Le blog de Joseph Savès
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Entreprises et concurrence

Livre 6 : Entreprises et concurrence

Chapitre 6 - Concurrence


Concurrence totale, concurrence partielle

Le concept classique de concurrence parfaite est formellement irréaliste. Car il n'existe pas de marchandises dont les utilités soient strictement identiques et parfaitement concurrentes les unes des autres.

La concurrence parfaite, selon la définition conventionnelle  élaborée il y a deux siècles, amène les fournisseurs de marchandises à vendre celles-ci à leur coût minimum sous peine d'être exclus du marché. Mais cette notion ne suscite désormais que des sourires dubitatifs. Les économistes contemporains admettent que les conditions propices à une concurrence parfaite n'existent plus - si tant est qu'elles aient existé au début de la Révolution industrielle -. Soucieux de concilier néanmoins les théories du passé et les réalités du présent, ils développent et multiplient les cas d'espèce autour du modèle classique, preuve de ses insuffisances théoriques.

Pour que deux producteurs soient concurrents, il faut que leurs marchandises répondent formellement aux mêmes besoins et que leurs zones de chalandise soient identiques. Les producteurs qui répondent à ces conditions sont par exemple ceux qui mettent sur le marché des matières premières et des biens de première transformation (céréales, acier, charbon...). Curieusement, ces producteurs-là, céréaliers, sidérurgistes ou énergéticiens, sont les plus éloignés de la libre concurrence : ils vendent le plus souvent à des prix imposés par les gouvernements, fortement subventionnés, et sans rapport avec les attentes de la clientèle.

Pour débrouiller cette contradiction, il faut se rapporter à la théorie des besoins. J'ai insisté dans le Livre 2 (Besoins et opportunités ) sur le caractère unique des opportunités: deux boîtes de petits pois ou deux bières diffèrent d'une façon ou d'une autre et ne satisfont jamais tout-à-fait aux mêmes besoins. Il n'existe donc pas de marchandises strictement homogènes[1]; la concurrence absolue ou intégrale est à exclure… D'autre part, il n'y a pas de besoin dont le comblement passe par une marchandise d'un seul type; la non-concurrence absolue est aussi à exclure.

Sur les biens manufacturés et les services, il n'y a de concurrence que partielle. À la recherche d'une combinaison d'opportunités propres à élever son niveau global de satisfaction, l'individu considère toutes les opportunités qui lui apportent les utilités désirées. Le degré de concurrence entre deux marchandises se mesure d'après l'élasticité relative de l'une par rapport à l'autre et les utilités qu'elles possèdent en commun. Même des entreprises monopolistiques, comme les chemins de fer de l'État, sont astreintes à une concurrence par des produits se rapportant aux mêmes utilités, comme l'avion ou la voiture.

Concurrence par la qualité, concurrence par le prix

Un producteur, quel qu'il soit, dispose en théorie de la liberté de fixer son prix de marché et de l'adapter à son objectif de gain. L'alternative est la suivante : intégrer dans ses marchandises un maximum d'utilités pour élever leur valeur et leur prix de marché, quitte à devoir s'adresser à une clientèle restreinte ; ou bien ne prendre en compte que le prix virtuel d'une partie des utilités contenues dans ses marchandises, de façon à séduire le plus de gens possible avec un prix de marché très inférieur à la valeur maximale. Tout producteur balance entre ces deux stratégies extrêmes que j'appelle respectivement concurrence par la qualité et concurrence par le prix.

1) Concurrence par la qualité :

Le producteur qui fait le choix de la concurrence par la qualité tâche de se distinguer ou de faire mieux que ses concurrents les plus proches en jouant sur la qualité et les fonctionnalités de ses produits. En multipliant les utilités contenues dans ses marchandises, y compris d'ordre symbolique (rêve, standing, séduction...), il est assuré d'élever leur valeur et de mieux les vendre, en plus grandes quantités ou à plus grand prix… La réduction des coûts de production n'entre pas dans ses priorités.

La concurrence par la qualité est privilégiée lorsque l'élasticité de la demande par rapport au prix est limitée, par exemple sur les produits de luxe. Comme la clientèle est peu extensible, les industriels de ce secteur ont toute chance de réaliser un gain maximum en conférant à leurs produits un maximum d'utilités et un prix de marché en rapport. La société LVMH, N°1 mondial du luxe, vend ses produits à des prix élevés car elle sait leur donner un très grand contenu symbolique. Si leur image de luxe et de qualité venait à être surpassée par des produits concurrents, LVMH aurait le plus grand mal à conserver sa clientèle et, dans cette bataille, il ne lui servirait à rien de casser ses prix.

