Le blog de Joseph Savès
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Entreprises et concurrence

Livre 6 : Entreprises et concurrence

Chapitre 8 - Optimum social


Définition d'un optimum économique

À défaut d'une meilleure interprétation, je définis l'optimum économique comme l'état le plus propre à favoriser les échanges et la circulation de la monnaie. C'est l'état qui permet à chacun de s'activer comme il le souhaite et de consommer des marchandises autant que le permettent les facteurs limitants. Cet optimum me paraît répondre aux exigences de la justice et du droit.

Je suggère de définir comme optimale une société où tous les individus tirent le maximum d'utilités de leur environnement, dans les limites de leurs capacités et en harmonie avec leur grille des besoins. Ils ont librement accès aux opportunités propres à combler leurs besoins, que ces opportunités soient marchandes ou non.

Cet optimum global intègre du seul point de vue économique un optimum que je définis comme l'état le plus favorable aux échanges et à la circulation des marchandises. L'économie est d'autant plus proche de cet optimum que chacun bénéficie d'un accès optimal aux marchandises, c'est-à-dire qu'il peut les acquérir à un prix conforme à la valeur qu'il leur prête. Dans la mesure où chacun paie ses achats à ce qu'il croit être leur valeur, l'épargne oisive est à son minimum et les échanges ont le maximum d'intensité dans les conditions du moment. L'optimum économique s'apprécie donc d'après la vitesse de circulation de la monnaie. Plus celle-ci est élevée, plus les échanges sont nombreux, plus vite chacun trouve à vendre ses productions et dépenser son revenu, mieux chacun est en mesure de trouver les utilités propres à élever son niveau de bonheur.

En conclusion, d'après les analyses sur la circulation de la monnaie et l'intensification des échanges, l'optimum économique est d'autant mieux atteint que sont remplies les conditions suivantes:

  - chacun trouve à dépenser ou investir l'intégralité de ses revenus, l'endettement de quelques-uns étant compensé bon an mal an par l'épargne de quelques autres,

  - à toutes les étapes des circuits d'échanges, les prix se tiennent aussi près que possible de la valeur que prêtent les acheteurs aux marchandises, de sorte que les ventes de celles-ci se tiennent au plus haut niveau.

On peut dire que le potentiel d'échanges est alors pleinement employé dans les limites des ressources naturelles et technologiques. Selon les enseignements qui découlent de la théorie des besoins, la santé d'une économie est perceptible dans le système des prix et des revenus :

  - lorsqu'une diminution de prix sur une marchandise se solde par un accroissement du chiffre d'affaires, il faut y voir le signe que les individus sont massivement demandeurs des utilités correspondantes et que la diminution de prix permet à un grand nombre d'entre eux d'élever leur niveau global de satisfaction,

  - lorsque, au contraire, une diminution de prix s'accompagne d'une baisse du chiffre d'affaires sur la marchandise concernée, c'est le signe que les individus ne sont guère demandeurs des utilités correspondantes et que celles-ci ne concourent pas à l'élévation de leur niveau global de satisfaction. À défaut de pouvoir élever leur niveau global de satisfaction, les consommateurs habituels des utilités en question tirent profit de la diminution de prix pour consommer autre chose ou… faire des économies. La diminution de prix se solde par un développement de l'encaisse oisive et, à terme, par une récession des circuits d'échanges qui affecte tout un chacun.

Les mêmes raisonnements s'appliquent à une augmentation de prix: un accroissement du chiffre d'affaires prouve qu'il existe chez les consommateurs une encaisse oisive que l'augmentation de prix résorbe opportunément ; une baisse du chiffre d'affaires, au détriment des fournisseurs, signifie que les consommateurs préfèrent se tourner vers d'autres alternatives[1].

Y-a-t-il une quelconque similitude entre l'optimum social que j'ai défini plus haut et l'idée traditionnelle de justice sociale ? Est-il en particulier concevable qu'une société très inégalitaire, donc injuste, se prête malgré tout à des échanges très actifs ? — Dans une société où perdurent de très grands écarts de revenus, les catégories les plus pauvres sont en peine d'élever leur niveau global de satisfaction et, faute de pouvoir combler beaucoup de besoins, elles font peu appel au marché ; les plus riches sont, quant à eux, empêchés de trouver l'éventail d'opportunités qui leur permettrait de combler des besoins très divers. Ni les pauvres, ni les riches ne peuvent en conséquence tirer parti de toutes leurs facultés, pour eux-mêmes et pour les autres. Il ne me paraît pas concevable en conséquence que l'optimum social soit atteint dans une société fortement inégalitaire et foncièrement injuste. Il me paraît au contraire que les écarts de revenus tendent naturellement à se resserrer dans une société qui se rapproche de l'optimum et où tout est mis en œuvre pour intensifier les échanges. Mais le resserrement ne va pas jusqu'à une disparition complète des différences de revenus car celles-ci reflètent la diversité des individus dans leurs besoins, dans leurs aspirations et dans leur situation[2].

