Le blog de Joseph Savès
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La monnaie

Livre 4 : La monnaie

Chapitre 3 - Agrégats monétaires


Malentendus nés de la monnaie métallique

Les économistes pénètrent encore mal le jeu des banques, du crédit et de l'épargne à cause du hiatus entre une vision étroite de la monnaie assise sur l'histoire et le modèle de création-destruction fondé sur la théorie des besoins.

La rationalité ne fait pas forcément bon ménage avec le sentiment, surtout quand celui-ci s'appuie sur quelques millénaires d'illusions. Depuis qu'est apparue la monnaie comme outil d'échange, les hommes se sont habitués à la confondre avec son support matériel, pièces en or, en argent ou en tout autre matériau précieux. Cette confusion a perverti le bon sens commun. Elle a fait oublier le caractère éminemment éphémère et reproductible de la monnaie en ne retenant que l'aspect immuable du métal. Le choix de l'or ou de l'argent, métaux éternels, comme unité de compte, a ancré dans les mentalités l'idée que ces matériaux étaient destinés à être conservés par-devers soi et transmis aux héritiers légitimes comme signe ostentatoire de richesse et de puissance ou comme partie insécable du patrimoine familial. Toute dépense était dès lors ressentie comme un arrachement, une perte de substance. La richesse ne semblait plus résider dans le pouvoir de consommation mais dans le pouvoir de non-consommation. C'était le point de vue des satrapes orientaux comme des féodaux carolingiens… Ce l'est encore des rentiers et des gens timorés pour qui la thésaurisation prend le pas sur l'échange.

Assise sur des préjugés millénaires, cette fraction de l'opinion persiste à considérer l'accumulation de monnaie fiduciaire comme une fin en soi et l'or disponible dans les coffres de l'Etat comme un facteur de bien-être commun. Dans une fable contemporaine (Les souliers de Saint Pierre, par Morris West), le Vatican vend ses trésors artistiques pour secourir des populations affamées. Comme si cet afflux d'or inopiné pouvait faire pousser davantage de blé et remplir les greniers ; comme s'il pouvait suppléer aux accidents climatiques ou aux défaillances des producteurs ! La Fontaine montrait davantage de perspicacité. « Travaillez, prenez de la peine », recommandait-il à ses laboureurs en quête d'un trésor, leur signifiant par là que la vraie richesse naît du travail et qu'elle se mesure à la quantité de marchandises portées sur le marché, non au stock d'or thésaurisé.

La monnaie ne procure de satisfaction à ses détenteurs qu'à l'instant où elle est mise sur le marché et échangée contre des marchandises consommables. Garder de la monnaie en réserve, sans motif de précaution ou de sécurité, est une ineptie car les attributs de la monnaie ne valent rien. La richesse thésaurisée  - monnaie, or, objets d'art... - est une non-richesse absolue. Si l'on entend par richesse l'aptitude à atteindre un niveau global de satisfaction relativement élevé par rapport à l'ensemble de ses concitoyens, disons que l'on est riche de ce que l'on dépense, non de ce que l'on gagne ! Je suggère la formule suivante, inspirée de la thermodynamique : richesse totale = richesse potentielle (thésaurisation ou dépenses à venir) + richesse active (dépenses effectives), sur un intervalle de temps convenu . L'objectif légitime de chacun est que sa richesse active soit régulièrement égale à sa richesse totale, ou qu'elle le soit du moins sur toute la durée de son existence…

Les agrégats monétaires revus à la lumière du Comptoir Central

Quelques définitions d'agrégats réinterprétées à la lumière de la théorie du Comptoir Central :

- la masse monétaire  correspond, à un instant donné, à l'ensemble des billets - ou des crédits - en attente d'être dépensés. Si les billets sont régulièrement dépensés dans le temps qu'il faut pour les gagner, la masse monétaire équivaut, à quelque détail près, à la masse des revenus ou à la masse des dépenses, sur la durée moyenne des cycles d'échanges (l'équivalence n'est plus vérifiée lorsque se produit un changement dans le délai moyen qui sépare l'encaissement de la dépense).

