Le blog de Joseph Savès
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Le prix

Livre 5 : Le Prix

Chapitre 2 - La valeur des marchandises (suite)


Définition et mesure du prix virtuel d'une utilité

Définition : le prix virtuel d'une utilité est ce qu'il en coûte au minimum à un individu pour combler le besoin correspondant jusqu'à son niveau d'ambition. 

Dans toutes les marchandises que l'individu est porté à connaître, il recherche les utilités propres à élever son niveau global de satisfaction. Il décompose virtuellement chacune d'elles en autant d'utilités et, d'après les prix auxquels lui sont proposées les marchandises, il peut établir le prix virtuel de ces utilités. Le prix virtuel est une notion subconsciente, subjective et personnelle ; c'est le fruit de l'expérience et de l'histoire de chacun.

Le sujet optimise ses consommations par approches successives. Il ne débarque pas de but en blanc sur le marché mais le découvre à partir du jour où, enfant, il échangea les pièces de sa tirelire contre des bonbons à l'utilité desquels il avait pris la peine de longuement réfléchir. Petit à petit, il se constitue ainsi une mémoire et une expérience (non exempte d'erreurs) en déterminant les utilités contenues dans les marchandises successivement portées à sa connaissance puis en estimant l'un après l'autre le prix virtuel de ces utilités. Son premier achat de bonbons lui fait connaître le prix virtuel de l'ensemble des utilités contenues en eux, un deuxième achat l'amène à estimer le prix virtuel de nouvelles utilités, etc.

Pour détecter le prix virtuel d'une utilité, l'individu mesure d'abord l'utilité contenue dans telle ou telle fraction de marchandise ; puis, il  compare les prix auxquels lui sont proposées ces marchandises :

1) Mesure d'une utilité dans une marchandise particulière :

Le sujet mesure l'utilité d'une marchandise A relativement à un besoin a d'après le nombre d'unités de A nécessaire pour combler le besoin jusqu'à son niveau d'ambition. Il peut ainsi définir et comparer les quantités d'utilités que lui apportent les opportunités dont il a connaissance : une unité de A présente une plus grande utilité qu'une unité de B relativement à un besoin a, dans la mesure où elle comble ce besoin à un niveau plus proche du niveau d'ambition.

Entre deux opportunités, ou deux combinaisons d'opportunités simultanément disponibles, chacun est à même de désigner celle qui lui apporte en plus grande quantité les utilités propres à élever son niveau d'ambition. Si un randonneur préfère une poignée de fruits secs à un demi-pain, il fait la démonstration qu'à ce moment, les fruits secs ont une plus grande utilité que le pain relativement au besoin de son organisme en glucides.

NB: il arrive qu'un individu ressente un besoin mais ne dispose pas sur le champ des marchandises qu'il connaît  pour être les mieux appropriées à l'optimisation de son niveau d'ambition dans les limites de son revenu. Selon l'expérience de chacun de nous, son alternative est la suivante :

- acquérir des marchandise présentant des utilités similaires mais plus chères, ce qui aboutit, à revenu égal, à une minoration durable du niveau d'ambition,

- supporter une insatisfaction provisoire et une minoration également provisoire de son niveau global de satisfaction, en attendant le moment où les marchandises de moindre prix redeviendront disponibles.

2) Recensement des utilités les moins chères :

De proche en proche, d'après le prix qui lui est proposé pour toutes les marchandises dont il a connaissance, le sujet arrive à estimer le prix virtuel  d'une utilité ; c'est la dépense minimale que lui coûte la jouissance de cette utilité. À partir d'un premier  lot de marchandises, il fait une estimation du prix virtuel de quelques utilités. Soit deux marchandises A et A'. Elles sont vendues 15 francs l'une et 5 francs l'autre et contiennent respectivement les utilités a, b et g ; a et b. Avec ces simples données, le sujet obtient une première estimation du prix virtuel des utilités. Comme A'(a,b)= 5 francs et A(a,b,g)= 15 francs, , il en déduit : a+b=5 francs et g=10 francs. Il attribue aux utilités les prix virtuels : g = 10 francs ; a + b = 5 francs.