Les entrepreneurs pratiquent la concurrence par la qualité de plusieurs manières :

- en améliorant leurs produits et leurs services et en leur ajoutant des utilités grâce à un effort constant d'innovation,

- en singularisant leurs marchandises ; des produits de même type, bières ou voitures, peuvent ainsi se distinguer par leur esthétique, leurs fonctionnalités, leur image de marque ou leur circuit de distribution,

- en accumulant du savoir-faire de façon à rendre excessivement coûteux le ticket d'entrée sur leur zone de chalandise ; la France ne manque heureusement pas d'entreprises moyennes et prospères qui cultivent un leadership mondial sur un créneau étroit grâce à un savoir-faire trop pointu pour être aisément concurrencé (stylos à bille, crayons de couleur, poteaux d'éclairage, floculents, découpe laser...).

2) Concurrence par le prix :

Si le producteur d'une marchandise standardisée désire étendre sa part de marché aux dépens de ses confrères, il diminue son prix, ce qui a normalement deux effets :

- la clientèle des habitués se détourne des producteurs les moins dynamiques et se rallie à ceux qui proposent le prix le plus bas,

- le secteur d'activité attire une clientèle nouvelle ; par exemple, une baisse de prix sur les voitures de grosse cylindrée attire certains usagers de voitures de petite cylindrée, une baisse de prix sur les micro-ordinateurs attire les praticiens de la machine à écrire…

Le producteur peut même diminuer son prix au point que les acheteurs réévaluent à la baisse le prix virtuel des utilités principales de ses marchandises. C'est ainsi que les fabricants asiatiques, en bradant les micro-ordinateurs, ont déprécié leur utilité principale, le traitement de texte. Il s'en est suivi une baisse de la valeur des machines à écrire, qui offrent une utilité similaire.

La concurrence par le prix est pratiquée surtout sur les marchandises de grande diffusion, dont l'élasticité de la demande par rapport au prix est élevée. Elle se heurte, même là, à toutes sortes de freins pratiques : manque d'information, rupture des habitudes, difficultés de communication, méfiance.... On ne change pas de boulanger du jour au lendemain pour une différence de 10 ou 20 centimes sur le prix de la baguette. Or, handicapé momentanément par une perte de recettes, l'initiateur de la baisse de prix se retrouve en position de faiblesse, empêché d'investir dans la publicité et tout autre moyen indispensable à sa pérennité. S'il franchit ce premier obstacle, s'il convainc la clientèle de le suivre, il court encore le risque de voir ses confrères emprunter le même chemin et s'engager dans une baisse encore plus drastique.

Concurrence par le prix et optimisation des coûts

En l'absence de révolution technologique ou d'innovation radicale, la concurrence par le prix guide l'ensemble des producteurs vers un prix de marché égal à la valeur maximale de la marchandise considérée.

Jusqu'où peuvent aller les producteurs d'une marchandise standardisée dans la concurrence par le prix ? — Aussi loin que le commande leur intérêt. Aussi loin qu'ils sont assurés d'accroître leur gain respectif… Or, le chiffre d'affaires qu'ils réalisent ensemble évolue en fonction du prix unitaire selon la courbe en cloche entrevue dans le Livre 5 (Le prix ) ; il est maximum lorsque le prix de marché coïncide avec la valeur maximale de la marchandise, compte tenu de toutes ses utilités.

À supposer que le prix de marché soit, dans un premier temps, supérieur à la valeur maximale que lui prêtent les clients, son éventuelle diminution a pour effet d'accroître le chiffre d'affaires global des producteurs ; elle correspond à l'intérêt des plus performants d'entre eux.

