Livre 6 : Entreprises et concurrence
Chapitre 7 - Facteurs limitants et rareté
Qu'est-ce qui limite le comblement des besoins ?
Les facteurs limitants sont les utilités dont l'indisponibilité partielle ou totale ne permet pas à un individu ou à une communauté d'élever davantage son niveau global de satisfaction. Ils sont induits par l'insuffisance des techniques et les faiblesses de l'organisation sociale. Le stade de développement d'une société est déterminé par ses facteurs limitants.
J'appelle facteur limitant une utilité dont l'indisponibilité empêche d'élever le niveau global de satisfaction. Telle famille, pour mieux vivre, souhaite avant toute chose un logement plus spacieux mais les offres du marché ne lui conviennent pas. Trop cher ou trop médiocre. Comme aucune alternative (voiture, loisirs...) ne compense pleinement son insatisfaction, la famille n'a pas l'espoir d'un niveau global de satisfaction plus élevé… et se désintéresse d'accroître par ailleurs sa consommation. Dans cet exemple, les utilités propres au logement sont assimilables à des facteurs limitants.
Tel inventeur, ayant mis au point un gadget électronique dont la fabrication requiert des composants coûteux, se fixe un prix de marché élevé et vend à une clientèle restreinte. Aussi longtemps que les fournisseurs des composants ne consentent pas à baisser leur prix, sa production est empêchée se développer. En l'occurrence, le besoin de composants est assimilable à un facteur limitant.
Le niveau de développement d'une société se mesure à ses facteurs limitants… Les habitants de la Nouvelle-Guinée souffrent de sous-nutrition et d'une hygiène médiocre bien qu'ils vivent sur des terres étonnamment fertiles -si j'en crois du moins les ouvrages de géographie-. Leurs conditions de vie n'ont rien à voir avec une quelconque carence de ressources mais elles tiennent à leur manque de technicité et à leur environnement socioculturel, qui sont autant de facteurs limitants. En Afrique et dans les régions les plus pauvres de la planète, on vise principalement le comblement des besoins vitaux, nourriture, sécurité et hygiène; les facteurs limitants sont ici liés à l'insécurité et aux aléas politiques qui menacent les populations d'un effondrement soudain de leur niveau de satisfaction. Dans les pays moyennement industrialisés de l'Asie du sud-est, on commence à vouloir mieux vivre et consacrer plus de temps aux loisirs individuels comme le montre l'abaissement lent du temps de travail; les facteurs limitants sont liés à la productivité et à la qualification professionnelle des individus. Dans les pays les plus avancés enfin, en Scandinavie, en Suisse, dans les grandes villes occidentales, c'est à élever leur niveau de culture et de formation que s'appliquent les individus.
Facteurs limitants et distinctions sociales
Les clés de la sécurité au Moyen Age, l'accès aux moyens de communication aujourd'hui, sont autant de facteurs limitants qui assurent à leurs détenteurs une place à part dans la société.
Les opportunités qui résorbent un tant soit peu les facteurs limitants ayant une valeur élevée, leurs fournisseurs en tirent des gains très importants et, du fait de leurs aptitudes, de leurs connaissances ou de leur pouvoir, ils sont à même de revendiquer une position dominante au sein de leur société… L'appropriation d'une catégorie d'opportunités liée à un facteur limitant me paraît ainsi être à la source des inégalités sociales.
Je vois dans le besoin de sécurité qui sous-tendait la société féodale du Moyen Âge un remarquable exemple de facteur limitant associé à la formation d'une classe privilégiée. Désireuse de faire face à l'insécurité latente, la population rurale du haut Moyen Âge s'est regroupée autour des hommes les plus hardis pour en obtenir la protection. Par des redevances, des tributs et des corvées de toutes sortes, ces derniers ont fait payer très cher leur protection. Les paysans n'avaient pas le choix. Sans un minimum de paix civile, sans la garantie de ne pas être dépouillé, battu ou tué sans motif, que leur servait-il de travailler, de commercer et d'entreprendre?
La société est arrivée comme cela à consolider ses assises à l'ombre des châteaux, une poignée de féodaux étendant leur autorité sur leurs pairs et imposant sur l'ensemble de leurs territoires une paix relative. Mieux assurée, la sécurité est devenue, au fil des siècles, d'un coût moindre. Les droits seigneuriaux se sont allégés et ont disparu de la plus grande partie de l'Europe occidentale dès le XIIIe siècle. Les seigneurs ont vu fléchir leur domination relative. Ils ont été rejoints par d'autres privilégiés : clercs et marchands, promus par les nouveaux besoins de commerce et d'administration.
