Le blog de Joseph Savès
Herodote Facebook Herodote Twitter Herodote Youtube
>
Entreprises et concurrence

Besoins

Conclusion


La prospérité au péril des égoïsmes

« Il est impossible de comprendre l'histoire de la pensée économique si l'on ne porte pas attention au fait que la science économique est en soi un défi à l'orgueil des détenteurs du pouvoir » (Ludwig von Mises, L'action humaine).

En portant la dernière touche à cette recherche d'une demi-vie, j'éprouve le sentiment d'avoir dépeint une économie qui n'existe déjà plus. En France et dans une grande partie de l'Europe occidentale, c'est le rêve d'une société à la scandinave, opulente, égalitaire et fraternelle, qui vacille sous nos yeux. Tout l'effort pluriséculaire d'unification autour des classes moyennes est remis en cause par la désagrégation des pouvoirs régaliens et de la puissance publique. Le corps social se délite au nom du chacun pour soi. Hormis l'humanitarisme ou le philanthropisme béat, il ne semble plus y avoir dans nos sociétés d'objectif commun propre à transcender les égoïsmes et à préserver les solidarités essentielles au bien-être de chacun. Dans les métropoles, en avance sur les campagnes et les petites villes, les classes aisées consolident leurs privilèges; elles s'éloignent des classes pauvres et des minorités ethniques qu'elles ont installées sans se soucier de leur intégration : écoles distinctes, quartiers distincts, automobiles pour les uns, transports en commun pour les autres, cliniques privées pour les uns, hôpitaux publics pour les autres. Les privilégiés s'enferment dans des ghettos de luxe et renouent avec les charmes de la domesticité. Voilà que prend forme le cauchemar cinématographique de Fritz Lang, Metropolis . À moins qu'il ne s'agisse d'un retour à La Comédie humaine .

Les  instruments du progrès économique et social sont en passe d'être accaparés par un groupe de managers et d'hommes politiques se renouvelant par cooptation et dépourvu de tout autre objectif que le renforcement de son pouvoir et la préservation de ses revenus. La compétence et l'efficacité justifieraient-ils quelques avantages? — Jamais depuis les débuts de la Révolution industrielle, dans les pays précités, les résultats en matière de gestion et de politique n'ont été aussi médiocres et éloignés des objectifs publiquement affichés que dans les années 80… et jamais les responsables n'ont bénéficié d'autant de privilèges et d'immunités[1].

Les déboires actuels de la politique et des idées portent les élites à chercher dans la boule de cristal des économistes les remèdes à leurs maux. Mais rien ne sert de s'obstiner sur les agrégats fondamentaux de la macro-économie. Les plus géniaux des experts ne pourront jamais établir les dosages optimums de taux d'intérêt, déficits publics et masses monétaires appropriés aux circonstances du moment. Trop de paramètres et d’interactions jouent sur ces agrégats. Si tant est qu'il fût possible de les manipuler à bon escient, leur parfaite maîtrise ne remédierait en rien à l'asthénie des échanges, pas davantage qu'un bon comptable n'efface les fautes d'un mauvais patron.

Craignons que la haute administration n'échappe au contrôle des citoyens comme cela se voit d'ores et déjà dans les rapports de la France avec ses (ex)-colonies d'Afrique noire. Craignons que les pressions des groupes d'intérêt et des corporations supplantent le pouvoir des urnes, comme cela se voit déjà dans les grands pays et dans les instances de l'Union Européenne. Craignons enfin que la démocratie élective ne puisse plus assurer sa fonction régulatrice, qui est de promouvoir en toute circonstance les responsables les plus aptes à conduire le pays et de renvoyer les dirigeants ayant failli. Dans cette éventualité, une partie croissante de la population n'aurait plus guère l'espoir d'améliorer son bien-être ni de s'épanouir selon ses aspirations. Comme au temps des Empires, les efforts des individus seraient subordonnés aux exigences d'une minorité propriétaire du droit.

Diversité et démocratie

La démocratie est une condition nécessaire à l'épanouissement de chacun… Ce n'en est pas toutefois une condition suffisante. Sans une éthique respectueuse du droit et des individus, le suffrage universel mène aux pires excès, de Hitler à Milosevic.