L'évolution de la masse monétaire traduit la croissance de l'activité et des échanges économiques. La correspondance entre cet agrégat et les échanges est cependant trop fréquemment brouillée par les manipulations des responsables gouvernementaux. Sous prétexte de stimuler les échanges économiques, ils procèdent à des emprunts et modifient artificiellement la masse monétaire par des emprunts et des interventions sur les taux d'intérêt… Comme si l'on voulait sauver un conducteur ivre en adaptant le tracé d'une route à ses circonvolutions.

- la vitesse de circulation de la monnaie  désigne ordinairement le nombre moyen de transactions par lesquelles passe un billet dans un intervalle de temps de référence[1]. Elle est corrélée au délai moyen qui sépare l'acquisition d'un revenu de sa dépense ; il s'agit en d'autres termes du délai moyen entre la création virtuelle d'un billet de sa destruction. Un allongement de ce délai signifie que les individus éprouvent plus de difficultés à trouver sur le marché des biens adaptés à leurs besoins ; il se traduit par une baisse de la propension à consommer, une tendance à la thésaurisation et une atrophie des réseaux d'échanges ; il se reflète dans une circulation de la monnaie ralentie.

Dans la pratique, la vitesse de circulation de la monnaie est impossible à mesurer directement. Elle s'apprécie d'après les évolutions respectives de la masse monétaire la plus liquide, que les spécialistes appellent M2, et de l'épargne longue. Ainsi, une diminution relative de la première au profit de la seconde signifie une diminution de la vitesse de circulation, et réciproquement.

- le revenu national est égal à la valeur globale des billets émis par le Comptoir Central dans une période donnée, c'est-à-dire à la somme de tous les revenus sur cette période. Le revenu national et son quasi-équivalent, le produit national brut (PNB), sont assimilables au montant des marchandises produites ou consommées dans un pays pendant une période donnée (par convention, il s'agit généralement de l'année civile).

Le revenu national donne la mesure du flux des échanges ; il permet d'établir un diagnostic des échanges économiques par comparaison avec des situations antérieures ou similaires ; il ne prétend pas mesurer selon un quelconque étalon monétaire le bonheur ou la richesse ; il n'a rien à voir avec un gâteau qui pourrait être partagé de différentes façons entre les citoyens.

Une augmentation du revenu national ne signifie rien d'autre qu'une socialisation croissante des modes de comblement des besoins. Quand je fais appel à une société de services ou à une personne étrangère pour repasser mon linge plutôt que de le faire moi-même, je monétarise (ou "socialise") une satisfaction qu'autrefois, j'obtenais en échange d'une parcelle de mon temps. Je contribue de ce fait à la circulation de monnaie et à l'accroissement du PNB. Y gagné-je en niveau global de satisfaction ? La société est-elle plus prospère pour autant ? — Rien ne le démontre, sinon que ma préférence pour une opportunité socialisée dérive d'un calcul d'optimisation de mon temps et de mes ressources.

Ni la masse monétaire, ni le revenu national ne reflètent l'ensemble des opportunités à la disposition des individus. Une grande partie des produits du jardin et certains artefacts (bricolage, tricot, couture, etc) sont consommés par le producteur lui-même pour des raisons d'indépendance, de plaisir ou d'épargne. Il en va de même avec les soins du ménage ou l'entretien des appareils électroménagers et de la voiture. Ces services ou ces produits pourraient être acquis sur le marché et payés aux prix en vigueur, mais les consommateurs préfèrent par goût ou par calcul économique les assurer eux-mêmes.

Sous toutes ses formes, l'autoconsommation s'exclut par définition de la sphère des échanges. Elle relève de l'activité personnelle ; elle se range parmi les opportunités non-marchandes comme le sommeil, le jeu ou l'amour, et rend derechef absurde toute prétention à la mesurer en termes monétaires. Stricto sensu , il n'y a qu'une ressemblance formelle entre une salade du jardin et une salade du marché : quand le jardinier amateur fait librement  le choix de la première au détriment de la seconde, il ne fait pas seulement un calcul chiffré selon lequel, tout compris, la salade du jardin lui reviendrait moins cher que la salade du marché ; il estime aussi que le jardinage lui apporte en sus des satisfactions morales ou ludiques qu'aucune marchandise n'est susceptible de remplacer.