À l'opposé, si le prix de marché est, dans un premier temps, inférieur ou à peu près égal à la valeur maximale, son éventuelle diminution se solde par une baisse du gain global, l'émergence de nouveaux clients ne compensant pas la baisse de recettes par unité de produit… Le franc-tireur qui prend l'initiative de la diminution de prix a peu de chance, par ailleurs, de s'approprier les clients habituels de ses concurrents ; ces clients, par le fait qu'ils sont déjà preneur de la marchandise considérée, ne voient pas le prix initial comme un obstacle à sa consommation et s'en satisfont pour la plupart. Le marché joue donc contre le producteur qui tenterait de s'écarter de la valeur maximale, lequel peut tout au plus réussir à éliminer un concurrent peu efficace ou peu exigeant sur la qualité ; il ne peut pas durablement  entraîner ses concurrents à baisser leur prix et, sauf à sacrifier lui-même une partie de son gain, il n'a pas intérêt à persister à vendre ses marchandises en-dessous de leur valeur maximale.

En définitive, le prix de marché idoine coïncide avec le summum  de la courbe en cloche ventes(prix) et les ventes totales sont dictées par la même courbe, corrélée à la courbe d'élasticité demande(prix).

Les producteurs finissent par se partager le marché volens nolens  de façon que chacun optimise ses coûts de production et son gain. Pas besoin pour cela de cartel dont les représentants se réuniraient dans l'arrière-salle d'un café, selon l'imagerie traditionnelle ! Sur chaque zone de chalandise, la production tend à se partager entre autant d'unités de production que le justifient les conditions techniques du moment. Ces unités peuvent être concurrentes ou appartenir à un même groupe. Pour résister à un éventuel franc-tireur, elles ont intérêt à être aussi productives que possible, c'est-à-dire qu'elles doivent être dimensionnées de façon à procurer un gain moyen  par unité de produit aussi élevé que possible ; ni trop petites (économies d'échelle inopérantes), ni trop grandes (alourdissement des frais de structure)... ni trop éloignées des fournisseurs principaux et des consommateurs (coûts de transport croissants).

La délimitation des zones de chalandise relève du souci de maximiser les gains par un compromis entre le prix de marché et les coûts incompressibles : plus finement est segmentée la clientèle, plus élevées sont les recettes des producteurs car ils ajustent leur prix à la valeur que prête chacun aux marchandises... mais plus segmenté est le marché et plus élevés sont aussi les coûts incompressibles, par insuffisance d'économies d'échelles !

Dans plusieurs secteurs d'activité (génie logiciel, conseil aux entreprise...), la faible incidence des économies d'échelle et la très forte valeur que prêtent les clients aux produits permettent à de nombreux entrepreneurs de cohabiter en réalisant, si l'on en juge par les avantages dont jouissent les salariés et les dirigeants, des gains très supérieurs à leurs coûts incompressibles. Les mêmes raisons expliquent que ne subsistent, dans d'autres secteurs, qu'un ou deux producteurs au niveau régional, national, voire mondial. Il en va ainsi lorsque le gain total autorisé par le marché est trop ténu pour qu'il supporte d'être partagé entre plusieurs unités de production.

Les situations ne sont jamais aussi tranchées ; il arrive qu'en marge des groupes dominants subsistent de modestes producteurs qui supportent des coûts de production élevés en raison soit d'une taille insuffisante, soit d'une technologie obsolète. Ceux-là sont néanmoins obligés d'aligner leurs prix sur le prix de marché et de se satisfaire du gain qui en résulte ; ils risquent à tout moment de voir leur bilan passer au rouge et de devoir jeter l'éponge. Dans la construction automobile, en Europe ou au Japon, survivent ainsi de petits constructeurs à la rentabilité tout juste suffisante, à côté du ring où luttent les mastodontes.

Le cycle de vie d'une marchandise

Toute marchandise passe d'une phase élitiste, où les producteurs s'adressent à une clientèle restreinte sensible à son caractère d'innovation, à une phase de maturité, avec une vaste clientèle, attirée par un prix calculé au plus juste.

À l'image de l'électronique grand public, de la micro-informatique ou encore du transport aérien ou de la construction automobile, la plupart des activités marchandes connaissent dans leur jeunesse une phase de prospérité durant laquelle les entrepreneurs réalisent des gains importants en s'appuyant sur une clientèle élitiste qui voit dans lesdites marchandises des utilités inédites propres à élever leur niveau global de satisfaction. Dans cette phase, la concurrence passe quasi-exclusivement par la qualité. Les entrepreneurs n'ont pas de motif de baisser leur prix de marché dans la mesure où cela n'élargirait guère leur clientèle. On a vu que les marchandises de luxe, orientées par définition vers une clientèle restreinte, en restent à cette phase.

