Livre 6 : Entreprises et concurrence
Chapitre 9 - L'État et l'économie
Illusions et limites de l'action politique
Suffit-il de bonnes lois et d'une constitution équilibrée pour garantir le bonheur des hommes, comme l'a cru Jean-Jacques Rousseau ? — Peut-être, à condition que le bonheur soit synonyme de la faculté par chacun de se rapprocher de son objectif de sur-vie, comme bon lui semble et dans le respect d'autrui. L'expérience nous enseigne d'abondance qu'il est illusoire de vouloir changer l'homme à coups de décrets. Lorsque les gouvernants prétendent formaliser l'idée que chacun se fait du bonheur individuel et de la façon d'y atteindre, l'échec est dramatique : il n'est que de considérer la Constitution soviétique de 1936, présentée en son temps comme la plus démocratique qui fût... ou ce qu'il est advenu des sociétés africaines lorsque le droit français a été plaqué sur les États issus de la décolonisation.
Nul ne peut en aucune façon rendre les gens plus actifs, plus travailleurs, plus conviviaux, plus inventifs. Les meilleurs économistes du monde, associés à des responsables politiques courageux, ne peuvent emmener malgré lui un pays sur la voie du progrès matériel. Aucun gouvernement ne peut transformer un pays en une grande puissance économique si les citoyens ne voient pas dans un supplément de travail et un renforcement de la cohésion communautaire des atouts pour améliorer leur impératif de sur-vie ; aucun gouvernement n'obtiendra jamais des Fidjiens qu'ils s'alignent sur les performances économiques des Japonais[1]…
Cela dit, malgré les dommages qui résultent d'une législation autoritaire et ignorante de la diversité fondamentale des aspirations individuelles, l'action politique n'en est pas moins essentielle au développement des échanges. Qu'attendre donc d'un gouvernement ? — Imposer sans concession ni dérogation le respect du droit et de la liberté de penser et d'agir, avec pour seule (et notable) restriction la liberté et le droit d'autrui. Assister les personnes qui ne sont pas aptes à se prendre en charge. Combattre les inégalités institutionnelles. Susciter un sentiment général de sécurité et de paix. Les obligations formelles de l'État s'arrêtent à cela et c'est déjà beaucoup.
La puissance publique ne se signale pas seulement par son pouvoir de légiférer. Elle est aussi un acteur économique majeur. Par le prélèvement de l'impôt et l'octroi de subventions, l'État moderne a un rôle d'arbitrage capital. Il possède les moyens d'agir sur les encaisses oisives et de les réorienter vers les individus et les firmes en ayant le plus grand besoin. Il peut aussi limiter - ou, au contraire, favoriser - la puissance de certaines corporations; il suffit de constater dans tel ou tel pays les dommages auxquels conduisent des groupes de pression comme les industriels du bâtiment et des travaux publics, les coopératives agricoles ou les coordinations de transporteurs routiers, en poussant les pouvoirs publics vers des investissements ineptes ou des réglementations complaisantes.
L'État souverain
Dans les communautés nombreuses, faites d'individus très divers et d'aspirations parfois contradictoires, l'épanouissement de chacun et le bon déroulement des échanges nécessitent une autorité respectée par tous.
Parmi les activités de l'État, il existe une distinction notable entre 1) les services régaliens, simplement indispensables au bon fonctionnement de la société; 2) les services publics qui concernent à titre personnel chaque membre de la communauté et contribuent à améliorer son niveau global de satisfaction:
1) Les services régaliens :
Ces services n'apportent pas de satisfaction directe aux individus et en cela se distinguent clairement des marchandises et autres opportunités. Ils se justifient par la nécessité dans toute communauté d'assurer la régularité des échanges, pas seulement des échanges économiques mais aussi des échanges résultant des rapports familiaux et plus généralement affectifs.
Le respect du droit est la condition sine qua non de la sur-vie de toute société. Considérant l'imperfection de la nature humaine et les inévitables déviances et folies auxquelles la société doit faire face, il est nécessaire d'instaurer une force de police, un corps de justice et une armée pour protéger le droit, le faire respecter et prémunir la communauté contre les agressions. Tels sont les services régaliens indispensables à la société… Hélas, même les meilleurs des gouvernements ne s'en tiennent pas au minimum de services régaliens. Par le contrôle des échanges internationaux, le monopole de la monnaie, la réglementation de tous les aspects de l'existence, ils manifestent aussi leur souci de peser sur les individus et d'affirmer leur existence et leur pouvoir. En faisant usage de leur force (police, législation, justice), ils se laissent aller à multiplier les freins et les contraintes par des réglementations… qui engendrent des dysfonctionnements, lesquels leur donnent motif d'intervenir encore davantage !
