Livre 4 : La monnaie
Chapitre 2 - Épargne et investissement
Développement des échanges et crédit
Les opérations de crédit ont vocation, d'une part à recycler les revenus non dépensés, d'autre part à créer de la monnaie en relation avec le développement des échanges. À l'intérieur d'une quelconque opération de crédit, ces deux vocations sont indiscernables.
Selon l'enseignement du Comptoir Central, les circuits d'échanges perdurent à condition que chacun dépense régulièrement ses revenus ; ils se développent sous réserve que chacun trouve à emprunter pour élever son niveau global de satisfaction quand l'opportunité se présente.
Les revenus non dépensés tendent à ruiner les circuits d'échanges quand ils s'entassent chez les individus les plus parcimonieux, sous la forme, par exemple, de billets de banque cachés dans une armoire ou dans un bas de laine,… Ils y seraient déjà arrivés si le corps social ne développait depuis belle lurette des parades pour les mobiliser… La traditionnelle vente du muguet, le 1er Mai, illustre la manière dont circule l'argent, de ceux qui ont la plus faible propension à consommer vers les autres. Des fleuristes amateurs s'installent sur le trottoir et proposent des brins de muguet aux passants. Le prix en est relativement élevé. Néanmoins, chacun achète ; tradition, bonheur… D'un côté, les passants se défont sans trop de regret de quelques pièces superflues pour lesquelles ils n'ont pas de projet d'emploi défini (épargne frictionnelle) ; ils ne rechignent donc pas à s'offrir le luxe d'un brin de muguet. De l'autre côté, les fleuristes ne craignent pas de sacrifier quelques heures pour gagner ces pièces ; ils manifestent de la sorte une attente plus forte de liquidités ; ils ont des besoins à combler rapidement. Si les clients ne savent pas très bien quoi faire de leur argent, les fleuristes, eux, le savent et se montrent prêts à le remettre au plus vite dans les circuits d'échanges. En allégeant un peu les bourses trop pleines et en gonflant les bourses trop légères, la vente du muguet contribue à réduire les excédents de liquidités des uns et à satisfaire la propension à consommer des autres. Elle accélère la circulation de la monnaie, avec, au bilan, un bénéfice pour la communauté. Plus souvent la monnaie change de mains, plus elle a de chances de nourrir une création de marchandises.
Selon le même principe que les vendeurs de muguet, mais de façon plus ample, le Trésor, la banque centrale, les établissements de dépôt et de crédit, les caisses de retraite et les assureurs, qui tiennent lieu de Comptoir Central, évitent aux revenus non dépensés de végéter dans les bas de laine. Par le recyclage de ces encaisses oisives et par la création monétaire, ils alimentent en crédit les personnes et les entreprises en manque de liquidités. Tout le thème de l'épargne et de son antonyme, la propension à consommer, est là[1]…
Encaisse oisive
Les revenus qui tardent à être dépensés se transforment en encaisse oisive. Ils ralentissent la circulation de la monnaie et conduisent les circuits d'échanges à se rétracter.
Chaque individu tire un revenu de la vente de son travail. S'il ne le dépense pas dans un délai au plus égal à celui qu'il lui a fallu pour le gagner, son revenu se transforme en une encaisse oisive qui va gonfler son compte courant. Lorsque son volume croît, l'encaisse oisive porte préjudice aux échanges car elle ralentit la circulation de la monnaie et affecte les revenus de chacun.
Soit une simulation : un sujet, ayant gagné tel revenu en un mois, le dépense, non le mois suivant mais le mois d'après, décalant d'un mois toutes ses dépenses. Son encaisse oisive s'accroît d'autant. De proche en proche, c'est tout le circuit d'échanges qui est affecté : les fournisseurs ordinaires du sujet doivent différer d'un mois la vente de leurs marchandises ; faute de ressources financières, ils doivent également différer d'un mois leur consommation. Mois après mois, le manque à produire et à consommer remonte d'un fournisseur à l'autre.