J'espère que ce continent abandonnera bientôt l'économisme et que nous verrons le retour de la politique. Alors, les responsables se feront un devoir de respecter la diversité des individus et leurs incommensurables besoins, ils lèveront les obstacles aux échanges économiques et sociaux, ils laisseront enfin le marché au marché. Les citoyens, quant à eux, se feront un devoir de veiller au respect du droit et de l'égalité de tous devant la loi, à défaut de quoi il n'y a pas d'échange équitable.

C'est la démocratie qui apparaît à ce jour comme le plus apte de tous les systèmes à respecter la diversité des individus et à promouvoir leurs aspirations respectives. Dans une société démocratique constituée de citoyens libres et égaux en droits, quoique différents par leurs aspirations, les pouvoirs publics ont fonction de garantir et maintenir la liberté et l'égalité des droits. Ils veillent à ce que nul n'empiète sur la liberté et les droits d'autrui. Ils permettent à chaque citoyen d'agir sereinement au mieux de son objectif de sur-vie, lequel n'exclut pas des occupations d'ordre affectif, altruiste ou ludique.

Sous sa forme moderne comme sous la forme ancestrale des communautés de village, la démocratie tire sa justification de ce que les individus sont avant toute chose le produit de leurs gènes, donc tous différents. Elle repose sur le constat inavoué que la société est tissée de conflits entre des aspirations individuelles qui ne pourront de toute façon jamais converger. Il n'y a pas en démocratie d'objectif collectif. Le consensus et le Contrat social sont des illusions et la paix civile ne peut venir que de la recherche permanente du compromis entre les objectifs particuliers de chacun.

L'économiste Friedrich von Hayek plaide brillamment pour le système démocratique, qu'il ne craint pas d'appeler individualisme… bien que ce mot garde dans l'opinion commune une connotation péjorative, associée aux accusations d'égoïsme et d'affairisme. Il y voit le principe grâce auquel la société peut se perpétuer dans un environnement incertain[2]. En termes plus modernes, je préfère nommer libéralisme l'ensemble des idées, en économie et en politique, qui reposent sur la conviction que les individus sont libres et responsables, riches de leurs différences, seuls à même de choisir leur voie, et qu'il importe de leur en laisser les moyens.

Les instances démocratiques, en établissant les conditions minimales pour que soient respectés la liberté et les droits individuels, enseignent ce qu'elles pensent être bien pour l'ensemble des individus, indispensable à leur cohabitation pacifique. Edicter le bien revient à délimiter par défaut les comportements qui ne nuisent pas à autrui. C'est le travail des gouvernants, des juges et de la police. S'y tenir ne suffit pas, cependant, à la prospérité d'une nation.

Il faut aussi une éthique partagée par le plus grand nombre, qui enseigne ce qui est le mieux.. Prôner le mieux, c'est reconnaître par avance que beaucoup d'individus n'ont pas la capacité ou la volonté d'y atteindre; c'est comprendre et accepter les comportements qui s'en éloignent. Mais c'est aussi proposer aux individus les plus méritants et les plus volontaires un défi à leur mesure; c'est répondre à leurs besoins d'amélioration, de dépassement de soi et de plus grande plénitude.

En l'absence de ce référentiel, tous les comportements non-nuisibles sont placés au même niveau et il n'est possible à personne de discerner lesquels pourraient combler ses besoins d'affirmation de soi, de reconnaissance sociale, en bref, de plénitude. Chaque individu est livré à lui-même, empêché de connaître les opportunités qui lui permettraient d'élever son niveau d'ambition, dissuadé donc de faire effort sur lui-même pour s'améliorer. À défaut d'être mis au défi par des idéaux nobles, les plus ardents se replient sur des valeurs équivoques qu'ils cultivent en cercles restreints. Golden boys, hooligans, dealers et terroristes sont les enfants perdus d'une société occidentale qui n'énonce guère que des opinions convenues, et, en fait d'éthique, s'en tient au conformisme politically correct.

Droits de l'Homme ou Devoirs de la Société ?