Il est inepte en particulier de préconiser des revenus identiques chez tous les citoyens au nom de l'égalité ou de la justice. C'est un enseignement qui mérite d'être tiré de la théorie des besoins, laquelle établit que les individus se distinguent les uns des autres par une infinité de caractères, qui vont du patrimoine génétique au cadre de vie, en passant par la situation familiale ou le mode d'éducation. Le revenu est un caractère parmi d'autres. Il y aura toujours des individus plus beaux, plus forts ou tout simplement plus aimés de leurs parents et de leurs proches. Il y aura toujours entre les uns et les autres des différences plus profondes que celles causées par le revenu monétaire. Égaliser les revenus ne déboucherait en aucune façon sur une plus grande similitude de destin ou de chance... mais pourrait, bien au contraire, aggraver les tensions en privant tels et tels des satisfactions qu'ils trouvent dans une plus grande richesse, à défaut de les trouver dans la séduction, l'amour ou l'intelligence.

Il est également absurde et inimaginable d'établir les conditions d'une absolue égalité économique et sociale. Une illustration en est donnée par la rente de situation. Quand un quartier voit sa valeur foncière augmenter très fortement avec l'arrivée d'une ligne de métro, faut-il priver les propriétaires d'une rente à laquelle ils n'ont aucun mérite et répartir celle-ci entre tous les propriétaires de la région, faut-il plutôt la répartir entre tous les citoyens ? Quand une station de vacances ou un village pittoresque attire un maximum de touristes, faut-il tolérer que les hôteliers engrangent plus d'argent qu'en d'autres lieux moins gâtés par la nature et l'histoire? De fil en aiguille, le culte de l'égalité, étendu à tous les aspects de la vie économique, revient à pourchasser et dépouiller tous les bénéficiaires d'une quelconque valeur ajoutée, à punir les innovateurs et les créatifs, les chanceux et les travailleurs, bref, à annihiler tous les ressorts de l'activité et à prôner l'immobilité cadavérique d'une entropie maximale.

Dans les exemples ci-dessus de rentes de situation, la meilleure façon de gérer la rente est celle qui favorise la circulation de l'argent. Il n'y a pas de solution universelle: s'il apparaît que les propriétaires fonciers ont une forte propension à l'échange, il est préférable de leur laisser le bénéfice de la rente ; mieux vaut la leur retirer s'ils doivent au contraire la thésauriser et freiner de la sorte la circulation de la monnaie. De la même façon, il est juste de laisser leurs bénéfices aux hôteliers s'ils sont en mesure de les dépenser ou de les réinvestir; mieux vaut cependant les leur retirer s'ils préfèrent thésauriser sans utilité pour quiconque.

Ces remarques m'amèneront plus loin à parler du rôle qu'ont à jouer les pouvoirs publics dans l'intensification des échanges: par une politique fiscale judicieuse et une redistribution des revenus bien ajustée, ils se doivent d'orienter l'argent vers les personnes et les entreprises les mieux à même de le dépenser et de l'investir[3].

Identification d'un prix optimum, exemple du carburant automobile

Il existe pour chaque chose un prix idoine tel que les besoins de chacun soient comblés au mieux dans un environnement donné. Ce prix résulte du marché. Exemple de l'automobile et du train.

Une comparaison train-automobile illustre l'idée d'optimum marchand ou d'harmonie entre les prix. Soit donc des marchandises concurrentes, qui contiennent des utilités communes, en l'occurrence le train et l'automobile. Cet exemple se prête bien à l'analyse parce que les prix concernés sont pour l'essentiel liés à la fiscalité et à des choix politiques: le prix du carburant dont se nourrissent les automobiles et le prix du billet de train ne sont pas fixés par le marché privé mais par le gouvernement. Les infrastructures routières et ferroviaires sont elles-mêmes financées en tout ou partie par l'État.