Ultérieurement, il peut affiner et corriger son évaluation :

- s'il se présente une marchandise A" vendue 20 francs et contenant les utilités b et g, le prix virtuel de b, selon A", devrait s'établir à 10 francs. Mais, vu que, par ailleurs, a+b= 5 francs, le prix virtuel de a devrait être… -5 francs ! Le sujet rejette donc A", qui est trop cher au regard de A et A'. Pour être compatible avec A et A', la valeur de A" devrait être comprise entre 10 et 15 francs,

- si A" est proposée à 5 francs, elle remet en cause l'estimation des prix virtuels d'après A et A'. L'estimation devient : b + g = 5 francs et a + b = 5 francs. A, en l'occurrence, apparaît trop cher par rapport à A' et A",

- si A" est proposée à 20 francs et contient une utilité supplémentaire d dont le sujet ait l'usage, ce dernier ajoute aux données sur les prix virtuels : b + g + d = 20 francs, soit b + d = 10 francs.

Le prix virtuel des utilités que requiert le sujet dépend uniquement du prix des marchandises qui sont portées à sa connaissance et qui lui sont usuellement accessibles. Comme sa connaissance du marché évolue lentement, le sujet peut durablement conserver en mémoire le prix virtuel des utilités qu'il a coutume de consommer. En cas d'indisponibilité durable  des marchandises les plus avantageuses à son goût, il révise toutefois le prix virtuel des utilités en fonction du prix effectif des marchandises restantes.

Le prix virtuel, exemple de calcul

Soit à calculer le prix virtuel d'une utilité à partir de la comparaison de deux marchandises (cet exercice académique est aussi éloigné de la pratique quotidienne qu'un modèle mathématique qui prétendrait décrire la manière de se tenir en équilibre sur un vélo !). Du pain est vendu 4 francs la baguette de 250 grammes et une brioche de 500 grammes est vendue 120 francs. Convenons pour simplifier que le pain ne comble que le besoin de calories : l'utilité calorifique de 250 g a donc un prix virtuel de 4 francs. À poids égal, la brioche comble tout autant que le pain le besoin de calories : le prix virtuel de l'utilité calorifique d'une brioche de 500 g atteint donc 8 francs. Mais la brioche pourvoit aussi aux besoins de gourmandise et de convivialité.

Si une famille consomme dans la même période une baguette et une brioche, il s'en déduit qu'elle dépense pour son besoin de calories un prix virtuel de 12 francs (4 francs pour la baguette de 250 g et le double, soit 8 francs, pour la brioche de 500g). Il s'en déduit enfin que le prix virtuel des utilités gourmandise et convivialité contenues dans 500 grammes de brioche est de 120 - 8 = 112 francs… Cette estimation des utilités et des prix virtuels est propre à la famille considérée. Elle se déduit de sa consommation effective.

Aperçu sur la valeur des marchandises

Définition : la valeur qu'attribue un sujet à une marchandise est faite de l'addition des prix virtuels de toutes ses utilités requises pour combler la grille des besoins.

La valeur d'une marchandise dépend des utilités qui intéressent l'individu. Si celui-ci consomme une marchandise pour les utilités a et b, il lui prête une valeur plus élevée que s'il n'en attend que l'utilité a. «Ils n'ont pas de pain ? Qu'ils mangent de la brioche», aurait lancé la reine Marie-Antoinette à propos des Parisiens affamés de 1789. L'ingénue oubliait que les affamés étaient indifférents à l'utilité-gourmandise de la brioche. Et la valeur de la brioche, ramenée à sa simple utilité nutritive, leur apparaissait très inférieure à son prix effectif, proprement inabordable !

La valeur  transparaît dans le langage de tous les jours. Quand nous disons ou entendons : tiens, je donnerais volontiers ma chemise (ou 100 francs, ou une fortune) pour boire un bon verre d'eau (ou pour acheter cette antiquaille, ou pour sortir avec Lola), nous exprimons l'idée que toute marchandise a une valeur qui s'estime par comparaison avec des marchandises connues de nous (par exemple, une chemise) ou avec nos ressources monétaires (100 francs).

