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Livre 2 : Besoins et opportunités

Chapitre 5 - Utilités


Utilité d'une opportunité relative à un besoin

Une opportunité se ramène à l'énergie, aux nutriments et aux sensations qui sont nécessaires pour combler les besoins et porter les fonctions correspondantes au niveau d'activité requis par le compromis longévité/plénitude.

La raison d'être d'une opportunité est d'élever le niveau d'activité d'une ou plusieurs fonctions afin de les porter au niveau d'ambition requis par le compromis longévité/plénitude  ; elle est de leur procurer de l'énergie, des nutriments et des sensations pour compenser les dissipations dues à leur activité.

Mais une quelconque opportunité a toute chance de:

- combler simultanément plusieurs besoins en tout ou partie,

- pourvoir des fonctions qui ne manifestent pas de besoin et sont derechef sur-satisfaites.

De ce fait, elle est diversement bienvenue. Tout dépend de la situation effective de l'individu et de son niveau d'ambition. En absorbant une quantité de pain q, il peut combler sa faim juste ce qu'il faut ou souffrir d'une indigestion… Pour étudier l'effet d'une opportunité sur le niveau global de satisfaction, je vais ici me servir de la grille des besoins. Elle montre les différents besoins de l'individu, leur niveau effectif de comblement et le niveau global de satisfaction auquel correspond chacun, le niveau d'ambition auquel aspire l'individu. Elle permet de représenter ce que devient un besoin (le besoin de calories) après la consommation d'une opportunité (l'absorption d'une quantité de pain q). Selon la figure ci-après:

- en 1, le besoin en calories présente une situation effective médiocre que le pain comble utilement,

- en 2, le pain vient en excès dans une situation effective plus proche du niveau d'ambition.

graphique: satisfaction optimale et sur-satisfaction du besoin en calories

Quand il consomme une opportunité, l'individu a en vue le comblement de tel et tel besoins selon les fonctions que ladite opportunité est apte à nourrir. L'énergie proprement utile au comblement d'un besoin désigne l'utilité de l'opportunité relativement à ce besoin. L'utilité s'identifie à l'aptitude d'une opportunité à combler le besoin considéré, en procurant à la fonction correspondante l'énergie, les nutriments et/ou les sensations adéquats. Cette utilité se représente comme ci-dessus sur la grille des besoins par l'énergie supplémentaire que dissipe la fonction correspondante, ou par le niveau d'activité auquel elle est en mesure d'accéder grâce à l'opportunité en question.

Dans la langue de tous les jours, nous disons ainsi qu'une voiture est utile à plusieurs choses dont le transport ou l'affirmation du statut social. Par le seul fait qu'elle trouve preneur, une opportunité démontre qu'elle recèle au moins une utilité. Quant à dire précisément laquelle et comment la formaliser, cela n'entre pas dans les préoccupations du bénéficiaire qui se laisse guider par son intuition ou son expérience et ne se pose pas de questions sur les motivations qui le guident vers une opportunité ou une autre.

Une opportunité a autant d'utilités qu'elle comble de besoins, avec, pour le moins, quatre traits notables:

1) Le contenu en utilités est indépendant des circonstances de la consommation:

Une utilité existe indépendamment des circonstances de la consommation mais elle n'est pleinement ressentie qu'à la condition que l'individu éprouve le besoin considéré ; lorsque le besoin est correctement comblé, l'utilité est ignorée ou négligée. Le pain et le fromage ont des vertus nourricières qui existent et sont connues de moi. Ce n'est pas parce que je me lève de table tout-à-fait repu que je leur dénie ces vertus… Il n'empêche que, n'en ressentant pas le besoin à ce moment-là, je m'en détourne et les perçoit avec moins d'acuité. Des expériences en laboratoire citées par Alex Mucchielli[1] confirment qu'un plat de nourriture est d'autant mieux identifié que le sujet est plus affamé. Elles témoignent de ce que le sujet analyse les opportunités qui passent à sa portée en fonction des seules utilités qui l'intéressent.