Quant aux marchandises ordinaires, destinées à une grande diffusion, elles passent par une phase de maturité qui voit s'élargir leur clientèle potentielle grâce à l'élévation générale des revenus et des niveaux d'ambition. Dans cette phase, les producteurs accroissent leur chiffre d'affaires global en alignant le prix de marché sur la valeur que prête le plus grand nombre à leurs marchandises. Les plus dynamiques sont d'autant plus incités à se battre sur les prix qu'ils peuvent réduire leurs coûts incompressibles grâce aux économies d'échelle.

À l'image du transport aérien des années 80, le passage de la phase élitiste à la phase de maturité suscite une hyper-concurrence qui oblige chaque prestataire à de gros efforts de productivité pour se maintenir sur un marché en expansion où l'élargissement de la clientèle potentielle va de pair avec une diminution du prix que celle-ci consent à payer.

Certains secteurs d'activité vivent une maturité sereine qui n'exclut pas les rivalités entre entrepreneurs. Ainsi, l'automobile ou l'électroménager (réfrigérateurs, machines à laver), qui ont à peu près atteint leur expansion maximale dans les pays occidentaux et dont les produits équipent la plupart des foyers, ne voient pas leurs utilités remises en cause.

D'autres secteurs, moins chanceux, arrivent à une phase de vieillesse ou de régression où ils sont victimes d'une obsolescence technologique ou, plus encore, de l'évolution des mœurs et de la mode ; les marchandises perdent une partie de leurs utilités ou sont concurrencées par des innovations plus satisfaisantes. Ainsi du tourne-disques jeté bas en quelques années par les platines laser. Ainsi encore de la chapellerie ou de la ganterie, des secteurs d'activité où prospéraient de nombreux fabricants, il y a quelques décennies, et où ne restent plus que quelques distributeurs qui végètent en comblant les aspirations d'une poignée de clients irréductibles. Dans la phase de régression, les producteurs ferment leurs portes… ou se reconvertissent, comme tel industriel de  la vallée du Rhône qui a sauté de la passementerie (cordons de rideaux) à la fabrication de cordons multi-fils pour les équipements électriques. Une autre solution consiste à défricher des marchés vierges, comme les fabricants européens de groupes électrogènes qui ont découvert en Chine un deuxième souffle.

Un exemple de marché en pleine maturité : l'automobile

Le marché automobile est représentatif des diverses formes que peut prendre la concurrence entre producteurs dans un secteur en pleine maturité et soumis à une rapide évolution des technologies. En ces années 90, il se caractérise en Europe et au Japon - deux zones de chalandise relativement fermées l'une à l'autre - par une dizaine de constructeurs locaux de taille similaire. Dans chaque zone, les experts pronostiquent périodiquement un regroupement et la réduction à deux ou trois du nombre de constructeurs indépendants. Dans les faits, les intéressés prennent leur temps. Ils signent des accords de coopération au compte-goutte et ne se montrent guère disposés à céder leur place[2].

En Allemagne, la voiture est perçue comme un symbole d'ascension sociale ; en Scandinavie, elle est davantage ressentie comme un moyen de déplacement pratique ; en Italie, elle est un outil de séduction et de plaisir. D'où des variations sur les types de modèles et le niveau de prix que les uns et les autres sont disposés à payer. Partout, des contraintes pèsent sur l'usage de l'automobile : coûts fixes (garage, assurances...) et variables (carburant, entretien), concurrence des autres moyens de déplacement (transports publics, avion, train ou… marche à pied), insuffisance des infrastructures (les voies urbaines et les parkings ne sont pas indéfiniment extensibles). Les constructeurs s'adaptent en vue de leur compromis pérennité/gain. Si leurs prix sont trop élevés, ils chassent une partie des acheteurs potentiels vers des moyens de transport alternatifs ou des modèles plus bas de gamme ; trop faibles, les prix ne compensent pas le manque à gagner sur chaque modèle par l'attraction de nouveaux clients. Les constructeurs dosent précautionneusement leurs augmentations périodiques de prix et, pour cela, se fondent sur leur appréciation des tendances du marché ; jamais  sur leurs coûts de production ! Le prix de vente s'élèverait à plus du double du coût de fabrication (matières premières, achats de sous-ensembles, salaires du personnel d'usine). La différence est reversée 1) dans les bénéfices ; 2) dans la promotion, l'image de la firme, la distribution, l'abaissement des coûts et l'amélioration des techniques de production, à des fins de concurrence par la qualité.

