Le blog de Joseph Savès
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Les échanges et le travail

Livre 3 : Les échanges et le travail

Chapitre 1 - Les échanges


Genèse de la société

Réflexion sur une aspiration quasi-universelle à la sociabilité. Mus par leur objectif de sur-vie, les hommes se mettent en relation les uns avec les autres et développent des échanges de toutes sortes.

Depuis le temps lointain où quelques familles nomades erraient, solitaires, en quête de leur subsistance, jusqu'à notre époque où les habitants des métropoles s'en remettent à autrui du comblement d'une grande partie de leurs besoins, toutes les communautés humaines tendent vers un resserrement constant de leurs liens.

Le point de départ est l'homme nu, dans la communauté la plus primitive qui se puisse imaginer. Autour de lui, un univers rythmé par les jours et les saisons, pourvu de richesses potentielles immenses et aussi de très réels dangers. L'homme doit lutter contre les maux qui l'assaillent - faim, crainte, fatigue, carences affectives, atonie intellectuelle... - sur la voie inexorable qui le mène vers la mort. À l'égal de tout être vivant, il dispose de son corps, de ses sens et de son cerveau pour agir sur son environnement, avec l'objectif de conserver la vie qui lui est offerte, d'en jouir au mieux et si possible de la perpétuer à travers sa descendance.

Cet homme est aussi un être social. Il découvre, dès son apparition sur la terre, que sa sur-vie et son épanouissement sont d'autant mieux assurés qu'il agit de concert avec son entourage. Dans les liens de tous ordres -affectifs, économiques ou sociaux- tissés avec autrui, il trouve des avantages pour lui-même, mais aussi des motifs de vivre et survivre qui dépassent sa satisfaction personnelle. Il est encouragé à vivre et à se surpasser par le besoin qu'ont de lui ses proches, ses amis et ses obligés.

Le caractère social de l'espèce humaine est-il inscrit dans les gènes, comme l'avait pressenti Hegel? Ou serait-il, comme tendrait à le penser Rousseau, le produit d'une réflexion rationnelle, à savoir que l'objectif de sur-vie est d'autant mieux assuré que l'on vit en communauté? — Sans doute les deux. Personne n'a a priori besoin de se lier à autrui pour survivre, si ce n'est durant la petite enfance, pendant les années où l'on apprend de ses parents tout le bénéfice qu'il est possible de tirer de la vie en communauté. À cette restriction près, la solitude est un choix en théorie accessible. C'est même l'état le plus facilement accessible, celui auquel on aboutit dès l'instant où l'on s'abstient de tout effort en vue d'un mieux-être…

Rien n'oblige quiconque à vivre en compagnie ou en amitié. Pourtant, est-il besoin d'insister là-dessus: il n'y a pas de vie supportable sans vie sociale, sans affection ou amour. Aisance matérielle, forme physique et équilibre intellectuel, épanouissement personnel et amour de soi ne suffisent pas à assurer le bonheur de l'individu. Il lui faut aussi de la convivialité, selon un mot à la mode. Les romanciers le savent bien qui dépeignent des êtres animés par des passions éloignées, voire opposées à leurs stricts intérêts matériels; à l'origine de ces passions, le désir et la difficulté de se rencontrer, de s'estimer, de se comprendre.

Robinson Crusoè, seul sur son île, n'en déplaise à Daniel Defoë, est condamné à une mort rapide même s'il satisfait ses besoins somatiques. Le naufragé cherche des succédanés de convivialité dans ses rapports avec les animaux et les plantes, il s'invente des motifs de rire. L'écrivain Michel Tournier l'a bien compris: dans sa réécriture de Robinson Crusoë (Vendredi ou les limbes du Pacifique ), le naufragé cultive une relation amoureuse avec son île, celle-ci prenant toutes les caractéristiques d'une femme. Cette démarche est comparable à celle des ermites ou des moines réguliers qui subliment une relation intérieure avec Dieu pour mieux se dispenser de toute relation avec autrui. L'expérience démontre que l'état de solitude est unanimement rejeté… sauf dans ces cas exceptionnels de sublimation de la solitude, de rejet du plaisir, d'adoption de la chasteté pour motif religieux.

