besoins affectifs ; il peut envisager un niveau d'ambition plus élevé que précédemment ; derechef, il consacre davantage d'énergie à son métier afin d'aligner ses satisfactions matérielles, sociales et professionnelles sur ses satisfactions affectives.

1b) la grille des besoins se modifie dans le temps… comme l'individu lui-même, qui voit son caractère se transformer et son corps vieillir. Les besoins s'en ressentent et se transforment, même si leurs mutations sont normalement lentes et parcellaires. En prenant de l'âge, l'homme réclame moins de nourriture et moins de sommeil. Il peut aspirer à davantage de sécurité ou d'intégration sociale. La sensibilité évolue aussi. Nous avons aimé tel lieu ou telle personne quelque temps auparavant, sommes-nous sûr de retrouver les mêmes émotions si nous projetons de renouveler le voyage ou la rencontre ?

2) Incertitudes de l'environnement :

L'homme apparaît comme une entité autonome et douée de raisonnement mais baignant dans un environnement physique, humain, social, économique, technique, etc, sur lequel il n'a guère d'influence ni n'exerce de domination, dans lequel on peut reconnaître un système cybernétique. Sa situation effective à un moment donné est le résultat d'interactions d'origine exogène et endogène :

2a) les interactions exogènes consistent en des événements contraires et imprévus, infimes ou colossaux (tremblement de terre, orage ou aussi bien froissement d'une aile de papillon...) ; ils modifient la situation antérieure et obligent à revoir les décisions déjà prises.  Dans le calme de la nuit, des bruits discrets atteignent l'ouïe du dormeur. Qu'il tende l'oreille ou qu'il décide inconsciemment de les ignorer, il réagit d'une façon ou d'une autre et les actions qu'il projetait (sommeil profond ou rêveries) s'en trouvent perturbées. Quand un orage éclate, le promeneur est confronté à l'alternative de s'abriter ou de continuer à marcher à découvert au risque d'abîmer sa santé. Les conditions qui l'avaient amené quelques instants plus tôt à choisir la promenade sont annulées. La promenade devait être une source de satisfaction ; elle devient déplaisir.

2b) les interactions endogènes ou rétroactions résultent de l'effet en retour d'une action antérieure de l'individu. Toute action modifie l'environnement et les conditions qui ont justifié sa mise en œuvre. Cela se vérifie sur une action isolée. Quand un tel manifeste son besoin d'affirmation de soi par un acte agressif, il ne préjuge pas des retours de bâtons qui pourraient lui advenir ! Ne parlons pas des plaisirs de fumer et de boire, qui comblent des besoins réels et immédiats, quoique mystérieux, mais induisent en même temps un phénomène de dépendance et retentissent sur la situation future du consommateur. Des rétroactions se manifestent encore lorsque surviennent en même temps une multitude de microdécisions allant dans le même sens : si un très grand nombre de personnes envisagent d'acquérir un magnétoscope, les fabricants en profitent pour augmenter leur prix et, de la sorte, dissuadent certains de concrétiser leur souhait.

Tant d'incertitudes devraient inquiéter… Heureusement, l'observation courante atteste chez les êtres vivants une immense capacité d'adaptation qui rend superflu un plan d'emploi très formalisé.  Nous savons à peu près, jour après jour, ce qu'il nous en coûte de combler nos besoins. Si nos ressources nous semblent en augmentation, nous nous laissons plus volontiers entraîner à accroître nos dépenses. Si elles semblent diminuer, nous réfléchissons davantage avant de répondre aux tentations inédites de consommation. Tout simplement, nous accélérons ou nous freinons spontanément le rythme de nos dépenses de façon à ajuster à peu près dépenses et recettes…  C'est l'expérience du passé et la connaissance de nos besoins permanents qui nous empêchent d'acheter une Ferrari quand nous gagnons un salaire de cadre moyen.

Les facultés d'apprentissage et d'autorégulation n'excluent pas les excès mais elles les limitent en permettant d'en mesurer les conséquences et de les assumer. Un employé modeste peut dépenser au cabaret Raspoutine, à Paris, sa prime de fin d'année. Le désir de cette dépense lui vient sur un coup de tête ou un coup de cœur. L'employé est à peu près conscient, à l'instant où il commet sa folie, qu'il devra en payer le prix par une restriction temporaire de son train de vie habituel et, peut-être, quelques sacrifices sur ses besoins permanents. Il en accepte le principe sans se préoccuper pour autant de définir avec précision les sacrifices auxquels il devra consentir.

Les erreurs d'appréciation ne sont pas à exclure, que ce soit dans l'ajustement quotidien des dépenses et des gains ou dans l'absorption d'une grosse dépenses inhabituelle. Beaucoup de personnes se laissent facilement tenter par des sollicitations d'achat inopinées. Il arrive aussi à chacun d'entre nous de mal apprécier ses disponibilités financières du moment. D'où la mauvaise surprise, en fin de mois, de devoir resserrer la ceinture… Il n'est que de constater le ralentissement des ventes dans les grands magasins et chez les marchands de vêtements, vers la fin du mois, quand les salaires s'épuisent prématurément  : un signe parmi d'autres de l'imprévision des particuliers qui se révèlent néanmoins aptes à la gérer, adaptant en permanence, bon gré mal gré, leurs consommations à leurs moyens. Cette conclusion en accord avec la théorie des besoins éloigne un peu plus de l'homo œconomicus rationnel et rapproche de l'homme… humain. J'en attends une plus juste appréciation de la manière dont chacun définit son compromis longévité/plénitude.

Publié ou mis à jour le : 2018-03-23 12:57:28