Livre 6 : Entreprises et concurrence
Chapitre 4 - Vendeurs et acheteurs
Mise en œuvre d'un projet commercial
Pour fixer le prix de leurs marchandises, les entreprises sont limitées par l'environnement ainsi que par la valeur que prêtent les individus auxdites marchandises.
Les entreprises ont pour vocation de vendre. Comme les individus, elles manifestent l'objectif légitime de tirer des échanges un revenu élevé afin d'acquérir davantage d'aisance dans le choix de leurs dépenses et dans l'optimisation de leur niveau global de satisfaction. Pour ce faire, elles poussent les prix à la hausse. Trois exceptions à cette règle :
- la conquête d'un marché par le "dumping",
- la mauvaise gestion,
- la philanthropie et la charité[1].
Un coup d'œil sur les marchés suffit à constater l'existence de freins à la hausse. Deux obligations retiennent en particulier les entrepreneurs de fixer un prix aussi élevé que possible à leurs marchandises :
1) L'obligation de composer avec un environnement infiniment complexe où pré-existent des habitudes de consommation, d'échanges, de prix et de revenus ainsi que des solutions alternatives. Il n'y a pas d'exemple qu'une marchandise se soit imposée du jour au lendemain à l'ensemble de ses utilisateurs potentiels… car il n'en existe pas d'absolument indispensable au comblement de tel ou tel besoin.
2) L'obligation de composer avec la valeur que prêtent aux marchandises les acheteurs potentiels. Selon le principe défini dans le Livre 5 (Le prix ), le prix auquel se vend une marchandise à un individu est normalement égal ou inférieur au total des prix virtuels des utilités qu'attend l'individu de la marchandise. Il n'y a guère que dans les situations de pénurie ou d'indisponibilité qu'un individu accepte de payer une marchandise à un prix supérieur. Un tel n'achète une marchandise à aucun prix que ce soit, parce qu'il ne lui voit aucune utilité susceptible de l'intéresser ; un autre l'achète dans la limite du prix virtuel des utilités susceptibles de l'intéresser.
Retenons à propos d'une marchandise standardisée que, plus son prix de marché est bas, plus il existe d'individus pour le juger conforme (inférieur ou égal) au total des prix virtuels de ses utilités, et plus il s'en trouve pour l'acheter. Il n'est pas possible d'aller au-delà de ce constat et de conclure sur les quantités vendues et le chiffre d'affaires réalisé car la quantité que consomme chaque individu dépend strictement de sa grille des besoins et de son niveau d'ambition .
Le gain du producteur
Quel que soit son objectif personnel (qualité de vie, puissance...), tout producteur a intérêt à vendre au plus haut chaque exemplaire de ses marchandises. Il délimite ses zones de chalandise en conséquence.
Dans l'établissement du prix de marché, il ne s'agit pour l'entrepreneur, ni de vendre trop bon marché, auquel cas ses recettes ne couvriraient pas ses coûts incompressibles, ni de se donner un prix supérieur au maximum de la valeur ; peu de personnes auraient alors motif d'acheter ladite marchandise. Dans ces limites, l'entrepreneur choisit son prix de marché en fonction de son objectif de gain, soit qu'il désire récolter un maximum d'argent, soit qu'il préfère garantir sa pérennité ou encore privilégier sa qualité de vie avec un noyau de chalands fidèles.... Tout dépend de ce que j'ai appelé son compromis pérennité/gain.
Quel que soit son compromis pérennité/gain, l'entrepreneur a intérêt à vendre au plus haut prix chaque exemplaire de ses marchandises. C'est l'assurance que son travail reçoit la meilleure rémunération possible. Mais vendre au plus haut prix implique de rapprocher le prix de marché de la valeur que prête chaque acheteur à sa marchandise.
Admettons que le producteur d'une marchandise standardisée segmente parfaitement son marché : toutes les personnes d'une même zone de chalandise attribuent à la marchandise les mêmes utilités et lui prêtent la même valeur ; d'autre part, les zones de chalandise sont supposées suffisamment étanches pour que peu de personnes soient tentées d'aller chercher ailleurs un moindre prix. Le producteur est assuré d'obtenir un gain maximum avec, pour chaque zone de chalandise, un prix égal à la valeur reconnue (dans cette hypothèse d'une segmentation parfaite des zones de chalandise et d'un prix partout égal à la valeur, le surplus du consommateur, au sens que Marshall donne à cette expression, est nul).