Je suggère sans présomption excessive que la nature sociale de l'être humain se manifeste en premier lieu à travers la sexualité. Avant l'amour et l'affectivité. Les pulsions sexuelles et l'impératif de l'accouplement pour la survie de l'espèce nécessitent une socialisation minimale, au moins au niveau du groupe familial. L'homme et la femme sont amenés à s'accoupler. La jeune mère est tenue de se rapprocher de son nourrisson et de le nourrir pour apaiser la pression du lait dans sa poitrine… Cette vision est contenue dans la conception freudienne de l'homme, qui voit dans l'amour et l'affectivité une forme de sublimation des pulsions sexuelles.

Sur la base de l'instinct sexuel se sont développées des relations particulières telles que le cadeau de l'homme à la femme dont il attend les faveurs. Les guerres tribales ont trouvé leurs origines dans le rapt de femmes avant de dériver vers la conquête de richesses et de tributs. Le mythe des malheureuses Sabines, enlevées par les compagnons de Romulus et vouées à assurer la pérennité de Rome, reflète une réalité ordinaire dans les sociétés anciennes. Par le biais de la sexualité, il y a continuité entre la sociabilité primitive, ressentie comme un besoin caractéristique de l'espèce, et les relations étroites que nous connaissons aujourd'hui : cadeau, séduction, volonté de puissance, etc. Sans l'impératif sexuel, les individus auraient sans doute pu se résigner à vivre dans un isolement quasi-total… La société naîtrait donc de la sexualité et se développerait grâce à la recherche délibérée des moyens les plus efficaces de répondre à l'impératif de sur-vie.

Mais la sexualité ne suffit pas à justifier de la nature sociale de l'espèce (toutes les espèces animales sont également sexuées et ne sont pas nécessairement socialisées ; certains animaux - l'ours, paraît-il - manifestent une aptitude à vivre isolés, limitant leurs échanges à quelques accouplements occasionnels).

Il faut, pour expliquer le développement des relations sociales au-delà des strictes nécessités du sexe, prendre en considération la connaissance de la mort et le désir de la surpasser. À la différence des autres espèces, l'homme a conscience de la mort. Il vit dans le souci de la vaincre et, pour mieux affirmer son existence, cultive les liens affectifs avec ses semblables.

Guidé par son objectif de sur-vie, chaque homme tâche de combler ses besoins affectifs d'affirmation de soi, de considération sociale, etc. Il veut conforter son sentiment d'existence en se faisant valoir auprès de ses congénères. Il est poussé vers eux par le besoin  de se rendre utile, indispensable ou agréable. Comment y parvient-il ? — Soit en apportant à ses congénères l'affection ou la considération qu'eux-mêmes attendent pour combler leurs propres besoins affectifs, soit en mettant ses compétences particulières à leur service pour leur permettre de mieux combler leurs besoins physiologiques et ludiques et d'élever à moindre coût leur objectif de sur-vie.

Besoins affectifs et vie en société

Les besoins affectifs sont le levain grâce auquel se transmettent les marchandises et se diffusent les innovations et les progrès de l'esprit propres à élever la satisfaction de tous. C'est en effet pour se faire valoir, pour acquérir l'estime ou la considération de leurs proches ou de leurs concitoyens que les producteurs et les inventeurs d'opportunités livrent celles-ci à autrui.

Les besoins affectifs puisent leur substance dans tous les actes par lesquels chacun sert autrui ou communique avec ses semblables. De tels actes apportent à autrui des utilités de plusieurs sortes.

Il faudrait, parmi ces utilités, distinguer : 1) celles dont le producteur aurait pu lui-même jouir au lieu de les transmettre; 2) celles de nature, disons, altruistes, c'est-à-dire qu'elles n'existent que pour toute autre personne que le producteur lui-même. Les utilités de la première sorte sont contenues dans les artefacts ou les biens matériels transférables à merci; elles se rapportent à des besoins physiologiques ou de bien-être. Les secondes se rapportent pour l'essentiel à des besoins ludiques ou affectifs. C'est par exemple un geste d'affection. C'est la jouissance procurée à un amateur éclairé par l'audition d'un morceau de musique ou d'une pièce de théâtre; de cette jouissance-là, l'artiste qui en est responsable ne profite pas.