S'il eût été donné à quelque démiurge de créer ex nihilo une économie cohérente, sans doute n'eût-il en aucune façon imaginé douanes, monnaies étatiques, législations sur les changes ou contrôle des prix.... Il s'en serait tenu au minimum de services régaliens et d'administration, veillant avec équité à ce que chacun se tienne à sa place sans déborder sur les prérogatives d'autrui. Est-ce à dire que l'administration d'État serait malfaisante au regard des exigences d'une économie prospère ? — Certes pas, car elle conserve une justification primordiale en arbitrant parmi les grands choix qui engagent la collectivité, ainsi qu'en garantissant le respect des engagements contractuels et la paix civile sans lesquels il n'est pas de vie sociale possible ni a fortiori de développement économique.
2) Les services publics :
La mise en commun des ressources individuelles apparaît, pour certains besoins, comme indispensable à la satisfaction de chacun. Elle fait dans ce cas l'objet d'un service public. Riches et pauvres dépendent ainsi, pour la préservation de leur santé, du financement collectif de la recherche médicale, car cette recherche est trop coûteuse pour être abandonnée à l'initiative des individus et des entreprises privées. L'assistance aux victimes du sort (handicapés, accidentés), inaptes provisoirement ou définitivement à atteindre par leurs seules facultés un niveau décent de satisfaction, est aussi une fonction qui relève de la collectivité.
Les services publics incluent les services d'aide sociale, de santé ou d'éducation ainsi que les traditionnels services municipaux (assainissement, collecte des ordures...). Ces services sont analogues à n'importe quelle marchandise. Ils procurent à chacun des satisfactions bien déterminées qui trouvent leur place sur la grille des besoins. Mais par rapport à des opportunités ordinaires, ils ont cela de particulier qu'ils sont financés, non par le biais d'une décision individuelle, mais par une contribution collective.
Leur point commun tient dans leur caractéristique suivante: ils apportent à chacun une satisfaction supérieure à ce qu'elle serait si le financement résultait d'un paiement individuel et non d'une contribution collective. Il n'y a guère dans le monde qu'une poignée d'individus qui seraient en mesure de financer par leurs seuls moyens, et pour leur usage exclusif, l'éducation de leurs enfants, les soins intensifs de leur vieillesse ou l'assainissement de leurs demeures, et encore, il n'est pas sûr qu'ils y trouveraient plus de satisfactions que dans les services publics.
L'immense majorité des hommes trouve profitable de coopérer sur tous ces besoins par le biais de l'impôt et sous le couvert de l'État. Mais, à dire vrai, rien n'empêche que les services publics ou une partie d'entre eux soit confiée à d'autres entités que l'État. Les entreprises privées et les associations à but non lucratif offrent des alternatives plausibles, avec des cotisations volontaires de citoyens mus par le souci de la prévention (« qui sait si moi-même ou un de mes proches n'aura pas un jour besoin de ces secours? ») et l'altruisme (« ma conscience est troublée et mon niveau global de satisfaction amoindri par la connaissance de tant de misères ! »). Le recours au secteur privé et aux initiatives caritatives s'épanouit aux États-Unis dans les services de santé, l'assistanat social, l'éducation.... Il puise son énergie dans la démocratie associative qu'a magistralement analysée Alexis de Tocqueville et va de pair avec une très forte religiosité de l'ensemble de la population.
En France, où les dons charitables sont très directement corrélés à la pratique religieuse et où celle-ci va s'amenuisant, il n'y a pas grand-chose à espérer du bénévolat en matière d'assistanat social, lequel relève pour l'essentiel de la puissance publique. L'État a par ailleurs abandonné la gestion d'une partie des services publics à l'initiative privée lucrative. C'est le cas de l'enseignement confessionnel, d'une partie de la médecine, des régies municipales d'eau et d'assainissement. Le gouvernement garde néammoins un pouvoir d'arbitrage et de réglementation. Il lui revient de fixer les programmes pédagogiques, de déterminer dans quelle mesure les soins de santé peuvent être remboursés par les cotisations sociales, de contrôler les travaux d'infrastructure...[2].