Au bout de n mois, le retard à produire affecte celui-là même qui est à l'origine du retard : il ne trouve rien à vendre car ses clients ordinaires, faute d'avoir pu vendre leur production du mois précédent, ne peuvent non plus rien acheter. Le sujet, qui avait cru bon d'épargner un mois de revenu en différant sa consommation, a le choix :
- soit de débloquer son épargne pour ne pas être obligé de différer sa consommation d'un mois supplémentaire, auquel cas il rentre dans le rang et les cycles d'échanges reprennent leur cours normal, chaque intervenant gardant le souvenir d'une privation de consommation pendant un mois,
- soit de geler son épargne et de se priver, une fois de plus, d'un mois de consommation ; ce qui revient à réduire de l'équivalent d'un mois par cycle - avec un facteur (n-1)/n - le revenu mensuel moyen de chaque intervenant du cycle d'échanges.
Cette simulation montre comment l'encaisse oisive d'un seul affecte tous les partenaires des cycles d'échanges et réduit l'ensemble des revenus. Le phénomène est occulté dans la vie quotidienne par l'extrême fractionnement des échanges. Chacun dépense son revenu courant auprès d'une multitude de fournisseurs, eux-mêmes en relations avec une multitude de partenaires, de sorte que les incidences de la réduction de dépenses d'un simple individu se diluent très vite dans l'ensemble du corps social.
Epargne et propension à consommer
L'épargne est surtout liée à des besoins et à la personnalité des individus. La part de l'encaisse oisive dans le revenu n'a rien à voir avec le niveau de celui-ci. Il est abusif en particulier d'attribuer aux riches une propension à consommer plus faible en valeur relative que chez les pauvres.
Parmi toutes les raisons entremêlées qui mènent à la formation d'encaisse oisive, je distingue :
1) La thésaurisation immotivée , la plus lourde de conséquences macro-économiques. Elle traduit la difficulté qu'a l'individu de trouver sur le marché les opportunités les mieux appropriées à ses besoins du moment. Elle est assimilable à un gaspillage d'argent et de travail, car le revenu qu'elle gèle ne génère aucune satisfaction. Elle se distingue en cela des autres formes d'épargne, qui relèvent de choix ou de calculs pratiques :
2) L'épargne frictionnelle apparaît comme le résultat d'une imparfaite gestion des ressources individuelles : à la fin du mois, on se retrouve avec un dépôt à vue en excédent (ou, au contraire, à découvert) simplement parce qu'il est dans la pratique impossible d'ajuster au centime près les dépenses et les revenus. Son qualificatif fait référence au chômage dit frictionnel dans le jargon des économistes, Elle est aussi appelée épargne de liquidité parce qu'elle s'identifie aux sommes immédiatement disponibles dont chacun a besoin pour ses dépenses courantes.
3) L'épargne de précaution comble le besoin de sécurité. Les fortes personnalités confiantes en leur avenir manifestent un besoin de sécurité peu développé et ne se soucient guère d'épargner. L'épargne de précaution subsiste par contre au-delà de toute raison chez beaucoup de personnes à revenus modestes qui gardent au fond d'elles-mêmes le souvenir plus ou moins conscient des périodes de disette. Dans les anciens temps, en l'absence de sécurité institutionnelle (assurance-maladie, assurance-vieillesse ou accident), l'épargne relevait en effet d'une nécessité élémentaire pour tous les individus ordinaires dont l'avenir n'était pas garanti par le pouvoir politique.
Cette nécessité a aujourd'hui disparu dans les pays industrialisés,… mais il en reste l'enveloppe idéologique, à savoir la réputation d'utilité que chacun prête à la thésaurisation. C'est à l'épargne de précaution que la thésaurisation doit sa réputation d'acte positif, réputation autour de laquelle a été bâtie toute une mythologie de l'épargnant méritant. Pour cela, il est aujourd'hui difficile de convaincre (et de se convaincre soi-même) qu'il existe des formes de thésaurisation néfaste et proprement immorales…
Dans nos pays industrialisés, l'épargne de précaution se ramène aux cotisations de retraites, aux retraites complémentaires et aux assurances contre le risque de maladie. Enfin, aux fonds de pension ou aux retraites par capitalisation. Au-delà des apparences, et si l'on se tient aux incidences macro-économiques, les retraites par capitalisation ne se distinguent guère des retraites par répartition. Supposons en effet que la société soit durablement stationnaire avec des revenus constants et, année après année, le même nombre de départs à la retraite : qu'il s'agisse de cotisations ou de dividendes à payer, les retraités du moment reçoivent ce que dépensent pour eux les actifs du moment, que ce soit sous forme de cotisations ou de dividendes, et d'autre part, à travers leurs achats, reversent leurs revenus aux mêmes actifs[2].