Caractéristiques de la valeur

«Une chose n'a pas une valeur parce qu'elle coûte, comme on le suppose ; mais elle coûte parce qu'elle a une valeur» (Condillac, Le commerce et le gouvernement considérés relativement l'un à l'autre).

Il revient aux  économistes classiques d'avoir inventé les notions de valeur et d'utilité. La théorie des besoins rend ces notions opérationnelles en distinguant opportunément les besoins des marchandises. Tandis que l'utilité  se rapporte à la capacité d'une marchandise de combler tel  besoin dans un environnement déterminé, la valeur  se rapporte à la capacité de la même marchandise d'élever le niveau global de satisfaction jusqu'au niveau d'ambition, tous  besoins confondus. Je discerne dans la valeur six traits notables :

1) La valeur que chaque individu prête à une marchandise dépend de ses besoins :

Il existe pour toute marchandise un prix particulier ; c'est la valeur que lui prête l'individu. Elle résulte des utilités qu'elle affiche et dont l'individu pense qu'elles pourraient élever ou maintenir son niveau global de satisfaction. Une marchandise recèle couramment des utilités dont l'individu n'a que faire, même s'il ne les ignore pas, parce qu'elles ne lui semblent pas propres à améliorer son niveau global de satisfaction : celles-là ne sont pas prises en compte dans l'estimation de la valeur. Par exemple, un individu qui fonde la satisfaction de ses besoins de déplacement sur l'usage d'une automobile prête une grande valeur à l'essence ; par contre, l'essence n'étant d'aucune utilité à un adepte du cyclisme, celui-ci l'évalue à rien.

2) La valeur est distincte du prix de la marchandise et indépendante du revenu dont dispose l'acheteur :

La valeur se fonde exclusivement sur l'estimation empirique par l'individu du prix virtuel des utilités dont il ressent le besoin. Cette estimation est formellement indépendante de son niveau de revenu. Elle résulte exclusivement de sa connaissance du marché, des marchandises auxquelles il a accès et qui pourraient combler tels et tels de ses besoins. 

3)  La valeur est indépendante de la nature des utilités :

Exprimée en monnaie, comme le prix, la valeur d'une marchandise se fonde sur le prix virtuel de ses utilités de différentes natures. Elle tend à varier lorsque l'individu concerné modifie son estimation de tel ou tel prix virtuel. C'est par exemple le cas lorsqu'un progrès technologique rend telle ou telle utilité plus accessible.

4) La valeur d'une marchandise dépend de la situation effective de l'individu au moment de sa consommation :

L'individu anticipe ordinairement ses besoins. La valeur qu'il prête à ses achats dépend des besoins qu'il croit devoir ressentir au moment prévisible où il les consommera. Un étalage de victuailles n'inspire guère d'attirance à un individu qui vient de déjeuner. Son appétit étant momentanément satisfait, il n'attribue aucune valeur instantanée à l'une ou l'autre de ces nourritures ; il dédaigne pour l'heure, sans les ignorer, leurs utilités potentielles. Mais, instruit par son expérience quotidienne, il veille à acheter ces nourritures en prévision du dîner à venir.

La valeur est donc sensible aux modifications de la grille des besoins de l'individu et des utilités qu'il réclame. Elle dépend des circonstances et de l'humeur du moment : rien ne dit que demain, si le temps se rafraîchit, je serai encore disposé à donner ma chemise pour un verre d'eau… Elle peut se rapprocher de l'infini, comme la valeur d'un verre d'eau dans le désert, quand l'individu est confronté à des circonstances exceptionnelles qui mettent en péril sa vie.

5) La valeur d'une marchandise décroît à mesure qu'elle est davantage consommée :

Considérons une marchandise dont un individu consomme n fractions. Les premières comblent un maximum de besoins ; il les estime à leur valeur maximale. Comme un certain nombre de ces besoins arrivent à être comblés jusqu'au niveau qu'il vise, les fractions ultérieures comblent moins de besoins. L'appétence de l'individu tend à diminuer de ce fait. De même la valeur qu'il prête à la marchandise… C'est le principe qui est illustré dans le Livre 2 par l'exemple des chopes de bière : la première chope comble la soif, le plaisir et la convivialité, la dernière ne comble plus que le plaisir. La valeur des chopes, qui est faite de l'addition de ces utilités, diminue de l'une à l'autre même si leur prix effectif ne varie pas.