Les moyens que l'État accorde aux services publics et aux investissements collectifs déterminent in fine le choix de société, avec inévitablement des catégories de citoyens avantagées et d'autres brimées. Par exemple, le montant de la taxe sur les carburants et les priorités accordées soit aux infrastructures routières, soit aux infrastructures ferroviaires ou urbaines dessinent les équilibres futurs entre les moyens de transport, avec les conséquences que cela implique pour le bien-être des différentes catégories sociales : celles qui ont les moyens de se déplacer en voiture et les autres (vieux, pauvres, enfants...). Les budgets et l'attention réservés à l'éducation tracent de même l'avenir du pays.
L'État arbitre
L'État moderne est imbu du désir de favoriser la création de richesses et la croissance économique… Sous réserve de ne pas intervenir dans la gestion des entreprises et les choix des individus, il dispose de trois façons au moins d'arbitrer dans ce sens : déblocage des potentiels individuels, fiscalité favorable aux échanges, investissements structurels.
La peur de manquer, conséquence de la sédentarisation et moteur de la croissance économique, se retrouve à l'époque contemporaine : la croissance est réclamée par l'ensemble de l'opinion parce qu'elle atténue les inégalités sociales et garantit mieux l'avenir de chacun. Cette aspiration se vérifie, du moins, dans les pays démocratiques où l'opinion est en mesure de s'exprimer. Un taux élevé de croissance apparaît à nos hommes politiques comme la panacée à leurs angoisses car il favorise l'élévation de tous les revenus, apaise les tensions sociales, réduit également le chômage à sa plus simple expression.
La croissance économique est le résultat, d'une part, d'une stimulation de la demande de marchandises, d'autre part, d'une adéquation de l'offre à cette demande : si la demande n'est pas stimulée d'une façon ou d'une autre, les échanges ne varient pas d'une année à l'autre et le produit national brut reste constant ; si l'offre et la demande ne sont pas en adéquation, il apparaît des tensions et des déséquilibres (hausses de prix intempestives, pénuries) qui reflètent des gaspillages de ressources et compromettent l'accroissement des échanges.
À partir de ce diagnostic, les moyens politiques de relancer ou d'accélérer la croissance apparaissent en théorie avec clarté… mais il n'est pas dit que leur mise en pratique soit aisée. J'en recense trois pour le moins :
1) Déblocage des potentiels individuels de créativité et de travail :
La socialisation et les échanges sont subordonnés à une bonne intégration des personnes dans leur environnement social. Dans une société qui se veut accessible au progrès et à la croissance, chacun attend un maximum de facilités pour s'adapter aux circonstances, par la mobilité géographique ou professionnelle, par un changement de fonction à l'intérieur de l'entreprise, par un encouragement à l'expression individuelle. Il appartient à l'État d'adapter les structures administratives et réglementaires à ces aspirations.
Mais les administrations publiques portent, à mon avis, une lourde responsabilité dans la sclérose qui frappe les vieilles nations européennes, à commencer par la plus centralisée d'entre elles, la France. Leurs tropismes se sont amplifiés au cours des siècles sans qu'il ait jamais été possible de les corriger ou de les réorienter au mieux de l'intérêt général : accumulation de pouvoirs, interventions tatillonnes en contradiction les unes avec les autres, souvent plus néfastes que bienfaisantes.
Depuis l'observation plaisante du britannique Peter sur le ministère des Colonies, chacun connaît le cas de ces administrations qui continuent de croître après que leur objet social ait disparu; la France offre de trop nombreux exemples de cette sorte... à commencer par le ministère des Anciens Combattants. Toujours en France, l'inamovibilité des fonctionnaires, qui se justifiait pour les plus importants d'entre eux au temps où le pouvoir politique était suspect d'arbitraire, devient difficilement supportable dans une société peu à peu paralysée sous le poids de ses administrations. Paradoxalement, elle génère un sentiment de frustration chez les fonctionnaires, tant les administratifs (employés de bureau) que les professionnels (enseignants, postiers, infirmières, magistrats, policiers et militaires...) car, par un effet pervers, les uns et les autres préfèrent laisser leur ambition s'étioler dans des tâches sans perspective et souvent sans intérêt, plutôt que de renoncer à la sécurité de leur statut[3].