Dans les sociétés industrialisées, l'autoconsommation  ne doit pas être intégrée dans le décompte des richesses produites et échangées  par la communauté comme certains économistes et statisticiens le croient. Cela reviendrait à attribuer à la mesure du revenu national une signification qu'elle n'a pas. Par contre, dans les sociétés traditionnelles et fermées, aux circuits d'échanges défaillants, où les flux monétaires restent dérisoires, il n'est pas absurde de vouloir chiffrer l'autoconsommation. Les motifs n'ont rien à voir avec l'analyse économique. Ils tiennent à l'obligation par les organismes internationaux d'apprécier le potentiel de développement de ces sociétés et de comparer leur niveau de vie avec le niveau de vie des habitants des pays fortement monétarisés, selon des critères à peu près réalistes. Pour intégrer l'autoconsommation dans le revenu national, les fonctionnaires internationaux considèrent qu'une opportunité autoconsommée contribue à la richesse commune dans l'exacte mesure du prix qu'aurait retiré le consommateur de sa vente sur un marché libre ou, aussi bien, du prix qu'il aurait dû payer pour l'achat d'une satisfaction équivalente. Le résultat, aussi instructif qu'il soit d'un point de vue ethnologique, n'est susceptible d'aucune utilité opérationnelle sur la gestion de la monnaie ou des flux d'échanges.

Dire de tel pays riche que son revenu moyen par habitant et par an est de 16000 dollars tandis que tel pays pauvre a un revenu moyen de 4000 dollars par habitant et par an revient à dire que les échanges et l'autoconsommation d'utilités transmissibles sont quatre fois moins élevés dans le pays pauvre, sur la base des prix qui ont cours dans le pays riche… Il n'y a guère d'enseignements à tirer de tels rapprochements, sinon que les habitants du pays riche recourent au marché pour tous leurs besoins physiologiques tandis que les habitants du pays pauvre disposent gratuitement du soleil et peuvent s'habiller, se loger et se nourrir par leurs propres moyens.

Monsieur vient d'épouser la bonne

Le revenu national permet d'apprécier l'évolution des échanges. S'il varie de x% toutes choses égales par ailleurs, c'est le signe que la consommation moyenne des individus a également varié de x% ans le même sens.... À l'inverse, si la consommation des individus ne varie pas, le revenu national n'a pas de raison de varier. C'est ce qu'illustre le cas du Monsieur qui épouse sa bonne.

Selon la boutade du professeur Pigou, que cite Raymond Barre[2], celui qui épouse sa cuisinière fait baisser le revenu national. La boutade a pour elle la force de l'évidence… et, contre elle, les sarcasmes des néophytes. Le revenu national serait-il si peu fiable qu'il puisse être déformé par des événements aussi éloignés de l'économie que le mariage d'une cuisinière? À cela, les statisticiens répliquent que leurs mesures sont approximatives et qu'on ne doit pas leur en tenir rigueur ; ils affichent pour excuse de ne pouvoir matériellement prendre en compte les revenus non déclarés aussi bien que l'autoconsommation. Mais ces praticiens ne se rendraient-ils pas coupables d'un excès d'humilité devant des phénomènes sur la signification desquels ils n'ont pas eu l'occasion de réfléchir?

Je me propose d'aller au-delà de l'évidence en introduisant dans la réflexion le facteur temps, trop souvent oublié dans l'analyse économique. Supposons donc qu'un Monsieur bien sous tous rapports tombe amoureux de sa bonne. Il l'épouse. Quoi de plus naturel quand on aime et qu'on a le souci des convenances. Avant le mariage, Monsieur avait l'honnêteté de déclarer au fisc les gages de son employée et ces gages venaient normalement s'ajouter au revenu national; après les noces, la jeune épousée continue de faire le ménage et reçoit de son mari l'équivalent de ses gages antérieurs pour ses dépenses personnelles. Ainsi, le mariage ne change rien à l'activité économique effective ni aux satisfactions matérielles des uns et des autres. La seule différence tient à ce que l'argent que reçoit Madame (ex-bonne) pour ses dépenses personnelles n'est plus déclaré au fisc. A fortiori, il n'est plus enregistré par les scrupuleux statisticiens dans la rubrique des salaires et ne figure plus dans le revenu national. Celui-ci diminue-t-il pour autant?