Tout l'objet du débat est de définir le prix public du carburant automobile qui permet à l'ensemble des individus de combler au mieux leurs besoins. Je dois pour cela prendre considérer les répercussions d'une modification du prix sur l'ensemble des échanges. Il serait tout-à-fait erroné, dans un débat mettant en jeu le prix du carburant et les taxes sur les produits pétroliers, de parler des automobilistes (ou des usagers du train) comme d'un groupe social. L'automobile est une activité parmi d'autres, constitutive de la vie de chaque citoyen, comme le train, la marche ou le métro, comme l'entreprise, la maison ou les commerces de quartier. Quand change un prix relatif à l'usage de l'automobile, chaque citoyen modifie ses choix de consommation et l'équilibre entre ses différentes activités. Il peut, toutes choses égales par ailleurs et à pouvoir d'achat constant, pratiquer davantage le train ou l'automobile selon que le rapport entre le prix du km en train et celui du carburant évolue à l'avantage du premier ou du second. En l'occurrence, les recettes et les déficits des chemins de fer découlent pour une bonne part de ce rapport.

 Soit une augmentation progressive des taxes sur le carburant. Avec les mêmes revenus qu'auparavant, une fraction de la population réduit sa consommation de carburant tandis que les autres personnes continuent d'en consommer autant ou à peu près qu'auparavant, faute de pouvoir limiter leurs besoins de déplacement en auto. Ces personnes se répartissent en deux catégories selon que leur supplément de dépenses en carburant se fait au détriment de leurs autres consommations ou de leur encaisse oisive : la première catégorie devrait a priori souffrir de l'augmentation de prix  puisqu'elle est obligée de moins consommer ; la deuxième catégorie n'en souffre aucunement car elle puise le supplément de dépenses dans la fraction de revenu dont elle n'a pas l'emploi.

Si la diminution des dépenses des uns n'est pas compensée par la mobilisation de l'encaisse oisive des autres, les acteurs de la filière carburant, et notamment l'État, recueillent au total moins de recettes et leurs propres dépenses tendent à diminuer. Il s'ensuit une rétraction générale des échanges. Moins d'achats, moins d'investissements, moins d'allocations sociales.

Si, par contre, les acteurs de la filière bénéficient d'un supplément de recettes, et sous réserve que ce supplément ne soit pas stérilisé sous forme d'encaisse oisive mais judicieusement réinjecté dans les  échanges, il s'ensuit une intensification de ces derniers et une amélioration du bien-être général. Imaginons que l'État redistribue son supplément de recettes aux deux premières catégories de personnes ci-dessus : celle qui réduit sa consommation de carburant et celle qui, n'ayant pas d'épargne oisive, réduit d'autres consommations pour continuer à satisfaire ses besoins de carburant. Selon l'appartenance sociale de ces personnes, selon qu'elles appartiennent à la fraction la plus imposée de la population, qu'elles sont constituées de familles, qu'elles se recrutent parmi les employés de l'État ou qu'elles sont nombreuses parmi les professionnels du bâtiment etc, la redistribution se fait par un allègement de leurs impôts, par une augmentation des allocations  familiales, par une augmentation de leur salaire, par une politique de soutien à la construction et de réhumanisation des villes etc. Il s'ensuit une satisfaction accrue pour ces personnes… et une satisfaction stable pour les autres ; les unes et les autres voyant leur pouvoir d'achat maintenu malgré l'augmentation de prix.

Quel serait donc, en France, le juste prix ou le prix optimal du carburant et des autres facteurs liés à l'usage de l'automobile (assurances, stationnement urbain, péages autoroutiers...)? — Pour le carburant, il serait tel que les agents impliqués dans la filière (les importateurs, les raffineurs, les distributeurs et… l'État) réalisent ensemble un chiffre d'affaires maximal.

La simulation suivante se déduit de l'élasticité supposée de la demande de carburant relativement à son prix:

  - pour un prix public de l'ordre de 5 francs le litre, il se vend sur le marché français environ 30 milliards de litres de carburant, soit un gain total de 150 milliards de francs,

  - pour un prix public de 7 francs, supposons qu'il se vende encore 25 milliards de litres soit un gain total de 175 milliards de francs,

  - pour un prix public de 9 francs, supposons enfin qu'il ne se vende plus que 18 milliards de litres soit un gain total de 162 milliards de francs.

La deuxième éventualité semble la plus bénéfique pour les acteurs impliqués dans la fourniture de carburant, en particulier pour l'État qui s'approprie la plus grande partie du chiffre d'affaires… Mais - et c'est là l'enseignement principal de la théorie des besoins et des prix - elle est aussi bénéfique pour le reste de la collectivité et débouche sur un mieux-être général car elle permet d'épuiser l'épargne oisive des uns et de mieux combler les aspirations particulières des autres!