2) Fiscalité favorable aux échanges :
John Maynard Keynes insiste à plusieurs reprises sur l'intérêt que peut revêtir une redistribution des revenus par le biais de la fiscalité. Mais le maniement des taxes et des impôts nécessite la plus grande prudence. Un bon système fiscal est celui qui réussit à redistribuer les revenus des plus parcimonieux vers les plus dépensiers. Pour être propice aux échanges, la redistribution des revenus est subordonnée à une double condition :
- les contributions fiscales doivent viser en priorité les excédents de liquidités des agents économiques qui ne savent trop quoi faire de leur revenu et se laissent allés à le réduire ou le thésauriser ; les groupes ayant une trop faible propension à consommer (retraités aisés, rentiers) n'ont aucun titre à être épargnés par le fisc ou à bénéficier de privilèges catégoriels (transports gratuits...).
- les aides publiques et les avantages fiscaux doivent bénéficier aux acteurs économiques qui ont la plus forte propension à consommer (familles, jeunes, pauvres) ; ceux-là, qui sont avides d'un revenu supplémentaire pour élever leur satisfaction au niveau de leurs espérances et de leurs potentialités, sont prêts à travailler et produire davantage de richesses.
Les pouvoirs publics et les collectivités locales ont aussi pour vocation d'optimiser le fonctionnement de l'économie en rapprochant, lorsque cela est nécessaire ou utile (transports, santé, éducation, culture...), les intérêts des producteurs et des consommateurs. Un allègement des taxes est justifié sur les biens et services qui font l'objet d'une forte demande potentielle mais souffrent d'un coût élevé (logements, éducation, services ménagers, crèches, transports publics...), s'il permet de maintenir l'économie à un haut niveau d'activité. Il est justifié en particulier lorsqu'il lève des blocages (exemple : les subventions aux transports publics, dans les métropoles, évitent l'asphyxie de celles-ci et permettent aux échanges de se développer).
A contrario , sur les marchandises de luxe, dont le prix induit par la demande laisse aux producteurs une fructueuse marge bénéficiaire, il est justifié de redistribuer celle-ci par le biais d'une forte taxation… Il arrive que l'État se trompe. Cela s'est vu par exemple en 1992, lorsque le fisc français a cru malin d'augmenter le taux de TVA sur… les fleurs coupées, pensant qu'il s'agissait là d'un produit de luxe taxable à merci. Mais les fleuristes se sont vite aperçu qu'ils ne pouvaient pas répercuter l'augmentation sur leurs prix de vente, sinon, il s'en serait suivi une baisse de leur chiffre d'affaires global. Ils ont dû intégrer la hausse à leurs coûts incompressibles. Beaucoup ne l'ont pas financièrement supporté et ont été acculé au dépôt de bilan. Le cri d'alarme lancé par les organisations professionnelles a été in fine entendu et le fisc est revenu au système antérieur. La péripétie aura révélé que la demande sur les fleurs coupées est très élastique, signe qu'il s'agit, contrairement aux apparences, de marchandises intermédiaires, relativement indispensables aux citadins.
L'histoire raconte que Napoléon 1er s'était un jour emporté contre l'idéal révolutionnaire et physiocratique d'un impôt unique, assis sur la propriété foncière. Colère justifiée. L'impôt, outre qu'il subvient aux besoins des pouvoirs publics, a une vocation plus importante peut-être que celle-là et qui l'englobe : il corrige et prévient les risques de rétraction des échanges en prélevant de l'argent là où il est mal employé (épargne oisive) et en le reversant là où il est le plus utile (forte propension à consommer). D'où l'intérêt d'établir de multiples formes d'imposition, adaptées à tous les "trous noirs" où tend à se perdre la monnaie.
3) Investissement structurels :
L'État moderne, du fait de ses moyens financiers et, surtout, de son pouvoir réglementaire, est en mesure d'ordonner et de diriger les grands programmes d'infrastructures et de recherche sans lesquels il n'est pas de développement économique ni de progrès. Rien à dire quand il s'agit de lever des obstacles physiques à la satisfaction de certaines aspirations comme de faciliter les communications, rapprocher les équipements de soins des usagers, aménager le territoire et maîtriser l'urbanisation. Rien à dire non plus quand il s'agit de suppléer à l'investissement privé en nourrissant des secteurs d'activité avides de développement mais qui ne réussissent pas à accéder d'eux-mêmes à des sources de financement; les entreprises font ainsi appel aux ressources de l'État pour soutenir leur recherche et développement ou leurs efforts de prospection à l'étranger.