Avant le mariage, quand Monsieur paie sa bonne pour le mois en cours, il prélève les gages sur son revenu du mois antérieur, car, comme tout le monde, il ne peut engager une dépense qu'à la condition d'avoir déjà en poche le montant correspondant. Il y a un décalage d'un mois entre le revenu de Monsieur et les gages qu'il verse à la bonne. L'un et l'autre s'inscrivent dans un circuit d'échanges qui voit la monnaie passer de main en main: Monsieur fournit des prestations à X; il en reçoit un revenu qu'il dépense sous diverses formes dont des gages destinés à la bonne; cette dernière, à son tour, dépense ses gages auprès de ses fournisseurs préférés (coiffeur, épicier...), lesquels les dépensent auprès d'autres acteurs économiques, etc. Comme la monnaie circule dans un monde fini, il arrive toujours un moment où la bonne reçoit l'équivalent de ce qu'elle a précédemment dépensé, sous réserve qu'entretemps, ses gages n'aient pas été diminués. La monnaie circule ainsi comme l'eau dans l'écosystème: nuages, pluie, fleuve, mer, évaporation, nuage… et c'est de la même façon que je me propose de représenter son circuit.

Pour faciliter l'analyse, j'imagine que le circuit se boucle au terme de n échanges, autant que de partenaires, et que l'intervalle qui sépare un échange du suivant est constant. En l'occurrence, il coïncide avec le mois civil, selon le rythme usuel de versement des gages et des salaires. Mois après mois, la bonne renouvelle ses prestations ménagères et injecte de l'argent dans le circuit. Chaque injection prend sa place dans un cycle particulier, partie prenante du circuit d'échanges: les gages du mois en cours relèvent du même cycle que le revenu perçu par Monsieur le mois d'avant et les recettes perçues par les fournisseurs le mois d'après. Supposons par exemple que la bonne reçoive un salaire x en janvier, y en février et z en mars et les mois suivants: ses fournisseurs directs reçoivent x en février, y en mars, z en avril et les mois suivants, et les fournisseurs de ceux-ci reçoivent x en mars, y en avril, z en mai et les mois suivants, selon le graphique ci-après:

graphique: trois cycles successifs du circuit d'échanges

Le deuxième graphique est un instantané de tous les cycles du circuit d'échanges en une période donnée -disons le mois de mars-. Chaque cycle est décalé d'une période par rapport au précédent. Le graphique montre en grisé ce que reçoit au mois de mars chaque partenaire du circuit d'échanges: selon l'exemple entrevu plus haut, la bonne reçoit des gages pour un montant de z (premier cycle), ses fournisseurs habituels reçoivent y, les fournisseurs de ceux-ci reçoivent x,…

graphique : photographie du circuit d'échanges au mois de mars

Le revenu national sur une durée arbitraire (il s'agit en général de l'année) est défini comme la somme de tous les revenus déclarés sur cette durée, et c'est comme ça qu'il est calculé par les instituts de statistiques. Les statisticiens additionnent le revenu de Monsieur et les gages de la bonne pour le même mois d'activité… Mais, comme je viens de le montrer, ces deux grandeurs n'ont aucun rapport entre elles car elles ne s'inscrivent pas dans le même cycle d'échanges. C'est là qu'est la clé du paradoxe de Monsieur et la bonne.