En retour des utilités qu'il transmet, chacun attend en premier lieu une meilleure affirmation de soi ou un supplément de considération qui consolide son objectif de sur-vie. La reconnaissance d'autrui se manifeste soit de façon purement affective, soit à travers la cession ou la promesse de cession d'une utilité agréable,… autrement dit sous forme de paiement.

Pour celui qui communique avec ses semblables, la rémunération et l'enrichissement constituent une façon indirecte de se valoriser; ils confirment l'intérêt porté à ses activités et à lui-même.

Dans les tribus primitives, la qualité de chef est conférée à celui qui se révèle le plus apte à protéger ses congénères. En récompense de ses efforts, le chef reçoit considération, estime, respect, pouvoir. Les autres hommes se mettent en quatre pour le servir, les femmes lui font les yeux doux. Autant de satisfactions qui répondent à son objectif de sur-vie. Il en va de même dans nos sociétés marchandes où, si chacun tâche d'agir au mieux, c'est en vue des mêmes objectifs. De ce point de vue, rien ne distingue un chef de tribu d'un patron de multinationale.

Sur un registre différent, les créateurs, les inventeurs et les artistes sont aussi mus par le besoin de considération. Ils pourraient, comme le facteur Cheval, créer pour leur seul plaisir, en solitaire, et s'en tenir là. Mais le plus souvent, leur thymos  et un compromis longévité/plénitude ambitieux les amènent à quêter la reconnaissance de leurs congénères. C'est qu'à défaut de vivre éternellement, ils ambitionnent de laisser par leur œuvre une trace dans la mémoire de l'humanité.

C'est ainsi que les conditions de vie s'améliorent dans nos sociétés, du moins dans les plus ouvertes aux échanges et à la libre expression ; elles s'améliorent parce que des gens doués de talents particuliers en usent pour être reconnus et lancent des idées ou des opportunités nouvelles susceptibles de combler nos besoins effectifs ou émergents.

Remarque : les besoins affectifs passent par la communication

Le goût de communiquer manifeste le désir de chacun de combler ses besoins affectifs et, par son universalité, le caractère social de l'espèce humaine.

La communication est indispensable à l'expression des besoins affectifs. Elle est indissociable de la condition humaine. Il n'est que de considérer le goût irrépressible de chacun de nous pour des palabres sans motif ni raison : dans la rue ou à domicile, avec des inconnus comme avec des proches, nous avons plaisir, à des degrés divers, à parler de tout et de rien, à conter nos malheurs et nos espérances à des personnes qui s'en soucient comme d'une guigne. 

L'aspiration à communiquer de toutes les façons imaginables trahit le besoin universel de reconnaissance de soi et d'estime. La communication reflète chez l'émetteur du message le souci de se faire valoir… C'est la concierge qui aborde tout un chacun pour confier quelque secret d'alcôve. La communication est aussi appréciée par le récepteur du message car elle contribue à son information et l'aide à trouver les moyens les mieux appropriés au comblement de ses besoins. En bref, la communication rend possible la circulation des connaissances et le progrès cumulatif des techniques.

La communication repose sur des aptitudes individuelles, lesquelles incluent bien sûr les sens et la maîtrise du langage mais aussi les facultés d'écoute, d'attention et de compréhension et, sans doute, quelques autres aptitudes encore insoupçonnées. Ces aptitudes varient en intensité et en qualité selon les individus, selon leur sensibilité, selon leur vitalité et selon leur expérience. Les mieux dotés pour la communication sont aussi les plus efficaces dans leurs actions et les mieux susceptibles de s'épanouir. Ils ressentent avec acuité les sollicitations extérieures et possèdent la capacité d'y répondre avec précision. Ils ne s'épuisent pas en décisions erronées et en actions malvenues.

Il ne suffit pas à un homme de posséder la science infuse ou d'être infiniment doué dans les arts et les techniques ; pour que ses talents soient reconnus, il lui faut encore être capable de communiquer. Au risque de scandaliser, j'ose supputer que les chefs d'entreprise et les hommes politiques doivent leur réussite à leur propre capacité de communication, qui se nourrit de leur amour des choses de la vie et de leur thymos .