6) Les combinaisons de marchandises se classent selon leur valeur :

Ayant identifié les utilités nécessaires à sa satisfaction ainsi que les combinaisons de marchandises qui les recèlent, tout individu est en mesure de classer celle-ci. Il juge une combinaison de marchandises supérieure à une autre en valeur si elle lui permet d'accéder à un niveau d'ambition supérieur à partir de la même situation effective. La comparaison n'est valide que pour des marchandises qui doivent être consommées au même moment.

NB : pour compléter la définition générique de la valeur, il m'est possible d'énoncer : la valeur est le prix qu'un individu est disposé à payer pour une marchandise ; elle est d'autant plus élevée que l'individu prête d'utilités à la marchandise . Corollaire : une marchandise dont la valeur croît est une marchandise qui répond à davantage d'utilités . Cette manière de voir la valeur ouvre des perspectives à l'interprétation de certaines formes d'inflation.

La valeur, exemple de calcul

Le calcul ci-après est tout-à-fait théorique. Il n'a d'autre but que d'expliquer la démarche par laquelle un sujet estime la valeur d'une marchandise inédite.

Le sujet consomme ordinairement une marchandise A qui pourvoit à ses besoins a, b, g, d et dont le prix effectif est p(A). Faisant cela, il attribue à A une valeur égale (ou supérieure) à son prix p(A) et prête à ses utilités les prix virtuels a, b, c et d tels que :

p(A) _ a + b + c + d.

Supposons maintenant que le sujet découvre une marchandise B qui comble les mêmes besoins dans une mesure différente : 3 unités de B comblent le besoin a au même niveau qu'une unité de A. Il s'ensuit que B, relativement à ce besoin a, a un prix virtuel trois fois inférieur à celui de A. De la même façon, si, pour combler les besoins b, g, d au même niveau qu'une unité de A, il faut respectivement 2, 1/2 et 3 unités de B, le prix idoine de B est évalué par le sujet à :

v(B) = a/3 + b/2 + cx2 + d/3.

Je suppose que A est proposée au prix unitaire de 12 francs et que le sujet estime les prix virtuels de ses utilités respectivement à 6, 2, 1 et 3 francs. D'après ce qui précède, le prix virtuel des utilités de B s'élève respectivement à 2, 1, 2 et 1 francs ; la valeur de B se révèle devoir être dans la même situation :

v(B) =  6/3 + 2/2 + 1x2 + 3/3 = 6 francs,

C'est ce qu'illustre le graphique ci-après : étant donnée la situation effective du sujet, il montre ce que A et B apportent respectivement dans cette situation et de quelle façon l'une et l'autre marchandises élèvent le niveau global de satisfaction. Le schéma de droite permet de comparer les utilités qu'apportent respectivement A et B à la grille des besoins.

graphique : valeurs et contenus en  utilités de A et B

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- En amont (vendeur), réajustement des consommations: si on lui propose un revenu moindre que celui espéré, en contrepartie de la totalité de sa production, le vendeur tâche de réajuster son prix unitaire pour maintenir son revenu. Il le diminue… ou l'augmente selon l'attente de ses acheteurs potentiels.

Ici se place le fait que la dépense totale consacrée à la marchandise considérée par le consommateur potentiel est d'autant plus importante que son prix est proche de la valeur qu'ils lui prêtent.

À satisfaction globale constante, si le consommateur dépense un maximum d'argent dans une marchandise, c'est qu'il estime que toutes ses utilités sont nécessaires à sa satisfaction et qu'il accepte de les payer à leur prix virtuel. Le prix qu'il paie pour la marchandise est alors égal à sa valeur maximale.

Pour la même satisfaction, si l'individu dépense moins d'argent dans la marchandise considérée, c'est qu'il a le privilège de ne pas payer certaines utilités. Un prix inférieur revient à ce que le prix virtuel de ces utilités est nul.