Quel changement le mariage introduit-il donc dans le revenu national? — Madame partage avec Monsieur le privilège de dépenser le revenu du ménage. Au lieu de constituer deux agents économiques distincts, ils n'en forment plus qu'un, et leur satisfaction est liée au même revenu. Supposons pour simplifier que Madame n'éprouve pas l'envie de modifier ses habitudes de consommation. Ce qu'elle dépensait après avoir reçu ses gages est désormais dépensé sitôt que le revenu du ménage est encaissé. D'un point de vue théorique, le seul changement induit par le mariage tient dans le fait que ses dépenses sont anticipées d'une période (un mois). Les fournisseurs auprès desquels elle dépensait ses gages -épicier, cordonnier, fripier, etc- continuent de recevoir les mêmes sommes, mais avec un mois d'avance. C'est ce que signifie le graphique ci-après:

graphique: Monsieur et la bonne, Monsieur et Madame

Lorsque Monsieur et la bonne ne font plus qu'un, unis qu'ils sont par les liens sacrés du mariage, la période correspondant au paiement de la bonne par son employeur disparaît. Toutes choses égales par ailleurs, le circuit d'échanges est ramené à n-1 partenaires; sa durée totale, autrement dit le temps qu'il faut à l'argent pour revenir à celui qui l'a donné, est réduite d'une période; chaque cycle s'accomplit en n-1 périodes au lieu de n précédemment.

Si nous considérons, comme les spécialistes de la Comptabilité nationale, le montant qui est échangé dans un intervalle de temps fixe (l'année civile, en l'occurrence), ce montant est le même qu'il s'agisse des n partenaires d'avant le mariage de Monsieur et la bonne ou des n-1 partenaires d'après ledit mariage. La conclusion est conforme à notre attente: mariage ou pas mariage, le revenu national de l'année civile n'est pas modifié par les humeurs des particuliers!

[Note : je n'en suis pas tout à fait sûr ; sur un mois par exemple, il y a après le mariage n-1 cycles au lieu de n, ce qui fait que le PNB diminue d'un montant n sur le mois]

Attardons-nous sur la transition entre le célibat et la vie à deux; supposons que le mariage de Monsieur se déroule le 1er juin. Le salaire dû pour les prestations ménagères du mois de mai n'est pas versé. Normal puisque la jeune épouse a désormais droit de regard sur le revenu de son mari. Elle ne se soucie pas de réclamer son dernier salaire et préfère se payer à la source. Seule différence avec la situation antérieure, elle se paie sur le revenu encaissé par son mari en mai, et non en avril comme il en aurait été de son salaire. D'un mois sur l'autre, le niveau de ses dépenses n'est pas bouleversé. Ainsi, pour les commerçants situés en aval de la chaîne économique, les gages impayés de mai sont indolores. Leur disparition est compensée par l'anticipation des dépenses de Madame. Les statisticiens n'en relèvent pas moins, automatiquement, l'absence du salaire de mai dans le calcul du revenu national. Au total, le mariage n'est donc pas tout-à-fait sans incidence sur le produit national brut puisque celui-ci est diminué d'un montant égal à un salaire mensuel de la bonne. Encore ne s'agit-il pas d'une anomalie statistique mais d'un mois de travail que la jeune mariée néglige de se faire payer.

Le paradoxe de Monsieur et la bonne amène à réfléchir sur les agrégats utilisés en macro-économie. Deux aspects méritent d'être dissociés: d'une part leur mesure effective, d'autre part, leur définition théorique. La mesure prête le flanc à d'inévitables imprécisions. À la source de celles-ci, des défauts dans l'enregistrement des données: fraude fiscale, travail au noir… et parfois, erreurs d'interprétation du côté des spécialistes. Quant à la théorie, elle résiste à la contestation beaucoup mieux que ne le croient les économistes eux-mêmes. Il n'y a pas de raison que des cas d'espèce glissent à travers les mailles du raisonnement si celui-ci est suffisamment rigoureux. Les agrégats monétaires reflètent ainsi des concepts rigoureux fondés sur les échanges et les principes de circulation, de création et de destruction de la monnaie. Il eût été dommage de gâcher la beauté de ces principes en renonçant par avance à en tirer toutes les implications…