4) L'épargne-héritage est une motivation très fréquemment affichée dans les classes moyennes et les ménages modestes. Ceux-là ont vécu l'insécurité dans leur jeunesse et sont désireux de l'éviter à leurs enfants en leur garantissant un maximum d'aisance matérielle. En voulant se rendre utiles par-delà la mort, ils comblent leur objectif de sur-vie. Dans les classes supérieures, dans la bourgeoisie d'affaires et l'aristocratie, l'épargne-héritage se donne pour ambition de prolonger autant que faire se peut une réussite, un nom ou une réputation. Elle relève aussi de l'objectif de sur-vie.
Comme l'épargne de précaution, l'épargne-héritage perd une grande partie de sa raison d'être dans les Etats-providence qui assurent à leurs citoyens un maximum de protection contre les coups du sort et les incertitudes de l'avenir.
5) L'épargne d'auto-valorisation nourrit le besoin d'affirmation de soi. Certaines catégories d'individus, dont le prototype est Harpagon, fortifient leur sentiment d'existence en accumulant des richesses, biens durables et valeurs, qu'ils ressentent comme un prolongement d'eux-mêmes. Ils trouvent également là matière à combler leur besoin de sécurité. L'épargne d'auto-valorisation ou l'avarice va de pair avec des besoins ludiques limités et un manque d'appétence pour les choses plaisantes de la vie.
6) L'épargne-revenu englobe tous les placements financiers. Elle se distingue des autres catégories d'épargne par sa vocation utilitaire et dépourvue d'aspects affectifs. Les franges aisées de la population tirent l'essentiel de leur revenu monétaire du produit de leur épargne. Mais chez la plupart des personnes, les revenus de l'épargne viennent simplement en complément du revenu habituel tiré du travail direct.
Conclusion :
Les quatre dernières formes d'épargne répondent à des besoins reconnus et irrépressibles. Elles constituent une dépense comme une autre et ne sont guère malléables : la constitution d'un bas de laine ou l'achat de bons du Trésor comblent un besoin de sécurité face aux incertitudes de l'avenir, de la même façon que l'achat d'une voiture comble un besoin de déplacement.
Reste la forme d'épargne qu'aucun épargnant n'a vraiment la volonté de protéger parce qu'elle ne répond à aucun besoin, je veux parler de la thésaurisation immotivée et de l'épargne frictionnelle. C'est d'elle que dépend, pour un individu donné, la différence entre le revenu et l'encaisse oisive. Cette différence est assimilable à la propension à consommer qu'évoque Keynes et témoigne de l'activisme des circuits d'échanges.
La propension à consommer est une notion à manier avec précaution car, en fait de consommation, les économistes keynésiens entendent strictement la jouissance de marchandises, à l'exclusion des opportunités personnelles et gratuites ainsi que des épargnes, même lorsque celles-ci comblent des besoins bien réels (sécurité, précaution, héritage). Il paraîtrait de leur point de vue que la propension à consommer diminue relativement à mesure que le revenu monétaire moyen augmente. Ainsi, un cadre supérieur épargnerait une plus grande fraction de son revenu qu'un employé…
Mon analyse de l'épargne m'amène à contester cette proposition qui a l'apparence de l'évidence. En premier lieu, je puis affirmer que la thésaurisation immotivée n'est pas liée au niveau de revenu mais à l'appétence pour les choses de la vie. On peut être riche et sans un sou de côté, ou pauvre et peu dépensier[3].
Il n'y a pas plus de raison que l'épargne frictionnelle, l'épargne de précaution, l'épargne-héritage et l'épargne d'auto-valorisation croissent plus vite que le revenu global. Les trois dernières formes d'épargne sont liées à des besoins individuels, donc à la personnalité de l'individu et non à son niveau de revenu : un riche peut se montrer parfaitement insouciant de l'avenir et ne rien épargner dans ce sens ; un pauvre peut voir un motif d'épargner dans la précarité de sa situation, il peut aussi désirer doter ses enfants et se préoccuper d'arrondir au maximum leur héritage futur.