Plus près de nous, dans les années 60, l'automatisation était le facteur limitant des industriels manufacturiers, empêchés d'abaisser leurs coûts et de développer leur production, empêchés donc d'améliorer leur compromis pérennité/gain. Elle a valu aux ingénieurs, aux techniciens et aux chercheurs un maximum de considération. Avec l'irruption de nouvelles technologies comme le microprocesseur, les coûts de conception et de fabrication des ordinateurs et des logiciels ont rapidement diminué dans la décennie suivante. Les firmes manufacturières ont pu abaisser leurs coûts et investir dans de nouveaux produits ou de nouveaux marchés. Le facteur limitant de l'automatisation ayant été levé, les années 70-80 ont témoigné de spectaculaires bonds technologiques[1].
En cette fin de XXe siècle, dans nos sociétés industrialisées fondées sur des réseaux d'échanges d'une extrême complexité, l'information devient une clé de la réussite, et le manque d'information, un risque certain d'échec et d'exclusion. Un fournisseur de marchandises sans capacité de se faire connaître sur une grande échelle est voué à la stagnation ou à l'absorption par un entrepreneur plus puissant ; un concepteur sans moyens d'information sur la concurrence risque de gaspiller son temps et son énergie dans des recherches redondantes ou sans issue.
Pour cela, je serais tenté de voir dans l'accès aux moyens de communication et d'information le principal facteur limitant de notre société. D'où les privilèges de revenu et de statut dont bénéficient les détenteurs de ces moyens d'accès et les spécialistes : éditeurs, journalistes, hommes politiques, hauts fonctionnaires, publicitaires et créatifs.... Les uns et les autres apparaissent avantagés, à compétences comparables, par rapport à leurs concitoyens : industriels, chercheurs, ingénieurs, formateurs et éducateurs, ouvriers et employés administratifs. Il n'y a rien là d'irrévocable… Qui sait si le facteur limitant principal ne sera pas, dans un avenir quelque peu lointain, la détention du savoir, ce qui amènerait au premier plan de la scène les formateurs et les enseignants?
De l'impression de rareté
Les facteurs limitants induisent une impression de rareté. Qu'elle s'applique à des ressources humaines ou à des ressources naturelles, la rareté est liée au niveau de développement du moment .
Je regrette, dans le fil de mon analyse, de devoir rectifier les lieux communs qui font du concept de rareté le fondement de l'économie économique. Rareté par rapport à quoi ? — Les économistes définissent la rareté comme une insuffisance de la capacité de production par rapport à la demande potentielle. Ils avancent l'idée que tous les biens marchands sont dans cette situation par le fait qu'ils "coûtent" un prix. Le prix dont se paient les marchandises -biens et services- dépendrait ainsi de leur rareté.
La théorie des besoins contredit l'idée d'une rareté objective des ressources économiques, humaines ou naturelles. Pour élever son niveau global de satisfaction, toute personne recherche des utilités bien précises et se montre disposée à affecter à leur consommation son reliquat de ressources en temps, en énergie ou en argent ; si elle ne dispose pas en suffisance des ressources nécessaires à la jouissance de ces utilités, elle s'en tient à son niveau de satisfaction du moment. Elle attache alors une impression de rareté aux utilités qui l'empêchent de progresser et sont autant de facteurs limitants. Sur elles repose le développement des circuits d'échanges - et la vitesse de circulation de la monnaie -.
La rareté n'est jamais irrévocable car aucune utilité n'est liée à une opportunité unique ; que si une opportunité ou une ressource se révèle impropre à fournir l'utilité désirée, d'autres peuvent être inventées de façon à lever les facteurs limitants du développement. Si les habitants des sociétés industrialisées s'inquiètent, aujourd'hui, à juste titre, du coût excessif de leur approvisionnement en énergie, sur le plan économique comme sur le plan de l'environnement, c'est que leurs techniques énergiques ne sont plus adaptées à leurs besoins de développement. Il leur reste à maîtriser des techniques plus saines de production d'électricité par fusion de l'hydrogène, par captation de l'énergie solaire ou par toute autre moyen en cours de développement… Leurs ancêtres d'il y a deux siècles ont délaissé de la même façon le charbon de bois au profit du charbon de terre pour faire face aux besoins de l'industrialisation naissante et remédier à la déforestation.
La planète menacée?
Le marché et le système de formation des prix à l'épreuve de l'écologie.
L'impression de rareté est exacerbée en Occident par les angoisses liées aux transformations du milieu naturel. Les actions humaines sont devenues à l'époque industrielle suffisamment intenses pour risquer d'épuiser les énergies fossiles (pétrole ou gaz) ou d'appauvrir la diversité biologique. Certains économistes dénoncent l'exploitation à trop bon compte des ressources naturelles et suggèrent de lui appliquer un "prix naturel" ou un "coût d'opportunité" qui prendrait en considération le temps de reconstitution des réserves par la nature ou la réparation des dommages. Selon la plus stricte orthodoxie économique, l'enchérissement des coûts réduirait la consommation de ressources naturelles et ouvrirait la voie à un "développement durable". Il appartiendrait aux États et aux organisations internationales d'y procéder par la voie réglementaire et la fiscalité, comme cela tend à se faire déjà en Occident (voir Philippe Barde, Économie et politique de l'environnement).