Note sur les accidents et les désutilités

Du point de vue de la comptabilité nationale, les accidents de la route, l'abus de tabac ou d'alcool, la criminalité, etc, apparaissent comme des facteurs d'accroissement du PNB en raison de la demande qu'ils sécrètent en services et équipements médicaux ou en services de sécurité, sans parler des activités amont en publicité ou en production de tabac, de voitures de sport, etc. Ce point de vue est moralement inacceptable. Ne le serait-il que sur le plan moral? Se pourrait-il que le développement économique entérine cette absurdité logique selon laquelle des phénomènes formellement néfastes à la sur-vie des individus seraient par ailleurs bénéfiques à leur commune prospérité? — Certes non. Néfastes pour l'individu, voire pour la communauté, il n'est pas concevable que ces phénomènes apparaissent positifs dans un critère, le revenu national, qui prétend mesurer le niveau global de satisfaction…

Que l'on me permette de reprendre ici une analogie avec la thermodynamique: il est dit que l'énergie totale se décompose en énergie active et en énergie potentielle. Le PNB, constitué des opportunités marchandes effectivement employées, est analogue à l'énergie active; c'est sur lui que repose le niveau global de satisfaction de chacun. L'énergie totale correspond à toutes les opportunités qui pourraient être échangées, à supposer que les ressources disponibles soient exploitées au mieux des possibilités techniques et culturelles du moment. L'énergie potentielle correspond à la différence, autrement dit aux opportunités supplémentaires qu'il serait possible d'obtenir dans l'hypothèse d'un fonctionnement optimum du système social. Le PNB trahit donc un déficit d'opportunités par rapport à cet optimum. Il est la rançon d'un mauvais emploi des ressources par la société et les individus, en particulier dû aux fléaux sociaux qui, en tuant, en blessant ou en invalidant nombre d'individus, réduisent le potentiel de production et d'échanges de richesses. Le déficit se solde par une minoration du niveau global de satisfaction de chacun.

Quelques économistes et quelques responsables de la santé publique et de la sécurité se sont essayés à chiffrer le coût des fléaux sociaux en prenant en considération les opportunités virtuelles dont ces fléaux privent la collectivité. La méthode est sensée. Les soins palliatifs procurés à la victime d'un accident de la route tendent au mieux à préserver sa survie et à tenter de restaurer son niveau global de satisfaction. En l'absence d'accident, les mêmes ressources en travail et en compétences auraient permis d'élever le niveau global de satisfaction d'une partie des citoyens, selon les priorités affichées par les grilles des besoins des uns et des autres, par exemple en améliorant les soins aux victimes de maladies graves ou de handicaps génétiques. L'accident induit une perte supplémentaire pour la collectivité en la privant des utilités qu'aurait pu transmettre la victime si elle avait gardé toutes ses facultés. La perte est particulièrement vive lorsqu'il s'agit d'un écrivain ou d'un savant dans la force de l'âge. Par ailleurs, le coût direct pour la victime est infini, lorsqu'il s'agit d'une mort prématurée, ou rarement récupérable lorsqu'il se traduit par un handicap.

En définitive, je recense trois facettes dans les désutilités induites par les fléaux sociaux :
- une perte pour la victime elle-même, dont le niveau global de satisfaction chute brutalement,
- une perte de satisfaction pour les individus autres que la victime car ils sont privés des utilités que celle-ci aurait encore pu leur transmettre,
- une perte pour l'ensemble des individus qui ne peuvent augmenter leur niveau de satisfaction autant qu'ils le pourraient car ils doivent détourner une partie de leurs ressources pour effacer les dites désutilités.

Il s'ensuit que toute politique ferme de prévention des fléaux sociaux les plus criants (accidents, abus d'alcool et de tabac, criminalité...) débouche inévitablement sur une progression plus rapide du PNB et de la prospérité commune, une fois surmontée la nécessaire réadaptation professionnelle des personnes affectées aux soins palliatifs.


[1] L'expression est équivoque car elle sous-entend que les billes circulent, au sens physique du terme, de main en main ; cela n'est vérifié que lorsque le Comptoir Central recycle les billets d'un échange au suivant ; stricto sensu , les billets sont virtuellement détruits et créés à chaque échange, ce qui, au demeurant, ne change rien à la définition ci-dessus de la vitesse de circulation de la monnaie.

[2] Economie politique, tome 1 , PUF, 1976, page 249.


Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 18:41:50