Le blog de Joseph Savès
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Entreprises et concurrence

Livre 6 : Entreprises et concurrence

Chapitre 3 - Productivité


Mesure de la productivité

C'est une tâche élémentaire de la comptabilité d'entreprise que de recenser les facteurs de production et d'établir leur part respective dans les dépenses de l'entreprise. De ces analyses, il est possible d'en tirer un premier ratio, la productivité  sélective ou partielle, qui rapporte la quantité produite à une unité d'un facteur de production variable (par exemple, nombre de véhicules produits par ouvrier et par an). Un second ratio est la productivité globale, qui se définit comme le rapport de la quantité produite au prix de l'ensemble des facteurs de production consommés par l'entreprise.

La mesure de la productivité partielle permet aux responsables d'entreprise de se situer par rapport au passé ou par rapport à la concurrence. Elle se prête à des comparaisons entre entreprises ou dans le temps. Ainsi, on dira que la productivité de l'industrie automobile mondiale en journées de travail a progressé de x% dans les trois dernières années, en d'autre termes, que le nombre d'automobiles produites par journée de travail est en moyenne de x% supérieur à ce qu'il était il y a trois ans.

Les comparaisons d'une entreprise à l'autre ne sont pas non plus sans intérêt. On observera par exemple que l'assemblage d'une automobile réclame au Japon moins de journées de travail qu'en Europe. La meilleure productivité des tâches d'assemblage ou de tel autre facteur suffit-elle pour conclure à une plus grande efficacité des constructeurs japonais ? — En aucune façon, car elle n'exclut pas que d'autres facteurs de production, comme par exemple les tâches affectées à la sous-traitance, se révèlent a contrario  moins productif.

La productivité globale permet plus sûrement d'apprécier les progrès en matière d'abaissement des coûts. Elle permet aussi, pour un objectif de production, de simuler différentes combinaisons de facteurs et de calculer le coût de chaque combinaison en vue de choisir la plus profitable, celle qui assure la productivité la plus élevée. Tel constructeur automobile doit-il adopter des cellules d'usinage flexibles ou s'en tenir à des lignes de machines spéciales ? — La réponse lui vient d'une simulation des deux hypothèses, avec la comparaison des coûts globaux respectifs pour une même production. Les coûts pris en compte dans la mesure de la productivité globale sont normalement tous ceux, fixes ou variables, qui concourent au coût incompressible. Cela rend la productivité globale plus difficile à évaluer que la productivité partielle. Amortissement de machines, main-d'œuvre directe et achats de fournitures méritent d'être pris en compte, mais non les frais de publicité, les relations publiques ou les primes que s'octroient les managers[1].

NB : la productivité est un indicateur lié à la production d'une certaine quantité de marchandises (biens ou services). Elle ne doit pas être confondue avec la rentabilité financière - ou la profitabilité - qui, elle, ne passe pas nécessairement par un objectif de production. Quand, pour cause de rétrécissement du marché, le maintien de la profitabilité entraîne la liquidation des activités les moins rentables de l'entreprise, il s'ensuit arithmétiquement une amélioration du ratio valeur ajoutée/coûts. Mais la productivité ne s'améliore pas pour autant, elle peut même se dégrader en raison de la démotivation des salariés rescapés… et l'entreprise perd à cette amputation un peu de sa raison d'être. Un exemple caricatural en est fourni par Terraillon. Ce fabricant de balances, implanté en Savoie, a licencié en 1991 les quatre cinquièmes de ses salariés français et confié son approvisionnement à des fournisseurs asiatiques. Si, de gravement déficitaire, l'entreprise est devenue presque profitable, ce résultat ne doit rien à la productivité mais plutôt à la reconversion d'un manufacturier en importateur.

Economies d'échelle et productivité croissante

Grâce à la mise en œuvre d'équipements plus performants et à ce que l'on convient d'appeler des économies d'échelle, le coût de production moyen d'un produit devient d'autant plus faible que ce produit est fabriqué en quantité plus importante par l'entreprise.