Dons

Le moteur de la société est pour l'essentiel fait de relations informelles et altruistes qui dérivent des besoins affectifs.

La communication entre les êtres humains se révèle des plus intenses dans les communautés traditionnelles, dans les villages, dans les communautés de voisinage ainsi, bien sûr, qu'à l'intérieur des familles, où chacun se connaît. Ici et là, elle est faite de relations informelles guidées par l'affectivité ; elle débouche sur des échanges de paroles, des échanges d'affection ou des cessions de biens et de services.

Il n'y a pas de réciprocité immédiate ni formelle : en rendant service à son prochain, chacun, il est vrai, est assuré qu'il sera payé de retour tôt ou tard, quand lui-même sera dans le besoin ; dans l'hypothèse où cela ne serait pas, l'ingrat verrait sa réputation ternie et courrait le risque d'être mis au ban de la communauté.

Un tel offre à ses parents, à ses voisins ou à ses amis le surplus de sa chasse ou de son potager, en échange d'un sourire ou d'une parole affectueuse. Tel autre prête main-forte à ses voisins pour un travail collectif, comme de battre le blé ou de construire une grange, là aussi en échange, simplement, d'un geste de reconnaissance ou de la participation à un repas de fête. Chaque affaire débouche en fait sur un authentique échange d'utilités : les uns reçoivent de la nourriture ou une aide qui leur permet de mieux combler leurs besoins physiologiques ; les autres reçoivent un témoignage de leur bonne place dans la communauté, qui comble leurs besoins affectifs.

Abstraction faite de toute rémunération matérielle, le travail, l'altruisme et la création trouvent leur récompense dans la valorisation de soi, l'estime et l'amour d'autrui, dans le regard admiratif du père à l'enfant et de l'enfant au père, dans le compliment sincère du client au fournisseur, dans la poignée de main reconnaissante du chef de service à son subordonné.

N'en déplaise aux parangons de l'économie marchande et de l'homo œconomicus , les relations affectives ou altruistes demeurent prépondérantes jusque dans nos métropoles industrielles. Elles président aux grands moments de la vie : naissance, réjouissances familiales, fêtes, mariages, maladie, mort. Elles sont à l'origine d'innombrables entreprises charitables et de dévouements individuels sans lesquels les sociétés ne survivraient pas. Que vaudraient par exemple les soins des infirmières de nos hôpitaux s'ils ne s'accompagnaient de toute la compassion dont elles sont capables et pour laquelle elles ne reçoivent aucun salaire ?…

Du don à l'échange

Tout échange résulte d'un double don : chacun offre à autrui des satisfactions en reconnaissance de celles qu'autrui lui apporte.

Lorsqu'un individu est en panne d'affection ou de reconnaissance sociale, il n'a de chance de combler ses besoins qu'à la condition de proposer une opportunité profitable à autrui. Il ne suffit pas que cette opportunité résulte de ses compétences les plus remarquables ; il faut aussi qu'elle soit appréciée et, pour cela, réponde aux besoins du bénéficiaire.

La cession d'une opportunité a lieu à une double condition :

- Le bénéficiaire gagne en utilités diverses ; il gagne notamment des utilités qu'il aurait eu du mal à produire par lui-même et s'épargne ainsi un coût superfétatoire ; désireux de marquer sa reconnaissance au donateur, il peut l'exprimer simplement ou offrir des utilités qui lui font également plaisir,

- Le donateur gagne en utilités affectives, en reconnaissance et obligation d'autrui envers lui, en sécurité, etc ; toutes utilités qui l'aident à lisser sa grille des besoins. Il attend d'autrui qu'il exprime sa reconnaissance par un geste, par un don ou par un service similaire au sien.

Dans le cadre d'une relation suivie, il n'est plus possible de distinguer celui qui offre de celui qui reçoit ; chacun offre et reçoit simultanément des utilités, en vue à la fois d'affirmer son existence à autrui et de marquer sa reconnaissance pour le cadeau reçu. J'en arrive à l'énoncé suivant : il y a échange  lorsque deux individus communiquent simultanément l'un avec l'autre ; un échange se ramène à une double cession ou à un don réciproque et simultané.

