Comment la monnaie unique tue l'Europe
2 - La rigueur est sans issue
Confronté à un déficit commercial endémique, un État est normalement condamné à s'endetter, autrement dit à rapatrier des devises de façon à maintenir l'équilibre de la balance des paiements. Mais aucun État ne peut indéfiniment emprunter à l'étranger (note) car ces emprunts supposent le versement d'intérêts d'autant plus élevés que l'État est réputé fragile.
Pour éviter de s'endetter ad vitam aeternam, tout État doit donc équilibrer sur le long terme sa balance commerciale, soit par une réduction drastique de la consommation intérieure, soit par un réajustement monétaire, autrement dit une dévaluation. La monnaie unique excluant par définition un réajustement monétaire entre les États de la zone euro, ceux-ci n'ont d'autre issue que de se « serrer la ceinture » pour combler le déficit commercial avec leurs partenaires.
Voyons ce qu'il en est des trois manières de se confronter au déficit commercial :
L'endettement extérieur peut prendre diverses formes : emprunts d'État, emprunts privés, investissements. Il s'agit dans tous les cas de compenser une dépense immédiate (le déficit commercial) par une prise de gages sur l'avenir.
- Les banques et les entreprises peuvent emprunter à l'étranger.
C'est ce que l'on a vu en Espagne dans les années 2000, où le secteur privé a profité des taux d'intérêt bas autorisés par la BCE pour investir massivement dans l'immobilier. L'argent qu'avaient engrangé les créanciers étrangers avec leurs ventes de biens et services aux Espagnols a pris de la sorte le chemin du retour, de façon à rétablir l'équilibre de la balance des paiements. Mais après la « crise des subprimes », quand la bulle spéculative a éclaté en Espagne, avec un effondrement des ventes d'appartements, le secteur privé, au bord du gouffre, a appelé l'État à l'aide et l'endettement a été reporté sur celui-ci.
- Le pays peut vendre ses « bijoux de familles » de façon à compenser une partie du déficit commercial.
C'est ce que l'on observe à la marge en France avec les achats de vignobles, de clubs de football et d'hôtels particuliers par les Chinois ou encore les Quataris, ainsi qu'avec l'entrée de capitaux étrangers dans les grandes entreprises (Club Med, PSA, Alstom...).
- Plus sérieusement, l’État peut compenser la déperdition de monnaie occasionnée par le déficit commercial en s’endettant auprès de l’étranger. Il recycle ses emprunts dans le circuit économique pour secourir les chômeurs victimes de la concurrence étrangère (aides sociales ou création d’emplois aidés) ou, mieux encore, aider les entreprises à y faire face (aides à l’embauche, l’investissement et la recherche…).
Le montant des emprunts est recyclé dans le circuit économique pour secourir les chômeurs victimes de la concurrence étrangère (aides sociales ou création d'emplois aidés) ou, mieux encore, aider les entreprises à y faire face (aides à l'embauche, l'investissement et la recherche...).
Cette attitude est celle des États démocratiques, soucieux de préserver avant tout la cohésion nationale. Mais elle les laisse à la merci des créanciers étrangers qui peuvent spéculer contre eux et leur imposer des taux d'intérêt exorbitants. Elle a surtout l'inconvénient de ne régler en rien le déficit commercial et même de l'aggraver par effet cumulatif. Les intérêts versés à l'étranger l'amplifient en effet d'année en année et rendent plus difficile sa résorption.
Il n'est pas mauvais qu'un État s'endette pourvu que ce soit de façon modérée et dans le cadre national. C'est une façon pour lui de capter une épargne stérile et de la recycler vers les parties les plus dynamiques du pays (soutiens à l'investissement ou à la consommation). Et si l'État s'endette massivement à l'étranger, pas d'affolement ! Cette dérive n’a rien de dramatique pourvu que la monnaie nationale préserve l’équilibre des échanges extérieurs.
C’est ce qu’attestent les exemples étrangers :
Le Canada et la Suède, confrontés à une dette publique très importante dans les années 1990, en bonne partie souscrite à l'étranger, ont d'abord procédé à une sévère dévaluation de leur monnaie. Ils ont pu de la sorte rééquilibrer leur balance commerciale, relancer leurs exportations et réduire leurs importations. Le rééquilibrage des finances publiques a été ensuite un jeu d'enfant : avec un secteur productif en ordre de marche et des entreprises disposées à embaucher à nouveau, nul n'avait plus besoin des secours de l'État.