Si la productivité augmente avec la quantité, deux motifs à cela :

1) Équipements plus performants :

Une production en grande quantité se prête à la mise en œuvre de techniques coûteuses à l'installation mais performantes à l'usage. Celles-ci nécessitent un volume minimum de production pour être employés au mieux de leurs capacités et amorties à un coût raisonnable. La fabrication des automobiles par Henry Ford offre le plus bel exemple qui soit de la relation entre quantité produite, baisse des prix, automatisation et division des tâches.

2) Économies d'échelle :

L'encadrement et les frais généraux ou administratifs ne croissent pas en proportion du volume produit ; quelle que soit sa taille, une usine n'a jamais qu'un directeur et, dans une propriété agricole, l'entretien des chemins, des haies et des granges ne coûte pas en proportion de la récolte.

Du fait des coûts non-proportionnels, les entrepreneurs sont tenus de vendre une quantité minimale de produits pour rentrer dans leurs frais. Ils prêtent une grande attention à ce qu'ils appellent le point mort, c'est-à-dire le niveau en deçà duquel leur production n'est plus rentable (prix de vente inférieur au coût unitaire moyen).

Synthèse :

À partir du niveau de production zéro, les coûts unitaires évoluent à raison inverse de la quantité produite. Cette règle s'applique à toutes les activités, pas seulement à la fabrication de biens manufacturés mais aussi aux services et à l'agriculture. Un agent d'assurances débutant doit se partager à tout moment entre les tâches commerciales pour lesquelles il est le mieux qualifié et les tâches administratives et comptables auxquelles il n'entend goutte. Il a intérêt à embaucher une secrétaire pour assurer ces tâches-là, à condition cependant que son volant d'activités soit suffisant pour l'occuper à plein temps. L'agriculture n'échappe pas aux économies d'échelle et à l'augmentation de la productivité avec la quantité. Avec un sol d'une fertilité naturelle donnée, le coût marginal est plus élevé pour celui qui cultive un rang de pommes de terre que pour celui qui en cultive 100 : dans le premier cas, l'arrosage se fait avec un seau, et le binage à la main ; dans le second cas, il devient rentable d'installer une pompe ainsi que d'employer un soc tiré par un cheval. Par ailleurs, l'introduction judicieuse de produits phytosanitaires assure dans tous les cas une augmentation de la productivité à l'hectare.

Dans la vie réelle, le développement d'une entreprise ne se fait pas en douceur. Il se solde à court ou moyen terme par des à-coup sur le coût moyen et la productivité globale qui correspondent à des paliers de productivité. Lorsqu'un entrepreneur arrive à la saturation de ses moyens,  il accroît ses capacités de production (achat d'une machine identique aux précédentes), il investit dans de nouvelles technologies (mise en place d'un atelier d'usinage automatisé) ou encore réforme son organisation interne (embauche d'une secrétaire). Son investissement se traduit dans les comptes de l'entreprise par des dépenses supplémentaires sous la forme d'un amortissement s'il s'agit de machines ou sous la forme de salaires.

Dans un premier temps, la production n'augmentant que progressivement, les dépenses supplémentaires entraînent une augmentation du coût moyen car elles ne sont pas immédiatement compensées par des recettes proportionnelles. Un sous-traitant qui s'équipe d'un deuxième centre d'usinage doit prospecter un certain temps avant de pouvoir doubler son carnet de commandes et occuper à temps plein sa nouvelle machine. L'agent d'assurances qui embauche une secrétaire voit son revenu personnel baisser aussi longtemps que l'accroissement de son portefeuille d'affaires ne compense pas le salaire de son employée.

Sous réserve qu'augmentent les recettes, l'investissement supplémentaire arrive peu à peu à l'optimum de son rendement et le coût moyen de production retrouve son niveau initial. Il se maintient à ce niveau si l'investissement ne correspond à rien d'autre qu'un accroissement de capacité ; il tombe en deçà si l'investissement correspond à une automatisation ou à une rationalisation du travail, avec une amélioration de la productivité globale.