Qu'en est-il enfin de l'épargne-revenu chez les individus les plus riches ? — Plus élevée en valeur absolue est la capacité d'épargne d'un individu, plus élevé, le dividende ou le taux d'intérêt que peut lui procurer un placement judicieux. Le gain relatif n'est pas le même selon que sont placés 1000 francs ou 1 million. Avec la perspective d'un gain relatif beaucoup plus élevé, le riche a, de ce fait, une incitation plus forte que le pauvre à épargner en vue d'investir. C'est là, à mon sens le principal facteur, sinon le seul, qui entraîne les détenteurs de hauts revenus à épargner une fraction de leur revenu plus importante que les autres, toutes choses égales par ailleurs (âge, niveau culturel, personnalité, goûts...).
Redistribution de l'épargne et prêts bancaires
Pour entretenir les échanges, le Comptoir Central (ou les banques qui en tiennent lieu) oriente les ressources monétaires des acteurs ayant la plus faible propension à consommer vers ceux qui ont la plus forte propension à consommer.
Comptes courants, livrets d'épargne, contrats d'assurance, bons d'Etat, etc, nombreux sont les dispositifs qui permettent d'éponger un excédent de monnaie chez des acteurs économiques trop peu motivés par la dépense et de le redistribuer à des acteurs économiques plus actifs, en défaut momentané de liquidités :
- titres-papier et bons du Trésor : le Comptoir Central (à savoir l'État et les organismes bancaires qui en tiennent lieu) vend des papiers auprès des épargnants. Ces papiers (titres ou bons du Trésor) sont rémunérés par un intérêt. Le produit de leur vente est ensuite recyclé par le Comptoir Central sous forme de prêts octroyés aux acteurs les plus dynamiques. L'école keynésienne a montré de quelle façon un déficit budgétaire sagement géré par les pouvoirs publics pouvait activer la circulation de la monnaie, favoriser la production de richesses et la croissance économique, en s'attaquant aux excès de la thésaurisation.
- valeurs mobilières et investissements : en échangeant leurs excédents de liquidités contre des papiers-actions, des papiers-obligations ou toutes autres valeurs mobilières, les épargnants permettent aux acteurs ayant la plus forte propension à consommer de satisfaire celle-ci. Les banques de dépôt attirent les excédents de liquidités des individus et des entreprises sans grands besoins de consommation ou d'investissements. Les banques d'affaires redistribuent ces capitaux aux secteurs d'avenir, gros demandeurs d'investissements ou gros consommateurs. Les capitaux sont investis ou affectés à un fonds de roulement. Dans tous les cas, ils débouchent sur des dépenses dans un délai rapproché et rentrent dans les circuits d'échanges.
Les banques régulent de la sorte les différences d'attitude face à l'épargne et à la dépense. Elles ordonnent les flux des épargnants vers les emprunteurs. En fluidifiant les mouvements de capitaux, elles évitent aux premiers de céder à la tentation de thésauriser ou de gaspiller leurs revenus dans des dépenses somptuaires, peu satisfaisantes pour eux comme pour la communauté (administration, frais généraux, avantages sociaux), et aux seconds de végéter faute de ressources à la mesure de leurs ambitions.
- immobilier et objets d'art : les transactions sur les biens patrimoniaux contribuent à faire circuler les encaisses oisives.
- héritages et prodigalité : aucune fortune ne s'est jamais accumulée jusqu'à monter au ciel. La mort frappe chacun, y compris les personnes les plus douées pour l'accumulation de richesses. Le partage des héritages ou leur aboutissement en des mains prodigues finissent un jour ou l'autre par réduire les fortunes comme peau de chagrin ; ils contribuent à revivifier les circuits d'échanges.