Si le coût de production incompressible d'un piano est de 2 000 francs, il est plus rentable d'en vendre 20 à 8 000 francs (gain total : 120 000 francs) que 5 à 20 000 francs (gain total : 90 000 francs) ou 100 à 2 000 (gain total : 0 francs). L'artisan choisit la première voie s'il a le désir de gagner un maximum d'argent pour atteindre son niveau d'ambition. Il met en œuvre tous les moyens de production et de promotion adéquats pour satisfaire la demande de la catégorie de clientèle visée. Mais il peut aussi, comme beaucoup de facteurs de pianos talentueux, privilégier une certaine qualité de vie et préférer l'artisanat aux contraintes de gestion d'une entreprise industrielle et à la conquête de vastes marchés. Il tâche alors de vendre ses pianos à 20 000 francs pièce de façon à travailler juste ce qui lui est nécessaire. Pour y arriver, il a intérêt à faire valoir un maximum d'utilités sur ses produits (qualité artisanale, produit élitiste, relation personnalisée entre le facteur et l'usager...) afin de séduire la catégorie sociale disposée à les payer.
Comment un entrepreneur fixe ses prix sur un marché existant
Dans l'ajustement de ses prix au marché, l'entrepreneur demeure empirique. Il se tient dans la gamme des prix existants. C'est seulement lorsqu'il introduit des opportunités radicalement innovantes qu'il fixe un prix de son propre chef.
C'est par approches successives que l'entrepreneur atteint le prix le plus conforme à ses intérêts. Pour évaluer ses ventes potentielles et son gain sur une zone de chalandise, il se fonde sur son expérience, sur son flair commercial et sur l'analyse du marché. S'il en a les moyens, il fait appel à des études de marché et des sondages pour limiter les risques d'erreur, mais, aussi scientifiques qu'ils paraissent, études de marché et sondages ne garantissent pas l'infaillibilité. D'une région à l'autre, d'un quartier à l'autre, les différences de mœurs ou de revenus entraînent des écarts dans la demande qui échappent largement à l'investigation scientifique. Les erreurs de jugement font partie des risques inhérents au projet : erreurs sur le volume de la clientèle, sur sa capacité d'adhésion spontanée au nouveau produit, sur le niveau de prix jugé acceptable.
Quand il arrive sur un créneau d'activité occupé par des confrères, l'entrepreneur est en mesure d'en connaître déjà les prix usuels. Il s'en inspire pour fixer ses propres prix de marché... même si ses marchandises ne sont jamais strictement identiques à celles de ses rivaux. C'est ce qu'atteste l'enquête des économistes Hall et Hitch. Ces derniers ont demandé à des entrepreneurs de quelle façon ils fixent leurs prix de vente (ou de marché). L'enquête[2] montre qu'ils pratiquent simplement la règle du full cost qui consiste à ajouter au coût réel une marge de profit jugée convenable. De cette façon se déterminent les prix de marché. Si l'on prend à la lettre ces résultats, on doit en conclure que les entrepreneurs sont des fonceurs irréfléchis qui ne tiennent compte ni de la concurrence ni de la clientèle (ça passe ou ça casse!). Ils fixent leurs prix en fonction de leurs seuls coûts de production et de leur désir d'un profit immédiat correct.
Pourtant, l'enquête ne surprend pas ceux qui connaissent le monde de l'entreprise et ont vu opérer les chefs de produit et les rédacteurs de devis. Le paradoxe tient dans la nature des prix, des produits offerts à la vente et des entrepreneurs consultés par Hall et Hitch. Ces entrepreneurs sont installés d'assez longue date sur le marché et les produits dont ils définissent les prix ne sont pas des produits nouveaux. Ce sont des produits qui s'inscrivent dans une gamme et sur un marché préexistant, qu'il s'agisse d'un devis pour la réparation d'une salle de bains : le maçon connaît sa clientèle et les prix qu'elle est disposée à accepter, il a de longue date ajusté ses coûts et ses marges de profit en conséquence ; ou d'un nouveau modèle de voiture : ce modèle s'inscrit dans une gamme, il est conçu et fabriqué à peu près de la même façon que les modèles précédents et il suffit au constructeur d'appliquer les mêmes coefficients de coûts que sur les modèles antérieurs comparables pour avoir le prix définitif. Qu'il soit maçon ou constructeur automobile, le producteur ne réinvente pas le prix à chaque fois qu'il établit un devis. D'où ces raccourcis fondés sur les leçons de l'expérience.
L'enquête Hall et Hitch fait simplement ressortir la procédure pratique par laquelle les entrepreneurs établissent leur prix sur un marché existant . Elle ne dit rien de la façon dont ils procèdent sur un marché neuf ou avec des produits innovants. C'est là, plutôt que sur les marchés existants, que se posent les véritables questions relatives à la formation des prix.
[1] La philanthropie et la charité se définissent comme des formes particulières d'échanges qui procurent au "vendeur" - individu, fondation caritative ou association humanitaire - suffisamment d'utilités personnelles ou concomitantes (besoins affectifs, reconnaissance sociale, devoir spirituel, formation du caractère...) pour qu'il n'ait pas besoin d'en tirer aussi un profit financier.
[2] Hall R.L. et Hitch C.J., "Price Theory and Business Behaviour", in Oxford Economic Papers , mai 1939.
5 - Le prix d'un produit nouveau
Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 23:50:48