Le plus spectaculaire est le cas de l'Islande. Frappée plus qu’aucun autre pays par les dérives de son secteur bancaire en 2008, elle a retrouvé en trois ans à peine le chemin de la croissance, d’une part en imposant à ses banques de rembourser elles-mêmes le coût de leurs erreurs, d’autre part et surtout en dévaluant fortement sa monnaie. Forte de sa souveraineté retrouvée, elle a adressé un pied de nez à Bruxelles en retirant tout bonnement sa candidature à l'Union européenne.
Le Japon a une dette publique plus importante qu'aucune autre (elle est supérieure à 200% du PIB). Pourtant, le pays demeure riche et solide avec une espérance de vie et des critères de bien-être très élevés. C'est que le Japon a conservé jusqu'à ces dernières années une balance commerciale équilibrée et n'a pas eu besoin d'emprunter à l'étranger. Sa dette publique, toute entière souscrite par des nationaux, n'est donc pas de même nature que celles de la France ou la Grèce. C'est une forme d'impôt rémunéré, avec l'avantage que les créanciers sont solidaires de l'État et n'ont pas intérêt à spéculer contre lui. S'il fait faillite, eux-mêmes en pâtiront (ce fut le cas en France en 1789-1795).
Le Royaume-Uni occupe une place à part. Ce pays, qui n'appartient plus que pour la forme à l'Union européenne et se rapproche à grandes brasses des États-Unis, a pu se relever de la « crise des subprimes » en laissant glisser sa monnaie avant de s'attaquer aux rigidités de l'État. Il a conservé une solide base industrielle, mais sa préférence pour le secteur financier et son acceptation des inégalités freinent son rebond.
Les États de la zone euro, à défaut d'emprunter, n’ont d’autre issue que de se « serrer la ceinture » pour combler le déficit commercial avec leurs partenaires.
Ils peuvent tenter de diminuer les importations et la consommation intérieure par une réduction autoritaire et drastique des dépenses publiques : salaires des fonctionnaires, aides sociales, commandes publiques, pensions de retraite. Il se résigne dans ce cas à une baisse programmée du Produit Intérieur Brut et à l'appauvrissement de la population.
Cette politique est celle imposée par la « troïka » (BCE-FMI-Commission) à Athènes, Lisbonne ou encore Nicosie, sous prétexte de réduction des déficits publics. Elle est qualifiée par ses promoteurs de « dévaluation interne », un barbarisme destiné à éviter le terme maudit de « déflation », qui rappelle les mauvais souvenirs des années 1930, quand, pratiquée avec zèle par le chancelier chrétien-démocrate Brüning, elle a désespéré les Allemands et fortement contribué à l'accession au pouvoir de Hitler.
Non seulement elle appauvrit les pays concernés mais elle aggrave aussi les injustices sociales car les classes dominantes ont toujours moyen d’échapper à la rigueur commune. Et il est pour le moins paradoxal qu’à Chypre, en mars 2013, la « troïka » ait imposé une taxation des dépôts bancaires et une nationalisation des grandes entreprises privées dans le seul but de sauver la monnaie unique, alors que celle-ci est présentée comme la clé de voûte d’une économie fondée sur la libre entreprise et le respect de l’épargne !... Enfin, cette politique tourne le dos à la tradition démocratique de l’Europe en conduisant des fonctionnaires européens à imposer des mesures de rigueur par-dessus la tête des élus nationaux, à la manière des gouverneurs coloniaux d'antan.
Pour quels résultats ? La « dévaluation interne » est très difficile à mettre en œuvre pour les raisons susdites. En théorie, grâce à une baisse autoritaire des salaires et des pensions, elle conduit à une baisse de prix des productions locales et donc à une augmentation des exportations, ainsi qu'à une baisse de la consommation et donc à une diminution des importations. Mais elle aboutit aussi à une diminution des échanges intérieurs : les consommateurs potentiels, ayant des revenus moindres, réduisent leurs achats. Faute de recettes suffisantes, les entreprises les plus fragiles mettent la clé sous la porte et le chômage explose. Ultime paradoxe : la baisse d'activité conduit à une perte de recettes fiscales que ne compensent pas les coupes dans les dépenses publiques. Au final, la dette publique augmente ou se stabilise à peine.