Le mystère de la main invisible

L'émerveillement d'Adam Smith devant l'enrichissement général de la société britannique bénéficie d'un nouvel éclairage avec la théorie des besoins qui fait de l'impératif de sur-vie le moteur exclusif de la conduite humaine.

Suffit-il, comme ci-dessus, que les firmes et les individus se laissent guider par la recherche d'un gain conforme à leurs besoins pour que la société arrive à son état optimal dans les conditions du moment? — La question nous renvoie immédiatement à Adam Smith qui, en  d'autres temps, a soulevé des protestations indignées pour avoir vu dans l'intérêt individuel le moteur de l'économie de marché. Sa brève référence à la main invisible, si déformée par ailleurs, signifie que les individus utilisent leurs aptitudes au mieux de leur enrichissement personnel et concourent de ce fait à l'intérêt général[4].

À la lumière de la théorie des besoins, l'aphorisme soulève pour le moins trois objections :

  1)  La relation entre enrichissement individuel et enrichissement général est-elle extensible à tous les aspects de l'activité humaine  ?

Le propos du génial économiste est clairement limité à la façon dont chacun fait fructifier son capital. Dans cette acception restreinte, il est tout-à-fait plausible, voire tautologique : dans une économie correctement réglée, tous les entrepreneurs sont pour le moins tenus de réaliser des profits, faute de quoi ils sont sanctionnés par le marché et exclus des affaires ; en s'efforçant ainsi de promouvoir leurs affaires, ils participent à l'accroissement des richesses en circulation. CQFD.

Mais l'objectif de sur-vie déborde le seul souci d'enrichissement. Il peut même se trouver en contradiction avec lui comme c'est le cas chez les ascètes, les prétendants à la sainteté et certains artistes. Il serait donc abusif d'étendre l'aphorisme de la main invisible à l'ensemble des hommes et de leurs activités.

  2)Y-a-t-il adéquation entre la somme des buts individuels et le but prêté à la société?

L'adéquation est tout sauf évidente; tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les criminels, truands et autres malfrats qui emploient leurs sinistres aptitudes au service de leurs intérêts personnels ne profitent guère à la société civile et il serait abusif de prétendre que la poursuite de leur intérêt concourt à un intérêt général… Fort heureusement, il se trouve en parallèle d'autres hommes que leurs aptitudes portent à la répression du crime et dont l'intérêt personnel est de lutter contre le crime. Il n'empêche que, s'il n'existait pas de personnes à penchants criminels, le bien-être des individus honnêtes serait bien évidemment supérieur à ce qu'il est. En définitive, comme chacun manifeste un objectif de sur-vie différent de celui de son voisin, voire opposé, il s'ensuit une infinité d'interactions dont le cumul contribue à mouvoir la société dans une direction dont rien ne dit qu'elle soit optimale.

  3) Pouvons-nous attester de l'existence d'un intérêt général?

La rhétorique politique et les programmes d'action, lorsqu'ils prônent l'avènement du paradis communiste, du règne de Dieu sur la Terre ou tout simplement la mise en œuvre d'un libéralisme sans nuances, donnent à penser qu'il existe dans chaque société une finalité propre, un objectif, voire un impératif de survie propre. Mais il ne se trouve nulle part deux personnes pour avoir la même définition de l'optimum social ou de l'intérêt général. Les critères de bien-être matériel et de santé, si prégnants dans les pays industrialisés, sont par exemple contestés par toutes sortes d'idéologues et de prêcheurs et il n'y a guère de convergence entre le mystique qui subordonne tout à la quête de la vie éternelle et le politicien qui promet d'améliorer la couverture sanitaire du pays.

  Conclusion:

Le mieux que l'on puisse attendre du système économique est qu'il permette aux individus de s'épanouir dans leur infinie diversité, quelles que soient par ailleurs les superstructures culturelles et idéologiques. Je ne crois pas qu'une main invisible y suffise. Il y faut une action politique qui garantisse le droit de chacun à suivre son objectif de sur-vie et développer ses aptitudes selon ses moyens; il y faut aussi une action politique qui prémunisse les circuits d'échanges contre leur éventuelle rétraction en prévenant la formation d'épargne oisive. Toute politique qui va dans ce sens est synonyme de progrès, toute autre est synonyme de régression.