Si certaines utilités sont à prix virtuel nul et si la marchandise lui coûte moins cher, l'individu va-t-il pour autant en consommer une plus grande quantité? Cela reviendrait à acheter aussi des utilités superfétatoires. Il n'est donc pas enclin à acheter davantage.

Donc, pour atteindre une satisfaction globale donnée, l'individu est porté à dépenser une certaine somme dans l'achat de telle et telle marchandises. On peut dire qu'il paie une marchandise à la valeur qu'il l'estime lorsqu'il lui consacre un maximum d'argent. S'il lui consacre moins d'argent, c'est qu'elle lui est proposée à un prix inférieur à la valeur qu'il lui prête ou au prix qu'il serait lui-même disposé à payer.

- En aval (acheteur), réajustement du revenu et des prix: l'acheteur module sa production et ses ventes en fonction de ses besoins de consommation, avec le souci de maintenir son pouvoir d'achat.

Si le vendeur modifie son prix jusqu'à le faire passer au-dessus de la valeur que prête à la marchandise le consommateur, celui-ci doit encaisser une baisse de son niveau global de satisfaction.

Chaque fournisseur considère le revenu maximal de ses clients potentiels et définit sur cette base son prix de marché et son espoir de gain.

Je montre qu'un individu dépense pour telle marchandise une fraction d'autant plus grande de son revenu que le prix est proche de la valeur qu'il prête à la marchandise. Si le prix est trop faible, il peut s'ensuivre une épargne oisive. Si un consommateur achète 100 francs ce qu'il serait autrement disposé à payer 120 francs, il bénéficie d'une rente de 20 francs qu'il consacre à une autre consommation… ou épargne sans profit pour personne.

Chaque fournisseur tend à vendre chaque fraction de ses marchandises à sa valeur. Il est assuré de réaliser le plus gros chiffre d'affaires possible lorsque chaque transaction est personnalisée. Mais dans le cadre d'une production standardisée de grande série, cela ne lui est pas possible. Il tâche alors de définir à défaut des zones de chalandise aussi homogènes que possible, le but étant de minimiser la rente du consommateur. Pour échapper à cette perte de revenu, il segmente sa clientèle potentielle le plus finement possible selon la valeur que chacun prête à la marchandise.

Inconvénients pour les consommateurs les plus pauvres d'une distribution homogène ou monolithique. Se solde par un prix inférieur à ce que les plus riches des consommateurs sont disposés à payer, et surtout supérieur à celui que les plus pauvres sont capables de payer… Au bilan, les quantités de marchandises qui peuvent être distribuées dans ces conditions d'une distribution monolithique sont inférieures à ce qu'elles seraient dans le cadre d'une distribution très finement segmentée.

La clientèle potentielle est limitée dans l'absolu par les coûts incompressibles. En matière de production, chaque entrepreneur a intérêt à atteindre une taille critique qui lui permet de réduire au minimum ses coûts unitaires. Il s'agit que la valeur que prête l'ultime client à la marchandise soit au moins égale à son coût incompressible. Plus le coût est faible, plus il est aisé d'atteindre des clients modestes… dans le cadre d'une distribution très finement segmentée.

Mais en matière de distribution, chaque entrepreneur a intérêt à multiplier les canaux pour différencier ses prix en fonction des attentes de chacun. C'est le moyen de maximiser son chiffre d'affaires.

Autant la standardisation de la production peut être bénéfique pour abaisser les coûts, qu'il s'agisse d'artefacts ou de services, autant la personnalisation des transactions et de la distribution est utile pour qu'un maximum de clients potentiels trouvent un prix à leur convenance.

L'avènement de la grande distribution en hypermarché s'est révélé sans doute bénéfique en encourageant la standardisation des biens matériels et l'abaissement des coûts de production. Mais les hypermarchés, s'ils venaient à éliminer toute autre forme de distribution, entraîneraient une hausse des prix et excluraient du marché la fraction la plus pauvre de la population. Paradoxalement, ils arriveraient à ce résultat en réduisant la clientèle potentielle à une seule zone de chalandise et en éliminant toutes les formes de distribution élitistes.