Facteurs de production chers et productivité décroissante

Quand augmente la production, la productivité et les économies d'échelle trouvent toujours leurs limites.

Quel que soit le type d'activité, il vient un moment où la croissance de la productivité avec la quantité produite est freinée, voire devient négative. Les économistes de la période préindustrielle l'ont bien vu en ce qui concerne l'agriculture avec le fait évident que les défricheurs s'attaquent d'abord aux terres les plus fertiles ; lorsque la demande croît, ce sont des terres moins fertiles qu'il faut se résoudre à cultiver, d'où une augmentation du coût de production marginal. La loi des rendements décroissants qui s'en déduit a été émise pour la première fois par David Ricardo au début du XIXe siècle, au vu d'une société anglaise en pleine Révolution industrielle mais encore très éloignée de la société de consommation et proche des modèles de production ruraux. Deux siècles plus tard, il est difficile de lui trouver des illustrations concrètes tant il est vrai que la science, l'automatisation et la fabrication en grande série ont fait reculer les limites à partir desquelles décroissent les rendements dans l'agriculture et surtout dans l'industrie. « En réalité, observe avec justesse Raymond Barre[2], toute activité humaine connaît d'abord une phase de rendements croissants  et de coûts décroissants, puis un rendement maximum pour une combinaison optima des facteurs de production, enfin une phase de rendements décroissants et de coûts croissants. On peut seulement admettre que la zone des rendements décroissants est atteinte plus vite dans l'agriculture que dans l'industrie, parce que la puissance de l'homme sur la nature est bien moindre dans la première que la seconde ».

Le coût de production marginal d'un bien quelconque se remet à croître avec la quantité produite sous deux effets :

1) Alourdissement des frais de structure et des coûts fixes :

Ramené à une unité de marchandise, le coût des facteurs de production non-proportionnels ou "fixes" diminue d'abord à mesure que la production s'accroît. Mais au-delà d'une certaine taille, toute entreprise engendre des surcoûts de fonctionnement qui deviennent de plus en plus importants. Ils sont dus par exemple à la multiplication des échelons administratifs et à la moindre efficacité des circuits d'information et de décision. Dans une entreprise agricole, les surcoûts se traduisent par des distances excessives entre les bâtiments d'exploitation et les champs ou par une fertilité plus faible des nouvelles terres mises en culture, selon l'observation des économistes classiques.

À l'extrême, les économies d'échelle dues à la croissance sont purement annulées par les surcoûts de fonctionnement. Les gains de productivité deviennent négatifs. À cette absurdité, les gestionnaires modernes remédient en fractionnant l'entreprise en autant de divisions que nécessaire pour que chacune ait un coût de fonctionnement par unité de produit aussi bas que possible. Aujourd'hui, il ne manque pas d'industriels pour juger que l'effectif optimal d'une division autonome se situe ainsi aux alentours de 500 personnes. Le résultat, ce sont des holdings décentralisées, profitables quoique fragiles.

2) Enchérissement des facteurs de production variables :

Lorsqu'un facteur de production est consommé en quantité croissante, il vient un moment où les ressources d'où il provient réclament davantage de temps et d'énergie pour être transformées, valorisées, exploitées. Si leur activité exige davantage de peine et s'avère d'un coût plus élevé, les entrepreneurs qui fournissent le facteur de production considéré tendent à revendiquer un gain supérieur. Autrement dit, en devenant plus coûteux à obtenir, le facteur de production risque aussi de devenir plus cher et son prix plus élevé se répercute sur le coût des marchandises finales.