« Article premier : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune » (Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen).

Nier la prépondérance de l'héritage génétique, c'est donner à penser qu'il est possible à une superstructure étatique de modeler les individus, c'est ouvrir la voie aux idéologies de l'Homme Nouveau et aux totalitarismes, c'est enfin mettre en selle léninisme, nazisme et intégrismes divers. Les idéologies totalitaires qu'ont connues notre siècle et le précédent étaient ainsi fondées sur la croyance qu'il appartenait à une entité supérieure de définir et de gérer les besoins des individus. Dogmatiques, ennemies du libéralisme, ces doctrines scientistes et rationnalisantes ont conduit à des impasses douloureuses, insensées et mortelles parce que trop éloignées de la complexe réalité.  En entrant au musée des illusions perdues, elles n'auront eu que ce qu'elles méritaient.

Maints penseurs considèrent encore qu'il appartient à la "Société" de définir très précisément les conditions minimales d'existence et les besoins qu'il convient de satisfaire. La Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, rédigée en 1948 à San Francisco, est conforme à cette vision du monde : elle énumère de façon circonstanciée les besoins que tout gouvernement se doit d'assurer à ses sujets : droit au travail, droit à la nourriture et au logement, droit à l'éducation, etc.

La passion pour les systèmes de planification économique s'explique à mon sens par leur aspect stable et ordonné, accessible à l'entendement. Et les idéologues tel Ivan Illich de dénoncer la confusion et la sous-productivité induites par la modernité : la libre concurrence et la vie urbaine qui caractérisent nos sociétés industrialisées s'opposent à l'image édénique des villageois d'antan, prisonniers d'un horizon limité mais fortifiés par le sentiment d'en avoir la maîtrise. C'est oublier que l'ordre n'est pas obligatoirement plus productif que le désordre. Dans la fabrication des machines à écrire et des imprimantes, quel est le meilleur moyen que les techniciens aient trouvé pour enfourner un maximum de ruban encreur dans la cartouche ? — Tout simplement d'introduire le ruban en vrac…

Contre les idéologies qui nient la diversité des êtres humains et prétendent imposer une définition monolithique du bonheur, il n'y a pas de meilleure alternative que de reconnaître le droit de tout homme à poursuivre son bonheur dans la voie qui lui agrée… dans les limites fixées par le droit d'autrui. La Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen reflète cette vision, avec un contrat minimaliste pour ce qui concerne les attributions du gouvernement, réduit à garantir la liberté de chacun, maximaliste pour ce qui concerne les devoirs attendus des citoyens, libres d'agir à leur guise mais dans le respect de la liberté d'autrui[3]. Avec des préceptes d'application universelle, la Déclaration de 1789 est neutre par rapport aux cultures, aux modes de vie et aux niveaux de développement technologique, par rapport aussi à la manière dont chacun entend garantir sa longévité et assurer sa plénitude. Plus que jamais elle est d'actualité et mérite de nous guider dans la recherche commune du mieux-être.


[1] Voir l'essai d'Alain Cotta, Le capitalisme dans tous ses états , Fayard, Paris, 1991.

[2]  « Le prix immédiat que nous avons à payer pour la variété et la liberté du choix peut parfois être très élevé, mais à la longue le progrès matériel lui-même dépendra de cette variété, car on ne peut jamais savoir quelle forme d'un produit ou d'un service peut donner lieu à un progrès » (La route de la servitude , page 44).

[3] Selon certains idéologues ultra-libéraux, les automobilistes devraient être libres d'attacher ou non leur ceinture de sécurité… Pourquoi pas ? Mais ceux qui ne l'attacheraient pas devraient en contrepartie payer une assurance complémentaire (sans doute très coûteuse) au nom du respect de la liberté d'autrui. Il ne serait pas normal en effet que les casse-cou obligent les conducteurs prudents à renoncer à une partie de leur revenu pour les soigner en cas d'accident. Revendiquer un droit, d'accord, à condition d'en assumer soi-même toutes les conséquences.


Épisode suivant Voir la suite
Besoins

Publié ou mis à jour le : 2018-02-18 00:01:55