Comment mesurer le bien-fondé des investissements de l'État, en l'absence d'une rentabilité immédiate ? — À cette antienne des manuels d'économie, il est vain de prétendre répondre de façon rigoureuse. Il arrive que la rentabilité financière puisse être évaluée sur le long terme ; la réhabilitation du musée du Louvre a ainsi coûté des sommes colossales mais, en plus d'un sentiment de fierté partagé par tous les citoyens et difficilement convertible en espèces sonnantes, elle a renforcé l'attrait touristique de la capitale française de sorte qu'à terme, l'État devrait récupérer plus qu'il n'a dépensé, sous forme de taxes et de devises ! D'une manière plus générale, c'est le débat public et démocratique qui seul permet de limiter les faux-pas et de s'assurer de la conformité des investissements aux aspirations collectives.
Synthèse :
Les revenus individuels ne résultent aujourd'hui des échanges que pour une faible part. Ils sont pour le reste le résultat d'une redistribution par voie d'autorité, pour le meilleur ou pour le pire, pour une plus grande équité sociale ou pour un renforcement des privilèges. En prélevant une part des revenus et en les redistribuant à sa guise, l'État moderne oriente sciemment ou non les échanges. De lui dépendent le développement ou l'évitement des encaisses oisives ainsi que l'accroissement ou le resserrement des inégalités sociales.
Comme je me suis attaché à le souligner, la redistribution de l'impôt est particulièrement dommageable lorsqu'elle tend à accroître les revenus des personnes ayant la plus faible propension à consommer. Lorsque, aussi bien, les élites d'un pays laissent décliner les services publics accessibles à tous et privilégient les systèmes privés d'éducation, de protection, de santé et de justice, ils restreignent ce faisant les capacités d'épanouissement d'une large fraction de la population. À terme, ils prennent le risque de l'avènement d'une société duale ou d'une société de classes ; d'un côté les privilégiés proches de la lumière et du pouvoir, de l'autre, les déshérités de l'ombre.
De l'emploi abusif du terme capitalisme
Le marché craint l'arbitraire et exige que s'expriment librement les aspirations des individus. Il n'y a pas d'économie saine sans démocratie.
Historiens de l'économie et polémistes ont suggéré dans les dernières décennies de ce siècle qu'il existait deux formes d'économie de marché : d'un côté, un capitalisme fréquentable, mâtiné de social-démocratie, comme c'est le cas en Europe du Nord ; de l'autre un capitalisme primitif et réprouvable où tous les coups sont permis, où, selon la formule de Hobbes, l'homme est un loup pour l'homme. Cette dernière situation se rencontre surtout en Amérique latine et dans les pays à développement intermédiaire, mais s'agit-il bien d'économie de marché et de capitalisme au sens précis du terme ? — Les sociétés en question se caractérisent par l'intervention active de l'État dans les investissements. Le résultat, dans le meilleur des cas, ce sont des détournements d'impôts au profit de projets sans utilité avérée ; dans le pire des cas, ce sont des manigances de toutes sortes qui permettent aux individus placés au plus près du pouvoir politique de s'approprier ses largesses, quitte à les réinvestir en leur nom propre dans des pays plus sûrs. Dans les années 80, on évaluait ainsi entre 30 et 60% la part des prêts internationaux qui étaient détournés dans les pays latino-américains et repartaient à l'étranger en creusant la dette extérieure[4].
Les comportements des privilégiés responsables de ces détournements ou bénéficiaires de passe-droits et de subventions politiques n'ont rien qui permette de les qualifier d'entrepreneurs. L'appropriation des pouvoirs régaliens de justice et de police par les dominants n'a rien non plus de libéral! Du Chili au Mexique, maints régimes à l'ardeur démocratique défaillante ont ainsi étouffé les syndicats et les mouvements favorables à la défense de l'environnement, à la protection des consommateurs, des locataires, des petits propriétaires..., sans faire la démonstration que cela pouvait contribuer à la prospérité de leur pays.
En conclusion, il y a entrave au fonctionnement normal d'une économie de marché lorsque certains individus bénéficient d'accointances avec le pouvoir politique ou lorsque des gouvernants font pression sur une banque publique pour soutenir tel de leurs amis au détriment d'une saine gestion économique. Il faut alors parler de capitalisme imparfait ou entravé; évoquer à ce propos un capitalisme sauvage ou à l'état pur est un non-sens, car le capitalisme authentique requiert le respect général du droit.