Exemples et contre-exemples de redistribution de l'épargne
De façon générale, l'encaisse oisive prend aujourd'hui le chemin des comptes d'épargne et des placements financiers : contre intérêt, les épargnants-fourmis confient leurs économies à des cigales, individus ou entreprises en manque d'argent. Tout se passe comme si les cigales consommaient à la place des fourmis ce que celles-ci dédaignent. Tandis que les fourmis concourent à l'atrophie d'un circuit d'échanges, les cigales aident à son renouveau… ou en initient un autre. D'une période à l'autre, les rôles sont susceptibles de s'inverser, des cigales devenant fourmis et vice-versa. Certains citoyens sont toute leur vie cigales ou fourmis mais la plupart passent alternativement d'une espèce à l'autre.
Lorsque la propension à consommer de l'ensemble de la population ne varie pas, les circuits de recyclage des encaisses oisives finissent par s'ordonner de façon que, dans une période déterminée, le montant de la monnaie créée équivaut au montant de la monnaie détruite. Les sommes épargnées ici sont proprement redistribuées là. Le revenu total non-dépensé dans une période donnée par les fourmis est normalement compensé par un déficit du même montant sur les comptes courants des cigales.
En Europe, deux phénomènes contemporains menacent cependant, en se cumulant, d'asphyxier les échanges :
1) Une évolution défavorable de la propension à consommer :
Que se passe-t-il lorsque, mois après mois, année après année, s'accroît la fraction de leur revenu que les fourmis dédaignent de dépenser pour leur consommation ? — Rien si, en parallèle, les cigales se montrent plus âpres à la consommation et plus désireuses d'élever leur niveau global de satisfaction : en empruntant les sommes qui ne sont pas dépensées, elles suscitent de nouveaux courants d'échanges qui remplacent ceux qu'interrompent les fourmis.
Mais il peut se faire que la léthargie ambiante ou des inquiétudes croissantes accroissent la tendance à la thésaurisation. Alors, les encaisses oisives augmentent sans que les outils de recyclage soient en état de s'adapter. Ce phénomène a affecté la France des années 80. Avec l'amélioration des conditions sanitaires et la baisse autoritaire de l'âge de mise à la retraite, le nombre d'inactifs âgés a très fortement augmenté dans le pays au cours de ces années, davantage que dans la plupart des autres pays industrialisés. Simultanément, cette catégorie de la population a bénéficié d'une augmentation de ses pensions plus rapide que jamais, à laquelle se sont ajoutées diverses exemptions d'impôts et de charges[4]. Comment expliquer un pareil transfert de revenus? — Le désir de combattre quelques injustices bien réelles a été relayé par la sollicitude des hommes politiques envers une fraction de la population qui est en passe de constituer la majorité du corps électoral.
Amplifiée par l'accroissement du nombre d'inactifs âgés, l'augmentation des pensions de retraite n'a malheureusement pas de contrepartie correspondante dans la consommation. Les bénéficiaires sont, souvent, propriétaires de leur logement et équipés en biens de toutes sortes. Ils manifestent une faible propension à consommer, plus faible en tout cas que celle des actifs de même niveau social. D'où une rétraction progressive des échanges, à mesure qu'une part croissante du revenu national remplit les bas de laine des personnes âgées. En l'absence de toute réforme dans la redistribution des revenus, la rétraction des échanges devrait conduire à un nouvel équilibre lorsque le nombre des inactifs et leur revenu global se stabiliseront. À ce moment-là, bon an mal an, leur épargne sera compensée par les successions et se stabilisera… Mais il n'est pas sûr que le corps social attende sans réagir ce retour lointain à l'équilibre[5].
2) Un dérapage des outils de recyclage de l'épargne :
L'épargne usuelle est normalement recyclée par les circuits bancaires ordinaires vers les individus et les entreprises ayant une forte propension à consommer. Il peut se faire que les organismes financiers encouragent l'épargne à l'excès ou se montrent incapables de l'orienter vers les individus et les entreprises les plus qualifiés pour la remettre dans le circuit des échanges. C'est comme cela que l'on a vu des capitaux nourrir la spéculation sur des titres d'entreprises notablement surévaluées (c'était en 1929) ou, plus près de nous, que l'on voit ces capitaux nourrir la spéculation immobilière ou la boulimie des administrations publiques.