2)  Les individus ont une perception variable du contenu utile d'une opportunité:

Une personne peut prêter à une opportunité plus ou moins d'utilités selon la connaissance qu'elle en a et selon sa sensibilité. Si elle n'a pas été informé du contenu comique de tel film, elle ne sait pas que celui-ci pourrait opportunément guérir son vague à l'âme du moment. Si elle n'a jamais été initiée au fonctionnement du téléphone, elle ne sait pas que cet appareil pourrait résoudre certains de ses besoins de communication. Les utilités elles-mêmes n'ont de sens et n'existent que dans un environnement donné. Le film, pour faire rire, doit être compris dans la langue du spectateur. Le téléphone, pour communiquer, doit être branché sur un réseau ; à défaut, il n'a d'autre utilité que décorative. Une moustiquaire n'a guère d'utilités dans le Sahara où, à ma connaissance, ne vivent pas de moustiques, tandis qu'elle en possède une très grande en Amazonie.

3) L'appréciation des utilités est indépendante du prix et du revenu individuel:

Les utilités sont indépendantes de toute considération de prix ou de revenu individuel... Mon amertume de voir le caviar à un prix hors de ma portée ne change rien à sa valeur nutritive et à ses qualités gustatives ; elles sont ce qu'elles sont.

4)  Les utilités sont indépendantes du rang de consommation de l'opportunité:

Des fractions identiques d'une opportunité ont la même utilité, relativement à un besoin, quel que soit leur rang de consommation. Cette observation dérive de la définition de l'utilité: c'est la capacité reconnue d'une opportunité à nourrir et activer une fonction. Elle est identique d'une fraction à l'autre de l'opportunité. Toutefois, l'utilité est ressentie d'une façon variable à l'instant de la consommation, selon l'intensité du besoin: le premier gâteau a la même utilité que le second relativement à ma gourmandise. S'il éveille en moi un plus grand désir, c'est que mon besoin est entier à l'instant de manger le premier gâteau et qu'il est déjà presque comblé à l'instant de manger le second. D'autres besoins prennent alors le pas.

Mesure d'une utilité

Il est possible à chacun de comparer différentes opportunités relativement à une même utilité.

La mesure cardinale d'une utilité est en théorie concevable d'après la quantité d'énergie fournie à la fonction correspondante. Dans les faits, elle est impraticable car l'opportunité qui recèle l'utilité sert plusieurs fonctions, tant musculaires que sensitives ou neurocérébrales, et il est impossible de distinguer formellement les énergies fournies à chacune d'elles.

Il est toutefois concevable, dans une situation et pour un sujet déterminés, de comparer et d'ordonner plusieurs opportunités relativement à une utilité, d'après leur capacité à combler le besoin correspondant : l'utilité est plus ou moins importante selon que l'opportunité considérée comble plus ou moins le besoin ou, en d'autres termes, alimente plus ou moins en énergie la fonction correspondante. La comparaison se fonde sur les sens. Elle est informelle et inexpérimentable dans la mesure où nul n'est davantage capable d'identifier les utilités que les besoins. Elle relève néammoins d'une réalité de chaque instant.

Ainsi, pour mon petit-déjeuner, j'hésite le matin entre un bol de flocons d'avoine et une demi-baguette de pain, l'un et l'autre ayant même utilité énergétique. Je choisis in fine la baguette de pain parce que je lui attribue en sus une plus grande utilité gustative. Désireux de me déplacer de Paris à Grenoble, j'hésite entre l'avion et le train à grande vitesse, l'un et l'autre consommant le même temps. C'est le critère de confort qui emporte ici ma décision. Donc, je peux établir, au moins pour ma gouverne personnelle, qu'une demi-baguette de pain a autant d'utilité énergétique qu'un bol de flocons d'avoine et que l'avion et le train répondent à la même utilité de déplacement entre Paris et Grenoble… Mais ces opportunités diffèrent respectivement par leur utilité gustative et leur utilité de confort.