La généralisation de ce principe et son efficacité reposent sur deux conditions au moins: la fiabilité des données et le consensus de l'opinion. Mais, d'une part, l'information pèche par les grandes incertitudes dans la connaissance de la biosphère, la confusion entre les excès idéologiques et l'analyse scientifique, le souvenir des erreurs de pronostic passées, enfin le flou des objectifs : sauf à éradiquer l'espèce humaine, il est illusoire de maintenir la planète dans l'état qu'elle aurait si l'homme n'y exerçait aucune transformation (voir Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique). D'autre part, si les Occidentaux de cette fin de siècle se préoccupent légitimement de la conservation de leur cadre de vie... les autres habitants de la planète, semble-t-il, n'ont pas les mêmes scrupules, tout préoccupés qu'ils sont de leur survie simple, en Afrique par exemple, ou de leur accès prochain à une société de grand bien-être, en Extrême-Orient. Je ne puis croire qu'une moitié de l'humanité ait raison contre l'autre. Faute de fiabilité et faute de consensus, l'économisme appliqué à l'écologie ne me semble guère capable de porter remède aux excès supposés de l'exploitation des ressources naturelles. Il me paraît illusoire et vain de prétendre instaurer un totalitarisme de l'écologie, comme d'autres souhaiteraient imposer aux pays pauvres la contraception.
Je crois par-dessus tout que nul individu, nulle communauté ne choisit délibérément un cheminement contraire à sa sur-vie et aux intérêts de sa descendance. Pour corriger les excès du développement, il importe donc que tous les hommes acquièrent la liberté de se guider selon leur objectif de sur-vie et la liberté de débattre de leur destin au sein de leur société. C'est la clé d'un juste équilibre entre niveau de développement et ressources naturelles : dans les régimes où circulent les informations, les actions des industriels sont déterminées par les microdécisions de milliers ou de millions de clients potentiels qui se dirigent selon leur propre objectif de sur-vie ; les industriels sont rien moins qu'indépendants ; ils sont soumis à un maître incorruptible car multiforme et insaisissable ; ils sont tenus pour réussir, de faire preuve de civisme, en soignant la qualité de leurs produits et en respectant le milieu naturel ; ils sont portés aussi à mettre en concurrence des opportunités diversifiées.
Contre une évolution malséante de l'économie et de la société, rien n'importe davantage que le respect scrupuleux par les gouvernants des droits individuels. C'est grâce à la liberté individuelle et au respect d'autrui que s'opère la promotion spontanée des choix de vie et des outils les mieux accordés à l'environnement[2]. Qu'il s'agisse d'écologie, de démographie, de social ou autre, il n'y a que les dictateurs, les bureaucraties et les sociétés oligarchiques pour persister dans des choix néfastes à la communauté. C'est ce que l'on a observé dans cette aberration que fut l'économie soviétique, avec des entrepreneurs n'ayant de compte à rendre qu'à un interlocuteur unique, le Chef de l'État ; c'est ce que l'on observe encore dans les États non-démocratiques où les décisions des dirigeants et des experts font fi des préférences individuelles.
Les embarras de Paris
Le concept de rareté n'exprime rien d'autre que le fait que, dans tout environnement, il existe des facteurs limitants qui freinent les échanges et l'élévation générale du niveau de satisfaction… Je songe à cela en me promenant dans Paris. Une rumeur constante atteste de l'intensité du trafic automobile. Beaucoup de conducteurs, en fait, ne se rendent pas d'un endroit à un autre; ils cherchent une place où garer leur véhicule (un tiers du temps de circulation des Parisiens serait motivé par cette occupation!).
Pourquoi le parking est-il si coûteux à Paris en temps et en argent? — La réponse paraît à première vue évidente. Elle tient en un mot : rareté. Les places de stationnement sont rares si on rapporte leur nombre à celui des conducteurs qui en cherchent… Est-il raisonnable, cependant, de parler de rareté pour ce qui concerne les places de stationnement ou la voirie octroyée aux automobiles ? — Il y a un enseignement à tirer de ce que jamais le manque de stationnements et les embouteillages, en dépit de leur caractère spectaculaire, n'ont débouché sur une syncope de la circulation automobile. Le trafic s'autorégule de lui-même : lorsque l'encombrement dépasse le seuil du raisonnable, des conducteurs changent d'itinéraire et d'autres renoncent à monter dans leur voiture.