En Grèce comme en Espagne et au Portugal, la richesse nationale a ainsi chuté d'un quart environ entre 2008 et 2012, ce qui est proprement énorme et ne se voit d'ordinaire qu'en temps de guerre. D'autre part, ces pays sont redevenus des pays d'émigration et voient fuir leur jeunesse diplômée, obérant leur développement futur. À terme, les thuriféraires de la monnaie unique n'offrent d'autre perspective aux habitants de ces pays que de stabiliser leurs revenus très en dessous des pays les plus riches de la zone euro, sans espoir de rattrapage.
Sans doute nous rapprochons-nous de ce terme : en 2014, la Grèce a vu ainsi sa balance commerciale repasser à l’équilibre du fait de l’effondrement des importations ; fort logiquement, conformément à notre analyse, le budget de l’État s’est retrouvé en excédent primaire, n’ayant plus besoin d’emprunter que pour rembourser les intérêts des emprunts antérieurs ; la contrepartie de ces « bonnes nouvelles » comptables est la crise humanitaire qui frappe le pays de l’aveu même des instances de Bruxelles.
Dans le même temps, le gouvernement de Madrid s’est félicité d’un début de reprise économique ; c’est que, simplement, les salaires en Espagne ont tellement baissé que les entrepreneurs ont pu reprendre des parts de marché dans la zone euro à leurs concurrents français, belges ou autres.
Cette forme de « dévaluation compétitive », à l'opposé des buts affichés de l'euro, disqualifie injustement le projet européen dans son ensemble... Il serait dommage que l'œuvre de Jean Monnet et Robert Schuman sombre corps et biens du fait de l'idéologie de la monnaie unique.
Revenons sur l'ultime remède au déficit commercial, celui que s'interdisent les États de la zone euro. Il est pratiqué de toute éternité avec succès par les États maîtres de leur monnaie. Il consiste à laisser glisser le taux de change de façon à réajuster la valeur des importations au niveau des exportations.
Quand la France avait des francs et l’Allemagne des marks et que les Allemands vendaient aux Français plus de Mercedes qu’ils ne leur achetaient de Renault, il s’ensuivait (comme aujourd’hui) un déséquilibre de la balance commerciale entre les deux pays. Mais celui-ci s’éteignait de lui-même dès lors que la Banque de France dévaluait le franc, autrement dit qu'elle renonçait à soutenir son cours par des achats de devises à l’étranger : dans ce cas, les Allemands qui disposaient de francs en excédent devaient accepter de l'échanger avec une décote pour récupérer des marks. La valeur relative du franc diminuant, les Mercedes devenaient plus chères que les Renault et Français et Allemands retournaient vers ces dernières. Il en allait ainsi jusqu’au rééquilibrage de la balance commerciale.
Ainsi la monnaie nationale protégeait-elle chaque pays contre lui-même : les Français contre leur propension à trop consommer (importer) et pas assez produire (exporter) ; les Allemands contre leur propension à trop épargner et trop… travailler.
Quand il est nécessaire de rééquilibrer la balance commerciale, la dévaluation répartit l’effort de façon parfaitement équitable entre tous les citoyens, qu’ils soient rentiers, retraités, entrepreneurs ou salariés. Au demeurant, cet effort est relatif : la dévaluation accroît le prix des importations mais pas des productions nationales. Elle est en théorie parfaitement indolore pour quiconque a coutume de consommer exclusivement des biens de son pays. D’autre part, elle réduit le prix des exportations et permet de relancer celles-ci, autrement dit de développer l’activité nationale.
Par le biais d'une dévalorisation régulière du franc par rapport au mark, la France a pu, pendant un demi-siècle, se confronter avec succès à l'Allemagne, en dépit d'une organisation industrielle beaucoup moins agressive.
En 1949, le mark valait à peu près un franc. Dans chacune des quatre décennies suivantes, jusqu'en 1989, le mark a gagné environ 30% par rapport au franc jusqu'à valoir 3,35 francs. Pendant toute cette période, malgré ou à cause de cela, la France a rattrapé son retard industriel et social sur sa voisine d'outre-Rhin. Il y a encore une quinzaine d'années, rappelons-le, PSA concourait avec Volkswagen pour la première place dans l'industrie automobile européenne (note).
À l'abri de sa monnaie, la France s'est ainsi développée en cultivant une manière faite de solidarité, de créativité et aussi d'un certain laisser-aller qui donne du goût à la vie... Contrairement à la propagande complaisamment relayée par les médias, la dévalorisation régulière du franc par rapport au mark n'a en rien entravé l'économie française ni altéré le bien-être des Français.