Revenons sur le cas exemplaire et très actuel que constituent les pensions de retraite. Une partie croissante de ces dernières n'est pas dépensée mais laissée à la disposition des organismes de crédit. Les flux financiers se déséquilibrent, avec un excédent permanent des encaisses oisives par rapport aux montants d'emprunts que sollicitent les individus et les entreprises ayant motif d'emprunter.
Idéalement, dans cette situation, les taux d'intérêt devraient baisser, voire devenir négatifs, de sorte que ré-augmenterait la capacité d'emprunt des cigales ; d'autre part, la diminution des dividendes et des intérêts dissuaderait les fourmis de trop épargner. Ces deux rétroactions négatives tendraient à rééquilibrer l'épargne des uns et les emprunts des autres.
Dans le cas présent, ce n'est pas précisément ce qui se passe… Comme les bénéficiaires d'un supplément de revenu sont des personnes âgées ayant de toute façon une très faible propension à consommer, la baisse des taux d'intérêt a une influence limitée sur leur épargne et ne relance guère leur frénésie d'achat. Elle ne suffit pas à empêcher la rétraction des échanges : des actifs en nombre croissant sont empêchés de vendre le fruit de leur travail et exclus des circuits d'échanges. Pour financer l'augmentation des pensions et remédier aux conséquences sociales de la rétraction concomitante des échanges, l'Etat a besoin de ressources financières supplémentaires. Comme il éprouve une réticence légitime à imposer davantage les individus jeunes et actifs, ceux ayant la plus forte propension à consommer, il recourt à l'emprunt. On en arrive à cette ineptie que l'excédent de revenu que reçoivent les inactifs creuse les déficits publics… et que l'Etat résorbe ces déficits en empruntant les revenus qu'il a distribué ! Les encaisses oisives des personnes âgées circulent ainsi dans un trou noir, sans bénéfice pour personne, les intérêts et le capital versés par l'Etat aux épargnants étant réinvestis dans de nouveaux emprunts. Le phénomène n'aurait au demeurant aucune conséquence sur les échanges courants s'il ne déséquilibrait le marché des capitaux. Les administrations publiques, qui empruntent pour régler leurs besoins de financement, sont en mesure de payer les taux d'intérêt les plus élevés ; comme elles jouissent du pouvoir régalien, elles offrent aux créanciers les meilleures garanties de remboursement. En tirant les taux d'intérêt vers le haut, elles finissent par décourager les investisseurs et les consommateurs d'emprunter pour leur compte. La rétroaction négative qui tendrait à faire baisser les taux d'intérêt en cas de surplus d'épargne ne se produit pas.
Les taux d'intérêt élevés induisent aussi un effet pervers gravissime en incitant les entreprises à privilégier les placements financiers au détriment des investissements nécessaires à leur propre pérennité. Les managers se comportent alors en authentiques rentiers et n'ont plus d'yeux que pour leur cagnotte. Tel Harpagon, ils s'insurgent à la seule pensée de devoir desserrer les cordons de la bourse pour remplacer des salariés sur le départ ou renouveler du matériel sans âge. La démonstration est sans appel : jamais la situation financière des grandes entreprises françaises n'a été plus florissante qu'au début de la décennie 90 et jamais leurs investissements n'ont été plus bas.
1929
Que se passe-t-il lorsque les échanges se rétractent massivement ? Le Jeudi Noir offre une illustration tragique du phénomène.
La crise boursière et économique de 1929 illustre les méfaits d'une création monétaire sans lien sérieux avec la qualité réelle des opportunités échangées, en l'occurrence les valeurs mobilières. « Comment un effondrement des valeurs boursières pourrait-il jamais se traduire par des fermetures d'usine ? » se rassurèrent dans un premier temps les gens compétents. La perte de confiance des boursiers en la qualité de leurs acquisitions, aussi soudaine fut-elle, aurait normalement due se limiter à quelques remous dans la corbeille, à des transferts de titres, au pire à des changements de têtes à la direction des grandes entreprises. On sait qu'il n'en a rien été. Que, sitôt connus les premiers revirements de tendances, la crise boursière s'est muée en crise bancaire et financière.