Allons plus loin dans la réflexion. S'il manque des places de stationnement, si la voirie est saturée, c'est d'abord parce que Paris attire et séduit une foule innombrable, avide de découvertes, d'activités, de sensations, d'enrichissement matériel, culturel, intellectuel... Pour ces gens-là, à tort ou à raison, la capitale offre la possibilité de mieux assurer l'objectif de sur-vie, qu'il s'agisse de la sécurité de l'emploi, du niveau de salaires, de la variété des rencontres, de la qualité des soins médicaux.... Ces avantages résultent de la concentration d'activités multiples en un même lieu. Mais la concentration génère des inconvénients dus à la saturation de l'espace, qui se révèlent dans le manque de parkings, dans la saturation de la circulation automobile et, aussi, dans la spéculation immobilière. Toutes choses égales par ailleurs, en l'absence des inconvénients induits par la concentration des activités, peu de Français résisteraient à l'attrait de Paris. La capitale en viendrait à vider le reste du pays de ses ressources vives et seul un amour immodéré du soleil ou de la montagne, du village natal ou de la solitude pourrait tempérer cet attrait.
Heureusement, donc, l'attraction de Paris se limite d'elle-même grâce à l'enchérissement de certains facteurs… dont le stationnement et la circulation. Sur quoi peuvent déboucher, dans ces conditions, la construction à grands frais de parkings, la multiplication des agents de la circulation et les aménagements routiers ? — À abaisser le prix des facteurs limitants, à élever, donc, le seuil de saturation et permettre à davantage de voitures de circuler. Dans l'hypothèse même où disparaîtrait le facteur limitant du stationnement et de la circulation automobile, grâce à une action en faveur des transports en commun telle que leur usage devienne plus séduisant que celui de l'automobile, il faudrait s'attendre à ce que l'attraction de Paris suscite d'autres facteurs limitants. Le premier auquel je songe est l'argent. L'écart entre les prix parisiens et les prix français, déjà notable, tendrait irrésistiblement à se creuser jusqu'à décourager les personnes à faibles revenus de "monter" à la capitale.
Retenons de cette évocation de la vie parisienne qu'il n'y a pas à proprement parler de rareté en économie de marché ! Chacun cherche à réaliser au mieux son objectif de sur-vie et établit un compromis entre ses satisfactions et ce qu'il lui en coûte en travail, dépense d'énergie, dépense d'argent… ou perte de temps à la recherche d'une place de stationnement.
[1] L'économiste W. W. Rostow a brillamment analysé les obstacles successifs que franchissent les sociétés humaines dans leur développement. Il a montré comment elles y sont aidées par des innovations appropriées, ainsi le chemin de fer qui, selon lui, « a eu trois principaux effets sur la croissance économique pendant la période de démarrage. Tout d'abord, il a abaissé les coûts de transports intérieurs, a ouvert des régions nouvelles au commerce et introduit des produits nouveaux sur les marchés, et, d'une manière générale, a rempli la fonction d'élargissement du marché prônée par Adam Smith. Deuxièmement, dans bien des cas, il fut la condition indispensable à la création d'un grand secteur d'exportation nouveau et au développement rapide qui, à son tour, a été une source de capitaux utiles à l'expansion interne : ce fut le cas, par exemple, des chemins de fer américains avant 1914. Troisièmement, et c'est peut-être l'élément le plus important pour le démarrage proprement dit, l'expansion des chemins de fer a provoqué le développement des industries modernes du charbon, du fer et de la construction mécanique » (Les étapes de la croissance économique , traduction française, Seuil, 1963, page 90).
[2] L'expression de promotion spontanée rejoint celle de sélection naturelle, popularisée par l'école de Darwin. La sélection suppose l'existence d'un maître d'œuvre transcendant (la Nature ou l'État) et son intervention active pour séparer le bon grain de l'ivraie, les bonnes solutions des mauvaises. Mais les découvertes de la science semblent bien prouver que la nature est tolérante ; elle ne distingue pas entre bons et mauvais gènes. Les généticiens montrent ainsi que survivent côte à côte beaucoup de gènes peu ou pas utiles ; seuls les gènes sciemment nuisibles à la survie de l'espèce tendent à s'éliminer et laissent le champ libre à tous les autres, qui gardent une chance de se rendre un jour utile. Pour cette raison, je préfère parler de promotion que de sélection. La promotion est le fait de l'individu, qui décèle en lui-même des atouts pour répondre aux modifications de l'environnement. Elle n'est pas exclusive de la promotion d'individus différents ou enclins à répondre par d'autres voies aux mêmes modifications.
8 - Optimum social
Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 23:53:50