La création de la zone euro n’a pas supprimé les dévaluations. Elle les a seulement déplacées. Il n’y a plus de réajustement monétaire possible entre les pays de la zone euro mais l’euro lui-même fluctue allègrement par rapport aux autres devises au gré des échanges commerciaux et également de la spéculation. Les promoteurs de la monnaie unique stigmatisent le retour aux anciennes monnaies en agitant le spectre des dévaluations mais ils applaudissent à qui mieux mieux, en France en particulier, quand l'euro dévisse en quelques mois de 30 à 50% par rapport au dollar. Est-ce bien sérieux ?
La France, dont une partie du déficit commercial est lié au cours trop élevé de l'euro, réclame à intervalles réguliers sa dévaluation au forceps. Mais dévaluer la monnaie unique n'est pas pertinent dès lors que les échanges de la zone euro avec le reste du monde sont à l'équilibre (grâce aux exportations allemandes). Le cours de l'euro comme de toutes les monnaies résulte de façon naturelle de l'équilibrage des échanges commerciaux. Toute tentative de le forcer dans un sens ou dans l'autre conduit à des déséquilibres dommageables pour toutes les parties.
Au demeurant, la dévaluation de l'euro facilite peut-être les exportations de la France vers le reste du monde mais ne change rien au déséquilibre de son commerce avec les autres pays de la zone euro. Ainsi, en 2014, les exportations françaises de biens manufacturés ont continué de diminuer malgré la chute de l’euro par rapport au dollar.
Quant à l'Allemagne, elle a tout à perdre à la dévaluation de l’euro car ses exportations, qui sont constituées pour l'essentiel de biens d'équipement, ne sont pas élastiques (leur ventes ne sont pas liées à leur prix mais à leurs performances techniques) : avec un volume de ventes quasiment constant et des prix plus bas, elles lui rapportent au total moins de devises.
Libre à une société humaine de vivre de façon plus indolente ou dispendieuse que ses voisines ; simplement, dans ce cas, elle doit accepter de laisser filer sa monnaie et payer ses importations plus cher. C'est son choix.
Si la France a choisi de dorloter sa fonction publique et ses intermittents du spectacle, d'entretenir une force nucléaire et d'engager son armée chaque fois que nécessaire, d'ouvrir les bras à une immigration venue des régions les plus déshéritées de la planète, de chouchouter ses bébés... c'est son choix, dicté par la démocratie. De son côté, l'Allemagne a fait le choix de privilégier ses ouvriers et techniciens de l'industrie, de se tenir en-dehors des conflits qui agitent la planète, de restreindre l'immigration aux travailleurs qualifiés du continent européen et de tourner le dos aux bébés (et à l'avenir).
Ces choix opposés se soldent par des charges sociétales beaucoup plus lourdes de ce côté-ci du Rhin. Il s'ensuit pour les entreprises françaises un déficit de productivité. Jusqu'en 1999, la monnaie nationale le compensait en se réajustant régulièrement à la baisse par rapport au mark.
Avec la monnaie unique, les Français n'ont plus d'autre alternative que de s'aligner sur les choix sociétaux de leur concurrent principal, l'Allemagne, ou d'accepter le déclin irréversible de leurs industries et de leur niveau de vie.
Cela signifie de façon très claire de cesser d'embaucher de nouveaux fonctionnaires et d'aligner les statuts de la fonction publique sur les contrats de travail de droit privé, de renoncer aux responsabilités militaires et diplomatiques attachées au statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, de ne plus accueillir « toute la misère du monde » sauf à la mettre au travail avec des salaires et des horaires du niveau de ceux des Roumains d'Outre-Rhin, d'en terminer avec les gâteries, crèches et allocations destinées aux familles et aux bébés, et bien sûr de revenir sur la retraite à 60 ans, la semaine de 35 heures, les cinq semaines de congés payés et les RTT...
D'aucuns pensent que le maintien de la monnaie unique justifie cet alignement sur la grande Allemagne. Même si cela était, il faut voir que la France n'aboutirait aux économies escomptées qu'après de longues années durant lesquelles se poursuivrait la désindustrialisation du pays, avec au bout du chemin un appauvrissement irréversible.
Publié ou mis à jour le : 2019-09-20 11:04:31