D'une manière générale, un sujet juge deux opportunités A et B équivalentes relativement à une utilité donnée lorsqu'elles lui permettent l'une et l'autre de combler le besoin correspondant jusqu'au même niveau de satisfaction. S'il lui faut x unités de l'opportunité A ou une seule unité de l'opportunité B pour porter tel besoin au même niveau de satisfaction, le sujet considère qu'une unité de B a x fois plus d'utilités qu'une unité de A relativement au besoin en question.

NB: s'il est possible en théorie de comparer deux opportunités relativement à une même utilité et un même besoin, il est formellement inconcevable de mesurer l'utilité globale d'une opportunité relativement à l'ensemble des besoins auxquels elle pourvoit.

Utilités désirées, utilités délaissées

Pour élever son niveau global de satisfaction jusqu'à son compromis longévité/plénitude, un sujet peut ne désirer qu'une partie des utilités potentielles que recèle une opportunité.

Quelle qu'elle soit, une opportunité comporte des utilités dont l'individu n'a cure sur le moment. À un pauvre homme qui arrive tout juste à combler sa faim avec son revenu disponible, peu importe que certaines des nourritures qu'il a choisies soient également réputées auprès des gourmands. Ce qu'il paie en achetant une tablette de chocolat, c'est l'utilité nutritive et énergétique du produit. L'utilité gustative l'indiffère car il est inaccessible au besoin de gourmandise. Une autre tranche de clientèle - petits (ou grands) enfants gâtés - apprécie le chocolat pour sa saveur et son fondant, sans se soucier d'en faire son ordinaire. Ce qu'elle achète dans ce cas, c'est la capacité du chocolat à satisfaire la gourmandise ; l'utilité nutritive étant accessoire. Supposons que notre client affamé accède au niveau de revenu des seconds. Devenu suffisamment riche pour se rassasier sans peine, il élève son niveau d'ambition jusqu'à s'éveiller au besoin de gourmandise. Il peut désormais savourer le chocolat sous tous ses aspects: consistance, valeur nutritive, mais aussi fondant et saveur.

La préférence accordée à une opportunité dépend des utilités qu'elle recèle et des utilités qu'attend le sujet pour élever son niveau global de satisfaction. Selon les besoins, une opportunité ayant plusieurs utilités peut être appréciée pour certaines d'entre elles et négligée pour d'autres: pour combler un besoin de tendresse, je place au premier rang une soirée en duo avec mon épouse et loin, très loin derrière, un déjeuner d'affaires. Mes préférences sont inversées s'il s'agit de combler un besoin de considération sociale.

Une opportunité peut n'être désirée que pour une partie de son utilité potentielle. Relativement au besoin de calories, une opportunité qui permet à l'organisme d'assimiler 3000 calories est, dans l'absolu, trois fois plus utile qu'une opportunité limitée à 1000 calories… du moins pour le sujet qui, dans l'instant, ressentirait le besoin d'au moins 3000 calories. S'il n'a besoin que de 2000 calories, la première opportunité lui apporte une sur-satisfaction ; elle ne lui est pas plus utile dans l'instant que la seconde.

Désutilités

Une partie seulement des utilités apportées par une opportunité contribue à élever le niveau global de satisfaction. Le reste vient en excédent et induit une sur-satisfaction temporaire ou durable. C'est une désutilité (ou un coût).

Une action a pour objet d'élever le niveau d'activité de différentes fonctions. Elle y arrive par un apport de ressources sous forme d'énergie, de nutriments ou de stimulations sensitives. Parmi les fonctions, il en est qui atteignent ainsi le niveau d'activité requis par le compromis longévité/plénitude. D'autres dépassent ce niveau et dissipent plus d'énergie qu'il ne faut. Ces fonctions sont derechef sur-satisfaites.