Comment cela a-t-il été possible ? — À Wall Street, il s'est trouvé, selon le modèle du Comptoir Central, que des individus se sont endettés pour acheter des actions qu'ils ont ensuite revendues avec profit à d'autres spéculateurs, également endettés[6]. Le crédit à but spéculatif ne dura qu'aussi longtemps qu'il se trouvait des gens désireux d'acheter les actions à des prix toujours plus élevés. La chose ne put s'éterniser et ce fut le Jeudi Noir. Les titres, surévalués, se dégonflèrent brutalement. Il eût fallu, alors, réajuster à la baisse la masse des billets en circulation sur le marché spéculatif. Mais ce n'était pas possible, les premiers spéculateurs ayant déjà réemployé leurs gains dans les circuits d'échanges conventionnels ; ils avaient acheté des biens de consommation avec de la monnaie de singe et les vendeurs de ces biens ont été impliqués volens nolens dans la crise du crédit. Faute de pouvoir se refaire une santé sur le dos des spéculateurs, les banques ont restreint tous leurs crédits, y compris vis-à-vis des industriels et des particuliers. Ceux-ci ont été obligés d'en tirer les conséquences dans un enchaînement fatal : licenciements et reports de consommation…
En octobre 1987, l'effondrement des valeurs boursières sur les places occidentales fut d'une ampleur comparable sinon supérieure à celle de 1929 mais ne produisit aucun trouble social. Bien au contraire, il en résulta une courte période d'euphorie économique. C'est que la bulle spéculative fut principalement le fait des créanciers japonais et que ces derniers en assumèrent seuls les conséquences ; elle ne mit pas en péril les banques occidentales, ni le crédit et l'épargne.
[1] Pour illustrer les excès de l'épargne, Keynes a popularisé la Fable des Abeilles, de Bernard de Mandeville. Qu'il me soit permis de citer ici, sur le même thème, quelques vers de La Fontaine, bien antérieurs à la fable susnommée :
« Je ne sais d'homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait! notre plaisir occupe
L'artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,
Et celle qui la porte, et vous, qui dédiez
À Messieurs les gens de finance
De méchants livres bien payés ».
(Jean de La Fontaine, « L'avantage de la science »).
[2] Voir Alfred Sauvy, Richesse et population (Payot, Paris, 1944, pages 104 à 112). La répartition équivaut à un partage des revenus entre les actifs et les non-actifs à des fins de consommation immédiate : les cotisants font acte de solidarité avec leurs contemporains plus âgés et comptent eux-mêmes sur la solidarité des plus jeunes pour leurs vieux jours. Le même principe, dans les sociétés traditionnelles, conduisait les jeunes adultes à entretenir sous leur toit leurs vieux parents.
Avec le système de capitalisation, les retraités reçoivent des rentes financées par les capitaux qu'ils ont investi durant leur vie active… Mais le rendement de ces capitaux dépend de la capacité des jeunes générations à produire un volume conséquent de richesses. Rien n'est moins sûr en période de décrue démographique. Aussi la capitalisation ne garantit-elle pas mieux que la répartition que soit préservé le montant global des pensions de retraite.
Il semblerait que la capitalisation soit surtout appréciée par la fraction de l'opinion la plus riche et la mieux à même de fournir un effort supplémentaire. Dans la perspective d'une prédominance numérique de la population âgée et d'une redistribution des richesses à son profit, un dosage subtil des deux formules semble la meilleure façon de rendre celle-ci plus supportable aux actifs.
En tout état de cause, il est vain de chercher dans le mode d'assurance-retraite le remède à une situation sans précédent dans l'histoire de l'humanité qui verra le bien-être général reposer sur les épaules d'une minorité d'actifs… et le pouvoir politique entre les mains des inactifs âgés.
[3] Je ne vois qu'un lien possible entre thésaurisation et revenu. C'est lorsque le revenu augmente excessivement vite : si un sujet vient à jouir d'une fortune soudaine , il n'ajuste pas instantanément son objectif de sur-vie, il prend le temps de s'adapter et de reconnaître de nouveaux besoins à combler ; alors augmente momentanément la part relative de la thésaurisation immotivée.
[4] Le Centre d'étude des revenus et des coûts (CERC), en France, a publié, le 15 décembre 1993, un document (N° 108) sur « les revenus des et conditions d'existence des personnes de plus de soixante ans ». On y lit : « Il est indéniable qu'au cours des dernières décennies la situation matérielle des personnes âgées s'est fortement améliorée (…).