[1] Moins resserrés sont les liens sociaux et les réseaux d'échanges dans un pays, plus il est aisé de diagnostiquer les moyens d'améliorer le sort des habitants… et plus il est difficile de mettre en œuvre ces moyens. Aussi bon réformateur qu'il soit, Solon aurait du mal à imaginer quelque initiative susceptible d'élever un tant soit peu le niveau d'épanouissement des Suisses ou des Scandinaves. Y arriverait-il cependant qu'il n'aurait aucun mal à faire adopter sa suggestion car les citoyens de ces pays savent à l'occasion surmonter leurs divergences. À l'opposé, n'importe quel individu doué d'un minimum de lucidité et de bon sens reconnaît ce qui fait défaut à tels pays d'Afrique pour prendre pied dans la modernité. Il n'empêche que cela est quasiment impossible à mettre en œuvre car, dans ces pays, les égoïsmes et les conflits entre groupes d'intérêt annihilent toute notion de bien public.
[2] Le débat médecine libérale/médecine publique ressemble, en France et plus généralement en Occident, à un trompe-l'œil. Un bel exemple de dévoiement des mots et des concepts. Coexistent dans notre pays des hôpitaux gérés par la puissance publique ainsi que des cabinets médicaux et des cliniques dits privés auxquels les citoyens ont tout aussi librement accès.
Dans le secteur public comme dans le secteur privé, les patients sont dispensés de payer le vrai prix des soins qu'ils reçoivent grâce à la Sécurité sociale. Il est donc malséant de parler de médecine "libérale" à propos des thérapeutes qui ne relèvent pas directement de la puissance publique. Pour être conséquente avec elle-même, une médecine authentiquement libérale ne devrait vivre que d'échanges économiques libres, c'est-à-dire ne servir que les patients disposés à payer leurs soins avec leurs ressources exclusives, ou par le seul biais d'une caisse d'assurance également privée.
Mais dans la mesure où la médecine privée profite tout autant que son homologue publique des fonds publics, il est juste qu'elle se soumette à des règles de bonne conduite. En particulier, il serait (il est…) tout-à-fait excessif, outrancier, déraisonnable, antiéconomique… et antilibéral que cette corporation réclame le droit pour ses patients de s'adresser sans limitation aux praticiens de son choix et pour elle-même d'ordonner sans contrôle les traitements qui lui plaisent. La liberté de choix n'est acceptable selon les préceptes d'une vraie économie libérale que lorsque le patient paie de sa poche pour les soins qu'il réclame. Cette liberté est usurpée lorsqu'il en reporte sur autrui les conséquences.
Faut-il pour autant déplorer l'intervention de la collectivité dans les soins de santé ? — Ses raisons sont tout-à-fait légitimes : il serait impossible à la plupart des citoyens, sinon à tous, de faire face aux aléas de santé avec leurs seules ressources financières. Le savoir-faire médical lui-même aurait du mal à progresser s'il ne bénéficiait pas du soutien financier de la collectivité pour des investissements et des recherches qui dépassent les moyens des entreprises et des laboratoires privés. Autrement dit, les règles comptables de l'échange économique ne s'appliquent pas aux besoins de santé, dans une société qui se préoccupe de l'épanouissement de tous.
[3] Je crains que l'administration française ne soit entrée au début des années 80 dans une phase de productivité déclinante. Tout budget supplémentaire aggrave son inefficience en renforçant la détermination des agents à conserver leur routine de travail. Toute réforme se heurte à l'obstruction du personnel, qui, fort humainement, use de son privilège d'inamovibilité pour repousser ou enterrer les modifications de procédures.
Pour enrayer le risque de gangrène administrative, pour libérer les échanges… et soulager les taux d'intérêt tirés à la hausse par les déficits de l'Etat et ses emprunts sur le marché financier, il me paraît impératif de moderniser d'abord la fonction publique en appliquant aux futurs titulaires de la fonction publique le statut ordinaire des salariés du secteur concurrentiel et en conférant à chaque service son autonomie de gestion. Parallèlement, l'Etat garantirait aux actuels titulaires le maintien à vie de leur statut et de leur revenu, tout en se donnant le droit de les réaffecter selon les besoins réels de l'administration, voire de les mettre en congé. À cette condition, il deviendrait possible de dissoudre sans trop de résistance des services administratifs sans utilité. Mieux vaut, en dernière extrémité, payer un employé à rester chez lui plutôt qu'à torturer ses concitoyens et les entrepreneurs à force de contrôles a priori et de règlements superfétatoires !
[4] Voir Sorman G., La nouvelle richesse des nations , Fayard, Paris, 1987.
Conclusion générale
Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 23:56:28