Dans les années 60, la stagnation des techniques de production a favorisé le statu quo  et permis le maintien de nombreuses petites marques. La demande du public, en expansion rapide, a porté le prix de marché à un niveau nettement supérieur aux coûts de production, ce qui a modéré les frictions concurrentielles entre constructeurs. Les choses ont brutalement changé à la fin des années 70, lorsque la percée de l'automatisation a entraîné une spectaculaire diminution des coûts sur les grandes séries de pièces mécaniques. Cette prime aux constructeurs les plus importants, jointe à un ralentissement de la demande, a conduit à l'élimination des plus petits (Daf, British Leyland, Panhardt, Simca...). Les constructeurs de taille moyenne ont réussi à sauver leur mise. Pour tirer un maximum de profit des nouvelles techniques et ne pas se laisser distancer par les concurrents du reste du monde, plusieurs, tels que Peugeot, Renault ou Fiat ont choisi de fabriquer en coopération de grandes séries de composants mécaniques standardisés. En se fournissant à une source commune, chacun a pu abaisser ses coûts tout en sauvegardant son indépendance.

Dans les années 80,  face à une demande qui plafonne et une clientèle qui prête une valeur moindre à leurs automobiles, les constructeurs européens ont d'abord dû comprimer leurs coûts de production "variables" en relançant les efforts de productivité et en diminuant les coûts directs (économies de matières premières, baisse de la masse salariale...). La robotisation a transformé les méthodes d'assemblage en permettant de multiplier les modèles avec un personnel réduit. Pour rétablir leur profitabilité, les constructeurs  ont dû aussi réduire leurs coûts "fixes" ou non-proportionnels et abaisser au maximum leur point mort, autrement dit le seuil à partir duquel ils sont assurés de pouvoir vendre au prix de marché sans perdre de l'argent. Sur un marché globalement stationnaire, l'abaissement du point mort revient à donner plus d'aise aux constructeurs présents sur le marché. Le groupe Fiat s'est ainsi flatté d'avoir redressé sa rentabilité tout en produisant près de moitié moins de voitures.

La vigueur des exportations extrême-orientales depuis quelques années donne un nouveau souffle à la concurrence. Les constructeurs nippons se flattent d'une productivité supérieure à celle des Européens. Comme ils alignent leurs prix à l'exportation sur les prix locaux, ils bénéficient de gains nettement supérieurs à ceux de leurs homologues européens. Jusqu'à ce jour, à aucun moment de leur histoire, ces constructeurs n'ont tenté de "casser les prix", ce qu'ils auraient pu faire pour laminer leurs concurrents et s'imposer définitivement. S'ils ne l'ont pas fait, malgré leur avance en productivité, c'est surtout par rationalité économique : ils préfèrent consolider leurs avantages internes (réserves financières, investissements de productivité) grâce à leurs gains.

Sur deux autres secteurs qui sont la moto et l'appareil photo, les Japonais ont réussi en peu d'années à s'attribuer un quasi-monopole universel sans avoir eu besoin de casser les prix de marché. Ils ont investi dans la qualité et l'innovation les gains réalisés grâce à des coûts de production plus faibles et une monnaie sous-évaluée. Les fabricants occidentaux ne sont pas arrivés à relever le défi et les survivants, à l'image de Kodak, se sont reconvertis dans des produits périphériques.

Oligopoles et inconvénients supposés d'un manque de concurrence

En dépit de leur puissance apparente, les oligopoles n'ont pas plus d'influence que les autres entreprises sur les prix de marché. Ils souffrent au demeurant d'une faible propension à innover.

Ayant renoncé au rêve d'une concurrence parfaite entre une myriade de petites entreprises au service du public, les économistes de ce siècle se résignent à la montée en puissance des mutinationales et des oligopoles en lesquels ils voient, pour certains, les fourriers du socialisme et d'une économie entièrement soumise à l'État, pour d'autres, des monstres capables de détourner à leur profit exclusif les règles de la société[3].