Les sur-satisfactions sont dues à des utilités superfétatoires dans les conditions du moment. Ces utilités contenues dans les opportunités consommées sont… inutiles au vu du niveau d'ambition. Elles méritent pour cela d'être appelées désutilités (ou coûts). Maintenues dans des limites raisonnables, elles n'ont pas d'incidence grave sur l'équilibre de l'individu. Excessives, elles rompent cet équilibre, certaines fonctions étant portées à un niveau d'activité tel qu'il perturbe ses relations avec les autres fonctions. Dans les faits, comme cela a été noté dans le Livre 1, il peut s'ensuivre diverses formes de malaises : accident de santé (déséquilibre physiologique), surtension nerveuse, angoisse, désespérance (déséquilibre psychique).

Selon les circonstances et surtout selon les aspirations de la personne, une activité physique ou intellectuelle produit ou ne produit pas de désutilités. Quelques longueurs de piscine sont ressenties comme un pur plaisir par une sportive émérite mais constituent un effort éprouvant pour un employé de bureau. Bien entraînée et dotée d'un fort thymos, la sportive réalise ses performances sans découragement ni irritation dans la mesure où ses fonctions n'outrepassent pas son niveau d'ambition. Ce n'est évidemment pas le cas de l'employé de bureau non entraîné.

Les désutilités sont de trois types, soit qu'elles accompagnent un effort momentané, soit qu'elles se révèlent parasitaires, soit même qu'elles creusent et aggravent certains besoins:

1) Energie opératoire ou effort:

La consommation d'une ressource énergétique s'accompagne d'une suractivation momentanée de plusieurs fonctions de l'organisme. Car il n'est guère concevable selon l'enseignement des thermiciens que l'assimilation et le stockage de l'énergie se fasse à somme constante ; l'opération se solde par un rendement inférieur à 1. J'appelle effort cette suractivation momentanée et nécessaire. Le mot est ici employé avec un sens comparable à celui que lui prêtent les physiciens: c'est un dépassement de l'état d'équilibre. Une corde que l'on étire subit un effort et s'allonge en conséquence - peu ou prou selon sa texture - avant de revenir, ou presque, à son état antérieur. Ainsi en va-t-il de l'homme. Son effort peut être physique ou intellectuel ou les deux. Il peut être aussi psychique ou moral. Il se reflète dans la transpiration qui accompagne une action musculaire ou un travail intellectuel intense, aussi bien que dans une tension nerveuse.

L'effort correspond à un pic énergétique. Il est dissipé quasi-instantanément à la différence des énergies proprement utiles à l'organisme, qui sont emmagasinées et génèrent des satisfactions plus durables. Il est aussi source de fatigue ou d'usure. Une action s'avère plus ou moins pénible selon que les fonctions soumises à effort dépassent de beaucoup ou de peu le niveau d'activité requis par le niveau d'ambition. Une randonnée ne procure d'abord que des satisfactions mais les mêmes gestes, lorsqu'ils se prolongent, génèrent une impression de fatigue car ils épuisent les réserves en énergie de l'organisme sans permettre de les régénérer. Le peintre du dimanche et l'amateur de pralines n'éprouvent guère de peine concomitante à leurs actions car ils ne sollicitent a priori aucune fonction au-delà du niveau d'activité requis par les besoins métaboliques de base. Il n'empêche que la satiété les menace aussi, du fait de l'ennui ou de l'excès.

2) Fonctions et attitudes parasites:

Une partie des ressources que consomme l'organisme servent à des fonctions et des attitudes parasites, inutiles au regard de la sur-vie mais liées par atavisme aux fonctions de sur-vie. Il s'agit par exemple de gestes réflexes tels que de rougir ou de s'agiter en prenant la parole en public  ; au stade actuel des connaissances en psychologie expérimentale, de tels gestes ne semblent pas avoir d'utilité au regard de l'objectif et fatiguent sans nécessité l'organisme. Les fonctions parasites ou inutilement suractivées portent tort au niveau global de satisfaction car elles consomment des ressources au détriment d'autres fonctions qui en feraient un meilleur profit.