NB: à revenu égal, un pauvre est plus malheureux dans le VIIe arrondissement de Paris que dans la banlieue populaire de Saint-Denis, où les prix des marchandises sont au plus bas car alignés sur les possibilités financières limitées de la population locale. C'est pourquoi, d'ailleurs, les pauvres vont vers les pauvres et les riches vers les riches. Dans une société où l'éventail des revenus et des inégalités tend à s'élargir, il me paraît vain de vouloir s'opposer à ce mouvement de ghettoïsation.

Paradoxe de l'eau et du diamant

«Il n'y a rien de plus utile que l'eau, mais elle ne peut presque rien acheter ; à peine y-a-t-il moyen de rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n'a presque aucune valeur quant à l'usage, mais on trouvera fréquemment à l'échanger contre une très grande quantité d'autres marchandises» (Adam Smith).

Le paradoxe de l'eau et du diamant a troublé tous les théoriciens de la valeur, d'Adam Smith à Alfred Marshall. La première est indispensable à la vie humaine et ne vaut rien ; le second ne sert à rien mais se paie très cher. D'où vient cette anomalie de produits peu utiles en apparence au bien-être des hommes et néanmoins plus précieux que d'autres biens indispensables à la survie? —  Adam Smith distingue la valeur d'échange de la valeur d'usage. Alfred Marshall, enfin, montre que le prix de vente d'une quelconque marchandise dépend de l'intérêt porté à la quantité marginale disponible. L'eau, lorsqu'elle est disponible en surabondance, a une utilité marginale très faible, ce qui justifie un prix de vente nul ou quasi-nul. Le diamant, partout très rare, suffit à peine aux emplois les plus remarquables, ceux pour lesquels les usagers sont prêts à payer un prix très élevé.

Rien à redire à la démonstration sinon qu'elle n'éclaire qu'une facette du paradoxe. Ce qui m'intéresse est d'examiner pourquoi d'autres produits que le diamant sont aussi peu disponibles sur la Terre et n'en demeurent pas moins sans valeur. La théorie des besoins débrouille le paradoxe.

Serait-ce à ses seules qualités esthétiques et décoratives que le diamant doit sa faveur? — Une ressource doit avoir des qualités esthétiques certaines pour aider à combler  les besoins de paraître. Mais cela ne suffit pas à lui donner une valeur marchande. D'autres splendeurs de la nature - parmi les métaux et les pierres, les coraux et les coquillages,… - demeurent à l'écart du marché, victimes de l'indifférence des coquettes et des artisans. Leur valeur marchande reste nulle ou insignifiante ; même s'il arrive que l'une ou l'autre de ces splendeurs entre dans le collimateur des marchands par un caprice de la mode (ivoire) ou par la révélation d'un besoin industriel (platine). Alors, pour une durée et dans un espace limités, elle voit sa valeur marchande concurrencer celle du diamant. Mais ce dernier est inamovible et perdure aux côtés de l'or parmi les ressources de plus grande valeur.

N'est-ce pas alors parce qu'il est rare que le diamant - comme l'or et les autre produits précieux - a acquis une grande valeur marchande ? — Certes, s'il s'était rencontré au bord de nos chemins vicinaux, quelles que fussent par ailleurs ses qualités industrielles et esthétiques, il n'aurait pas acquis la distinction qui lui a valu de devenir la pierre-reine de la bijouterie ; il aurait figuré parmi les resssources non-marchandes comme l'eau ou comme les jolis bouquets de fleurs des champs que cueillent les enfants… Pareillement, les cornes de rhinocéros n'auraient pas gagné une réputation d'aphrodisiaque en Extrême-Orient, elles ne seraient pas devenues symbole de pouvoir au Yémen si tout un chacun avait été en mesure d'en collecter à proximité de son lieu de résidence!