[1] L'analyse s'applique à la déréglementation tant à la mode de l'aviation civile. Celle-ci débouchera sur une baisse durable des prix à la condition, pour le moins, que les compagnies aériennes réalisent au total un chiffre d'affaires supérieur à ce qu'il serait avec des prix élevés et une clientèle restreinte. Mais si la braderie devait se solder par une moindre circulation d'argent, elle ne serait d'aucun profit pour les compagnies… et pour la santé de l'économie.

[2]  John Rawls énonce un premier principe de justice : « l'égalité dans l'attribution des droits et des devoirs de base ». Il suggère également « que des inégalités socio-économiques, prenons par exemple des inégalités de richesse et d'autorité, sont justes si et seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les membres les plus désavantagés de la société ». Il ajoute le plus important: « Ces principes excluent la justification d'institutions par l'argument selon lequel les épreuves endurées par certains peuvent être contrebalancées par un plus grand bien, au total. Il peut être opportun, dans certains cas, que certains possèdent moins afin que d'autres prospèrent, mais ceci n'est pas juste »  (Théorie de la justice , traduction française, Seuil, Paris, 1987, page 41). En cela, le philosophe rejoint la théorie des besoins qui exclut toute prétention à comparer les satisfactions des uns et des autres d'après leur niveau de revenu.

[3] « Hé quoi, Louis XIV n'a-t-il pas bâti Versailles ? Pourquoi mon pays devrait-il se priver des palais qui font la grandeur d'une nation ? » répondait en substance Félix Houphouèt-Boigny, président de Côte-d'Ivoire, à ses contempteurs. Le parallèle est imparable, à cela près que l'époque contemporaine a peu à voir avec le XVIIe siècle.

Au temps de Louis XIV, la société ne disposait pas d'autre source d'enrichissement que le travail de la terre. Le peuple récoltait à peine de quoi combler ses besoins alimentaires et les principaux facteurs limitants se rapportaient à l'agriculture : manque d'engrais, méthodes archaïques... Une fraction des actifs était exclue du travail agricole pour cause de saturation des ressources physiques et des biens capitaux (moulins, routes...). C'est là qu'intervenaient le roi et la noblesse : ils s'appropriaient le potentiel de travail inemployé en échange  de leur contribution au maintien de la paix civile. Une classe nombreuse d'artisans, de domestiques et de guerriers trouvaient à leur service l'occasion de faire valoir leurs compétences.

Y avait-il, au XVIIe siècle et avant, une alternative ? Affecter le potentiel de travail disponible à des besoins communs au plus grand nombre et non spécifiques à une classe dirigeante ? — C'est là que le bât blesse, ou plutôt, c'est là que la théorie des besoins nous renvoie à la réalité : pour la paysannerie qui vit dans une totale incertitude, il n'existe pas de satisfaction souhaitable en-dehors des besoins physiologiques (nourriture et sécurité). Que vienne une disette ou une attaque de brigands, et les satisfactions supérieures qui auront été développées seront les premières délaissées, au nom du principe de non-compensation des besoins. Dans ces conditions, il n'est pas envisageable qu'une fraction notable de la population, celle qui ne travaille pas la terre, consacre ses efforts à combler des besoins qui peuvent  s'évanouir d'un jour à l'autre. Ces actifs préfèrent en tout état de cause confier leur sort à une minorité de puissants qui, forte de son insensibilité aux coups du sort, leur garantit un revenu régulier.

Ces considérations amènent, sinon à justifier, du moins à comprendre les inégalités structurelles dans les sociétés anciennes. Ces inégalités ont une incidence progressiste en ce qu'elles orientent le potentiel de travail disponible vers ceux qui ont la plus forte propension à en faire usage : « L'immense accumulation de capital fixe qui, au bénéfice de l'humanité, eut lieu au cours du demi-siècle avant la guerre, n'aurait jamais pu intervenir dans une société où la richesse aurait été également partagée », enseigne fort justement Keynes (Les conséquences économiques de la paix ).

Mais ces inégalités extrêmes ne sont pas justifiables aujourd'hui dans les pays pauvres, car chacun connaît désormais les moyens de briser les goulots physiques qui entravent la production (outillages et technologies avancés, formation professionnelle, infrastructures...) tandis que les dirigeants ne font guère bénéficier le peuple de leur propre propension à consommer. MM. Houphouët-Boigny et consorts ont, si j'ose dire, l'avantage sur Louis XIV de pouvoir consacrer le revenu national au mieux-être du plus grand nombre. Ils sont inexcusables de n'en rien faire.

[4] « … il [l'individu] est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler » (La richesse des nations, Livre II, chapitre 2 , traduction française, Flammarion, Paris, 1991, tome 2, page 47).


Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 23:55:06