Pour des utilités similaires, certaines opportunités coûtent plus d'effort que d'autres. Le manioc, par exemple, nourriture traditionnelle de l'Afrique, est selon les agronomes moins facilement assimilable par l'organisme que le froment. Pour un même résultat nutritionnel, il impose davantage d'effort au système digestif et accélère son usure. Lorsque l'habitant de l'Afrique en a les moyens, il mange du pain de froment de préférence au manioc. Autre exemple: sur une automobile moderne, la clé de contact et l'allumage électronique ont utilement remplacé la manivelle d'antan car il coûte moins d'effort de démarrer sur un tour de clé qu'en s'exténuant sur une manivelle.

3) Emplois néfastes:

Certaines opportunités procurent indistinctement de quoi combler certains besoins et de quoi en creuser d'autres. En mangeant des huîtres ou du foie gras, je régale mes sens et j'offre à mon organisme sels minéraux et autres nutriments précieux, mais je lui impose simultanément quelques toxines dont il se passerait volontiers et qu'il doit éliminer par un effort supplémentaire. En cas d'excès, des besoins concomitants se manifestent à mon attention et réclament remède.

Conclusion:

Utilités et désutilités sont indissociables dans une opportunité et sont de même nature: elles se définissent par leur aptitude à élever le niveau d'activité d'une fonction. Mais les secondes se distinguent par le fait qu'elles sont inappropriées au compromis longévité/plénitude que vise l'individu[2].

Une opportunité moins chargée en désutilités - pain blanc ou voiture avec injection électronique - est toujours plus profitable dans la mesure où elle limite les sur-satisfactions. Mais le choix est dicté par les disponibilités: le paysan des Tropiques n'est pas en situation de récolter du froment et se satisfait du manioc, le Soviétique ordinaire se tient pour comblé avec sa Lada, le voyageur assoiffé se désaltère d'une eau croupie au risque d'être plus tard victime d'une infection grave,… et l'amateur d'huîtres et de foie gras brave les diktats des diététiciens au nom de la gourmandise.

Critique de la valeur-travail

Il est en théorie possible de mesurer le total des utilités et des désutilités que procure une opportunité en comparant l'énergie dissipée pendant sa mise en œuvre à l'énergie métabolique dissipée au repos. Lorsqu'il s'agit de fabriquer une marchandise, cette différence entre l'énergie dissipée dans l'action et l'énergie au repos reflète l'intensité du travail fourni. De là à l'idée de rapporter le travail à une échelle de mesure universelle, il n'y a qu'un pas. Ricardo et, à sa suite, Marx l'ont franchi. Ils ont proposé de mesurer le coût d'une marchandise à partir de la quantité de travail nécessaire à sa production et à sa jouissance. La valeur-travail leur est apparue comme une manière de résoudre le problème de la valeur et du prix. Mais ce concept a fait long feu et n'a débouché sur aucune application convaincante, loin s'en faut, dans les sociétés socialistes et les autres. Inapproprié, il est aujourd'hui fort justement abandonné même si l'usage veut que soient toujours exprimées en temps de travail les dépenses propres à chaque besoin (« Il m'en coûte dix heures de fabriquer telle chose ou de réaliser telle action »).

En premier lieu, la valeur-travail présente le triple inconvénient d'ignorer les différences d'intensité énergétique d'une fonction à l'autre ou d'un moment à l'autre, et surtout de ne pas se prêter à des comparaisons entre individus:

- le degré d'affinement de l'énergie requise varie grandement d'une fonction à l'autre ; il n'est pas sensé de comparer selon la durée l'effort induit par une promenade et l'effort induit par l'étude,

- selon les circonstances, une activité est ressentie comme une utilité propre à élever le niveau global de satisfaction ou comme un effort qui le rabaisse ; ce n'est pas la même chose de canoter dans le bois de Boulogne ou de ramer sur les galères du Roy !