Le diamant doit sa valeur à ce qu'il se révèle difficile d'accès et requiert un gros travail de prospection et d'excavation. Ce travail permet de maintenir sa valeur au plus haut. Car, s'ils ne devaient suer sang et eau, certains prospecteurs ne se priveraient pas, en cas de nécessité, de brader le diamant à bas prix.  Mais si elles sont garantes de la cherté du diamant, les difficiles conditions d'exploitation ne l'expliquent pas. Nul n'extrait de diamant du sol pour la seule raison qu'il y prend de la peine! La peine ne trouve à se justifier que parce que les hommes attribuent au diamant la faculté de combler tels et tels besoins. Si le diamant trouve preneur malgré les difficultés mises à son extraction, s'il est commercialisé avec succès, c'est qu'il comble des besoins spécifiques (cette situation se rencontre aussi dans l'industrie avec certains métaux qui, bien que pénibles à extraire, trouvent preneur sur le marché parce qu'ils remplissent des fonctions indispensables à certaines fabrications).

En première conclusion, les caractéristiques objectives du diamant, ses qualités esthétiques et ses difficultés d'extraction n'expliquent en aucune façon son aura universelle. Il faut donc chercher une autre raison que celles-là à la demande qui s'exerce sur lui.

La vérité qui se dégage de la théorie des besoins, c'est que le diamant a de la valeur parce qu'il a été élu  en des temps immémoriaux comme l'un des principaux symboles et modes d'expression du pouvoir, de la richesse et de la séduction, qui sont trois manifestations de besoins affectifs. Quelque opinion que l'on ait là-dessus, il est des besoins humains qui nécessitent, pour être comblés, un signe attestant d'une grosse dépense : c'est par exemple le besoin de se faire valoir auprès de son entourage, de se faire admirer, d'attester de sa puissance ou de se distinguer du commun. Que quiconque voit ce signe puisse dire de son détenteur : «S'il est capable de dépenser ainsi beaucoup de ressources, en tant que bourgeois, c'est une personne de grande qualité, en tant que monarque, c'est  une personne de grand pouvoir, en tant que prêtre, c'est le représentant d'une divinité digne de considération». Pour satisfaire à ces besoins de valorisation de soi, les sociétés humaines ont donc été conduites à inventer un signe adéquat. Quasi-unanimes, elles ont choisi l'or et le diamant, devenus de ce fait symboles quasi-universels du pouvoir, du luxe et de la beauté. Sur ces minéraux s'est peu à peu concentrée au fil de l'Histoire l'avidité des puissants.

Le mythe du diamant débouche sur une analyse plus générale de la notion de luxe. Peuvent être considérés comme luxueux tous les biens marchands dont le prix élevé constitue un atout  de vente. Le prix permet à l'acheteur de combler son besoin de paraître et de se singulariser. Un sac Vuitton ou une boîte de caviar Petrossian sont luxueux non parce qu'ils sont les meilleurs mais parce qu'ils attestent de la part de leurs acquéreurs un effort financier non motivé par un besoin que partageraient les gens du commun. S'ils étaient vendus à moindre prix, soit en raison d'une plus grande disponibilité, soit en raison d'une décision arbitraire des fournisseurs, les biens classés comme luxueux attireraient dans un premier temps de nouveaux chalands séduits par la perspective d'entrer à bon compte dans un club de privilégiés. Mais une fois passé le souvenir du temps où ils étaient réservés à une élite, ces biens perdraient leur étiquette de luxe. Ils perdraient l'utilité propre à combler les besoins d'affirmation de soi et d'ostentation et ne seraient plus que quelques beaux ou bons produits parmi d'autres. Ils tomberaient à un niveau de demande ordinaire et perdraient tout à la fois leur clientèle fortunée, dédaigneuse de biens accessibles à tout un chacun, et une partie de la clientèle populaire elle-même, plus regardante sur les rapports qualité-prix. C'est à ce signe que se reconnaît le luxe, quand une baisse de prix se traduit -ô paradoxe- par une baisse de la demande à moyen terme[1].


[1] Les professionnels français du foie gras ont éprouvé la réalité de cette assertion lorsqu'ils ont entrepris en 1989 de commercialiser leur produit à travers les grandes surfaces de distribution. Très vite, ils se sont aperçus d'une dévalorisation de l'image de leur produit et d'une baisse de leurs recettes. Pour les mêmes raisons mais dans un autre registre, celui des parfums, la société Bic a éprouvé un fiasco en proposant des parfums à quat'sous dans les bureaux de tabac.


Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 21:03:30