La question qui se pose pour les oligopoles et les conglomérats est de savoir dans quelle mesure ils peuvent orienter le cours de l'histoire. Peuvent-ils influer sur les choix des individus ? Ont-ils en particulier la maîtrise des prix ? — Une objection : si certains oligopoles avaient la maîtrise absolue de leur prix de vente, ils assureraient à leur technostructure et à leurs actionnaires des revenus et des privilèges extrêmes. C'est loin d'être le cas comme l'attestent les groupes de l'automobile ou de l'agro-alimentaire où les salaires des cadres et des ouvriers n'ont rien de mirobolant. À l'opposé, les petites sociétés de services de l'informatique et des télécoms ont accumulé dans les années 80 des bénéfices colossaux car, sans faire partie de la technostructure ni jouir d'un quelconque oligopole, elles ont tiré profit d'une très forte demande dans leur secteur. L'aptitude à gagner plus ou moins d'argent est fonction de l'accueil des acheteurs potentiels.

Grandes ou petites, les entreprises demeurent in fine  dépendantes de la correcte satisfaction de leurs clients. Aussi importantes soient-elle, elles ne peuvent manipuler la demande extérieure et fondent leur sur-vie sur la qualité de leur écoute du marché. Les difficultés de General Motors dans les années 80 ont montré que la capacité d'écoute n'est pas plus innée là qu'ailleurs.

Les grandes entreprises ne sont pas plus que les autres en mesure d'agir durablement sur les prix de vente, sauf à jouer contre elles-mêmes. Mais elles ont davantage de facilités à investir, accroître leurs gains et étendre leur emprise sur les firmes plus modestes par des rachats et des prises de participation. Elles ne se privent pas non plus d'abaisser leur prix de vente en-dessous de leurs coûts incompressibles pour éradiquer leurs concurrents. C'est ce que fit la Standard Oil, sous l'impulsion de John Rockefeller… Cette pratique condamnable n'empêche pas qu'une fois le résultat acquis, les prix de vente reviennent à un niveau tel qu'ils assurent à l'entreprise un gain maximum.

Au final, le résultat le plus probant et le plus dommageable de la domination d'un secteur d'activité par un oligopole me paraît être la perte de créativité et la diminution de la propension à innover. Contrairement à un a priori  répandu chez les économistes du début du siècle, les oligopoles n'ont pas de véritable motivation à innover même s'ils en ont les moyens financiers. Ils n'ont pas intérêt à introduire sur le marché de nouvelles opportunités qui feraient pâlir le goût du public pour leurs marchandises traditionnelles et relanceraient l'imagination des concurrents. Cette faiblesse est visible dans beaucoup de groupes dominants et de monopoles, dont tout l'effort de recherche est centré sur l'amélioration des produits existants plutôt que sur l'invention de produits innovants. C'est le cas avec IBM qui a très mal supporté l'irruption dans son dos de la micro-informatique. C'est aussi le cas avec les producteurs japonais de téléviseurs qui se sont fourvoyés dans la mise au point d'une image de haute définition plutôt que de sauter le pas vers les techniques de numérisation. La perte de créativité et la frilosité sont le principal inconvénient que l'on puisse trouver à la constitution de trusts et d'oligopoles. Ceux qui craignent l'avènement d'un monde bloqué, dominé par quelques oligopoles, ont tout lieu d'être rassurés : aucune suprématie n'est éternelle.


[1] Le concept de "concurrence monopolistique", inventé par l'économiste Chamberlin, est conforme à cette idée et corrige l'approche conventionnelle de la concurrence. Il considère chaque marque, chaque lot de marchandises, comme sans équivalent absolu. Mais analyser savamment et avec un maximum de formules mathématiques les comportements des firmes en concurrence monopolistique, comme s'y essaie ledit économiste, ne mène pas à grand-chose… Ce serait comme de mettre en équation les paramètres qui poussent les sportifs les uns contre les autres aux JO. Absurde prétention puisque seule compte pour l'observateur la certitude qu'à la fin, il y a une médaille d'or.

[2] Routier A., "La guerre des prix est déclarée", L'Expansion , 6/19 sept 1990, page 98.

[3] « Le système économique est dans une certaine mesure au service de l'individu; mais nous voyons maintenant que dans une certaine mesure aussi il satisfait les besoins des organisations qui le constituent. La General Motors existe pour servir le public. Mais la General Motors est également, sinon exclusivement, à son propre service. Il se trouvera peu de gens pour estimer que ce raisonnement heurte radicalement le sens commun, et pour un tout petit nombre, il sera même banal. Sa seule originalité est d'être en contradiction avec l'idée maîtresse de l'enseignement traditionnel de l'économie» (Galbraith, J. K., La science économique et l'intérêt général , Gallimard, Paris, 1974, page 20).


Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 23:52:48