- d'un individu à l'autre, les fonctions n'ont pas les mêmes aptitudes à assimiler et utiliser leurs ressources énergétiques ; ainsi une heure de composition poétique ne produit-elle pas la même satisfaction selon que l'on s'appelle Hugo ou Pécuchet.

David Ricardo n'est pas dupe de l'hétérogénéité des fonctions et des individus : « quoique je considère le travail comme la source de toute valeur, et sa quantité relative comme la mesure qui règle presque exclusivement la valeur relative des marchandises, il ne faut pas croire que je n'aie pas fait attention aux différentes espèces de travail et à la difficulté de comparer celui d'une heure ou d'un jour consacré à un certain genre d'industrie, avec un travail de la même durée consacré à une autre production » (Des principes de l'économie politique et de l'impôt).

En second lieu, plus gravement, la valeur-travail ignore l'ambivalence de la dépense d'énergie dans toute activité, y compris dans le travail et la production de marchandises. Une partie de l'énergie est ressentie comme une désutilité immédiate et ne se justifie que par des utilités différées. C'est par exemple la peine que prend l'employé à gagner un bureau dont il n'attend d'autre satisfaction que le salaire de fin du mois. Tandis qu'une autre partie de la dépense énergétique, indissociable de la précédente, est ressentie comme un bienfait immédiat. C'est par exemple le plaisir que prend l'artisan à travailler à son établi  ; même s'il ne vend rien de la journée, il n'a pas pour autant entièrement perdu son temps, il lui reste d'avoir vécu, senti, parlé et exercé ses mains et son esprit ; autant d'utilités concomitantes qui contribuent à son niveau global de satisfaction et n'ont pas de valeur d'échange. À l'extrême, une personne qui accomplit son métier avec plaisir parce qu'il s'intègre à son besoin intrinsèque d'activité et, donc, à son niveau d'ambition, celle-là n'aurait pas motif de demander une rétribution même si sa contribution à la collectivité est de grande valeur !

En laissant glisser le sens des mots, nous en arrivons au paradoxe que la dépense en temps et en énergie (la valeur-travail ricardo-marxienne) ne mériterait d'être considérée comme un coût méritant salaire que lorsque la personne est inapte au travail qu'elle effectue et souffre de l'effort qu'elle s'impose. Deux conclusions à tirer de ce paradoxe: qu'il est inexact de mêler travail et activité créatrice, effort et utilité ; que ce qui est rétribué dans le métier n'est pas l'effort fourni mais les utilités commercialisables par lesquelles la personne contribue à la satisfaction de ses concitoyens.

Aparté sur le paradoxe de Saint-Pétersbourg

L'espoir d'un gain important ne séduit que très relativement le joueur si ce gain doit lui occasionner beaucoup de sur-satisfactions... C'est ainsi que la théorie des besoins tranche le paradoxe de Bernoulli. 

Le paradoxe de Daniel Bernoulli (1738) exprime l'idée que personne n'est prêt à miser une très forte somme dans un jeu même si un calcul des probabilités l'assure qu'il a plus de chances de gagner que de perdre ("Un tien vaut mieux que deux tu l'auras !"). Le mathématicien et les néo-classiques expliquent le paradoxe par l'utilité marginale décroissante du revenu[3]… De là l'impôt progressif sur le revenu : une même somme d'argent ayant moins d'utilité pour un riche que pour un pauvre, il est juste que le premier soit proportionnellement plus imposé. Mais rien ne vient démontrer la décroissance du revenu marginal. Maurice Allais a essayé de contourner l'obstacle par un paradoxe à sa manière qui montre qu'au voisinage de la certitude, les agents économiques préfèrent celle-ci à une espérance mathématique plus élevée.