Au début des années soixante dix, leur revenu disponible moyen par unité de consommation ne représentait que 80% de celui des actifs. La parité avec eux semble avoir été atteinte au tout début des années quatre vingt, et aujourd'hui, avec un revenu disponible de 6500 F par mois et par unité de consommation, leur niveau de vie apparent dépasse de 5% en moyenne celui des personnes plus jeunes » (page 82).
[5] L'actuelle situation sociale de la France, si décriée en paroles, convient dans les faits à la majorité des électeurs, qu'il s'agisse de retraités ou de fonctionnaires titulaires de revenus garantis, car elle leur assure des conditions de vie plus confortables qu'elles n'ont jamais été. Les victimes du système, jeunes ou travailleurs non-protégés, pèsent d'autant moins dans les choix politiques qu'ils s'expriment peu et dédaignent d'aller voter. Rien d'étonnant, somme toute, à la formidable résistance au changement de la société française.
À l'orée du prochain siècle, les dirigeants des démocraties occidentales auront d'autant plus de réticences à contrebalancer les effets du vieillissement que la plus grande partie de leur électorat sera formée de personnes âgées. Les dirigeants politiques, dont la vocation est d'orienter au mieux l'avenir du pays, devront leur nomination à des rentiers en fin de vie, assurés de revenus fixes et dominés par des préoccupations immédiates de santé et de sécurité. Les jeunes gens et les enfants, ainsi que leurs parents et tuteurs, auront encore moins de chance qu'auparavant de faire entendre leurs revendications.
Ce fossé croissant entre la représentation nationale et les aspirations de la fraction la plus jeune et la plus active de la population risque de discréditer la démocratie, voire de lui enlever sa raison d'être. Il pourrait cependant être résorbé par l'instauration d'un suffrage vraiment… universel. Jusqu'à ce jour, c'est par des décisions arbitraires que les plus jeunes citoyens sont interdits de vote : l'âge limite pour voter est fixé tantôt à 18 ans, tantôt à 16 ans, 20 ans, 21 ans, ou 25 ans selon les pays et les époques. Le suffrage universel consisterait, pour chaque mineur de 0 à… 16, 18 ou 21 ans, à octroyer un droit de vote supplémentaire à l'un des parents. Le plus simplement du monde, il s'agirait que, pour chaque fille, la mère reçoive un droit de vote supplémentaire, et pour chaque garçon, le père. À défaut de parent connu ou vivant, le droit de vote de l'enfant serait exercé par le tuteur ou un parrain désigné par le juge. Le principe d'un vote par délégation n'est en rien scandaleux ; il est déjà appliqué, du moins en France, aux handicapés mentaux adultes.
Déjà, entre les deux guerres mondiales, une suggestion comparable avait été émise par Alfred Sauvy, qui, dans son essai Richesse et Population , avait montré les dangers que portait en germe le vieillissement de la population. Le sursaut de 1945 et le redressement de la natalité française avaient rendu ses craintes caduques. Mais la conjoncture démographique s'est retournée depuis 1964. Face à un vieillissement sans précédent de la population, qui déséquilibre les rapports entre générations et menace la survie de nos pays, les citoyens éclairés de l'Europe se résigneront-ils indéfiniment à une application incomplète des principes démocratiques ?
[6] Ce type d'échange est qualifié de spéculatif car il se solde par une création de monnaie que ne justifie aucune satisfaction individuelle. Comment juger du degré de spéculation ? — On dispose pour cela d'indices qui sont les ratios dividendes/capital ("price earning ratio") ou loyers/prix de vente. Par comparaison avec le reste du marché, ces ratios permettent d'apprécier la capacité d'un agent économique à produire des satisfactions chez les clients ou les usagers. Lorsque ces ratios sont très inférieurs au rendement usuel de l'argent (taux d'escompte), nul n'a raisonnablement intérêt à placer son argent dans les activités concernées… à moins que ce ne soit dans la seule perspective de revendre rapidement et d'encaisser une plus-value. C'est alors que l'on entre dans une logique spéculative.
3 - Agrégats monétaires
Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 18:30:18