Exemples : une demande accrue de pétrole entraîne des efforts de prospection coûteux en hommes et en matériel, un besoin d'informaticiens réclame des efforts pour recruter et former des cerveaux laissés jusque-là en jachère ; il s'ensuit ici un enchérissement du baril, là des salaires. Si la demande de voitures Peugeot montait graduellement de 2 à 4 millions d'unités par an, l'industriel pourrait sans doute baisser fortement leur coût marginal. Autrement dit, la 4 millionième voiture de l'année lui reviendrait beaucoup moins cher à produire que la 2 millionième voiture dans le cas présent : il utiliserait ses équipements à 100% de leur capacité et n'aurait pas tellement plus de frais généraux et administratifs. Mais si la demande continuait de grimper, alors, le coût marginal monterait de plus en plus vite et l'on a tout lieu de penser que la… 50 millionième voiture serait beaucoup plus coûteuse pour l'industriel. En effet, sa production déséquilibrerait le marché en amont (matières premières plus coûteuses à extraire, fourniture insuffisamment rapide des machines, manque de main-d'œuvre qualifiée…). La production déséquilibrerait aussi le marché en aval (autres biens de consommation délaissés au profit de la voiture) mais cela est une autre affaire.

Le coût incompressible est fonction de la quantité produite

D'après les considérations précédentes, le coût unitaire moyen  d'un produit varie en fonction de la quantité. Il se décompose en facteurs de production "variables" ou proportionnels à la quantité produite et en frais de structure "fixes" ou non-proportionnels :

- les frais globaux de structure augmentent à partir d'une certaine taille de l'unité de production,

- les frais variables moyens décroissent sur les courte et moyenne période du fait d'une utilisation optimale des équipements ; ils atteignent cependant un plancher puis augmentent sur la longue période, les facteurs intervenant dans la production (fertilité du sol, salaires, matières premières, biens d'équipement) ne pouvant être mobilisés indéfiniment ou en quantités toujours plus grandes sans conséquence sur leur coût.

Le graphique ci-après représente l'évolution, dans une entreprise, du coût incompressible moyen en fonction de la quantité, sur une courte et une moyenne période. Les décrochements signalent des paliers de productivité et la mise en place de méthodes innovantes. D'abord sous-employées et non amorties, celles-ci se soldent par une élévation provisoire du coût moyen des facteurs de production variables. Avant chaque palier de productivité, le coût marginal passe par un minimum qui coïncide avec l'optimum de productivité dans l'environnement technique et social du moment.

Le graphique s'applique à toutes les catégories d'activité, mais avec des variations d'intensité : les perspectives de gains de productivité sont faibles par exemple dans les services (coiffure, entretien de locaux...) et maximales dans la production de biens manufacturés complexes. Un palier de productivité est exceptionnellement orienté vers le bas dans l'hypothèse où le producteur adopte une méthode de travail radicalement innovante, instantanément amortie, selon l'exemple d'Henry Ford inaugurant la fabrication à la chaîne… Mais s'agit-il encore de la même activité ?

graphique : coût moyen/quantité produite dans une entreprise

Une manière équivalente d'analyser la relation entre coût incompressible et quantité revient à considérer le coût marginal et le coût total au lieu du coût moyen :

- le coût marginal  est le prix des facteurs variables indispensables à la production d'une unité de plus ainsi que des frais de structure supplémentaires occasionnés par cette production ; il diminue aussi longtemps que le producteur peut réaliser des gains de productivité et que ceux-ci ne sont pas annulés par l'alourdissement des frais fixes et l'enchérissement des facteurs de production,

- le coût total  se rapporte à l'ensemble des facteurs de production variables et des frais de structure fixes ; il est assimilable à la somme des coûts marginaux de chaque unité.

Le coût total est une fonction croissante de la quantité. La courbe correspondante présente un point d'inflexion au point où le coût marginal est minimal, avant que l'alourdissement des frais de structure et l'enchérissement des facteurs de production n'entraînent sa remontée. Selon le graphique ci-après, elle présente des paliers qui signalent la mise de place de méthodes innovantes.

graphique : évolution des coûts totaux par rapport à la quantité


[1] Voir Riboud A., Modernisation mode d'emploi , Christian Bourgois, Paris, 1987, pages 71 à 84.

[2] Economie politique, tome 1 , PUF, Paris, 1955, page 497.


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4 - Vendeurs et acheteurs

Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 23:49:06