La théorie des besoins apporte un éclairage intéressant en faisant valoir que le revenu monétaire ne comble jamais qu'une partie des besoins. Le revenu est assimilable à une combinaison particulière d'opportunités: avec de l'argent à volonté, l'individu est en situation de combler à satiété certains besoins physiologiques ou ludiques tandis que ses autres besoins, en particulier d'ordre affectif, restent en l'état. Autrement dit, chez un individu aux satisfactions affectives limitées, un revenu très fortement accru peut n'avoir guère d'incidence sur le niveau global de satisfaction… sauf à croire que la fortune génère de la tendresse refoulée et suscite l'affection sincère d'autrui.

Dans ces conditions, sans qu'il soit nécessaire de se référer aux exploits mathématiques de Bernoulli et Allais, on comprend qu'un individu moyen juge déraisonnable de miser gros au jeu car, s'il gagne, il se trouve en situation de ne savoir que faire de ses gains, et s'il perd ne serait-ce qu'un peu d'argent, il risque de voir son niveau global de satisfaction chuter dramatiquement. D'un côté, des besoins matériels sur-satisfaits, de l'autre le risque d'une gêne sévère.

À noter qu'un individu aux revenus précaires, mais bien intégré dans son milieu familial et social, peut trouver du goût à miser à la loterie des sommes modérées, car s'il les perd, sa condition matérielle ne s'en ressent guère plus que si lui échappe un petit travail occasionnel ; tandis que, s'il gagne, il peut combler ses besoins matériels au niveau de ses besoins affectifs et augmenter très sensiblement son niveau global de satisfaction… Ne serait-ce pas une explication à la vogue des jeux de hasard par temps de crise sociale ?

De ces observations, je conclus qu'il ne faut préjuger en rien de l'utilité marginale du revenu monétaire, laquelle dépend avant toute chose de la grille des besoins de chacun (voir plus loin le passage relatif au principe de satiété). La critique du paradoxe de Bernoulli et de l'idée de comparer d'un individu à l'autre l'utilité que procure l'argent donne du corps à l'argumentation anti-utilitariste de John Rawls (Théorie de la justice)…


[1] « Dans l'une de ces expériences l'on présente au tachistoscope, à des sujets que l'on fait jeûner de plus en plus longtemps, des objets familiers parmi lesquels quelques plats de nourriture. On constate qu'au fur et à mesure que le jeûne augmente, les sujets perçoivent, pourtant dans la même série d'images, de plus en plus de choses à manger » (Les motivations , PUF, Paris, 1981, page 42).
[2] Pourquoi, dans les usines, les "heures sup" (les heures de travail qui viennent en supplément de la durée hebdomadaire légale) bénéficient-elles d'un sur-salaire ? — Derrière une argumentation sociale équivoque (la 41e heure est-elle tellement plus pénible que la 39e ?), il y a la volonté de convaincre les ouvriers de travailler plus longtemps qu'ils n'en auraient normalement envie  : « 40 heures de travail par semaine suffisent à mon besoin d'activité. Une heure de plus active mon organisme davantage que ne le requiert mon compromis longévité/plénitude. Mais si cette heure m'est payée 75 francs au lieu de 50, je me donne  l'illusion, grâce à ce gain imprévu, de pouvoir plus tard élever mon niveau global de satisfaction. J'accepte, au détriment de mon besoin de repos et de mon compromis longévité/plénitude immédiat, de rester plus longtemps à l'usine »… Toute autre serait la conclusion de l'ouvrier si toutes ses heures lui étaient payées au même taux, disons 54 francs  : rien ne viendrait plus cacher à ses yeux la désutilité  d'un travail trop long.
[3] Quoiqu'il en soit de l'explication, le paradoxe met à mal l'image d'un homo œconomicus  rationnel. « Puisqu'il est évident que les gens ne sont pas disposés à risquer une mise infinie pour une partie équitable, l'hypothèse selon laquelle les gens se comportent de façon à maximiser l'espérance mathématique de leur revenu bute sur une contradiction » (Blaug M., La Pensée économique , Economica, Paris, 1981, page 387).

Publié ou mis à jour le : 2018-03-23 12:57:23