Ce modèle idéal de l'échange est illustré par les cadeaux mutuels que s'adressent les chefs indiens et les cow-boys tels qu'on les voit dans les westerns… ou tels que les décrivent les ethnologues. Chaque cadeau a pour objet d'accroître la considération du récipiendaire à l'égard du donateur et, pour cette raison, le plus fier ou le plus comblé des deux partenaires n'est pas celui qui reçoit le plus mais celui qui donne le plus ! C'est ainsi que vont les échanges dans les villages traditionnels et les communautés autarciques. C'est ainsi qu'il en allait au commencement de notre civilisation, aux temps carolingiens.

À l'aube des échanges

En marge des réseaux familiaux ou de voisinage, les besoins affectifs ont suscité des réseaux plus étendus, fondés sur l'altruisme et la confiance. Ces réseaux ont en partie débouché sur les échanges économiques que nous connaissons aujourd'hui. Avant de devenir l'instrument de notre bien-être, les échanges se sont lentement structurés au cours du dernier millénaire.

Les échanges marchands représentent une faible part de tous les échanges qui font la société, aux côtés des relations informelles fondées sur le don et l'altruisme. Avant de les étudier plus en détail, il m'intéresse de voir quelles sont leurs justifications au regard de la théorie des besoins et comment ils sont nés.

De ce point de vue, le haut Moyen Âge occidental mérite d'être attentivement décrypté car notre civilisation industrielle en est issue en filiation directe. À cette époque reculée, l'insécurité généralisée permit à certains hommes de se faire valoir auprès de leurs congénères en assurant leur protection. Les légendes arthuriennes nous livrent une image très idéalisée des preux chevaliers qui tiraient honneur et gloire de la défense de la veuve et de l'orphelin. Leurs dévoués protégés pourvoyaient à leurs besoins matériels et cela suffisait à leur ambition.

Dans les faits, les guerriers étendirent leur protection des personnes aux biens et en particulier aux biens communs ou banals indispensables à la survie de tous, tel que le moulin ou le four. De circonstancielle, la protection est devenue pérenne, consacrée par le droit féodal. Il est alors apparu normal que les protecteurs bénéficient en retour des services de leurs assujettis, sous la forme de corvées ou de livraisons de nourriture et de biens.

L'Église a pris place dans le système féodal fondé sur des échanges de services ; les curés de paroisse assurant non seulement les services spirituels inhérents à leur fonction mais aussi l'instruction des enfants. Par ailleurs, l'activité monastique a étendu les prestations de services par-delà les limites des villages et des seigneuries.

Qui se promène dans les campagnes françaises ne peut manquer d'être surpris par le grand nombre de vestiges d'abbayes, de monastères et de prieurés. Ces établissements n'avaient pas vocation à vivre en autarcie. Le clergé régulier y procurait des soins sanitaires à la population locale mais il offrait également assistance, nourriture, soins et hébergement aux gens de passage. Par l'accueil des indigents et surtout des pèlerins, il remplissait une fonction caritative voulue par la religion et les autorités d'église… Ce faisant, il renforçait les liens entre les hommes ; il ouvrait la voie aux marchands de grand chemin et au grand commerce. Les denrées indispensables à l'activité caritative de l'Église venaient de la générosité des fidèles.

Comme le système seigneurial, le système ecclésiastique se caractérisait par une cascade de services nourrie par le désir des uns et des autres de remplir au mieux leur objectif de sur-vie. Les laïcs, lorsqu'ils en avaient les moyens, distrayaient une partie de leur production au profit de l'Église, afin de s'assurer la reconnaissance de leurs congénères et l'indulgence de Dieu pour leurs péchés ; les clercs mettaient ces dons au service de leurs entreprises charitables et en tiraient pour eux-mêmes des satisfactions spirituelles et morales. Foin de monnaie et de formalisme marchand.

Mais comme les seigneurs, l'Église n'a pas résisté à la tentation de forcer la générosité des fidèles. Ne se suffisant pas des donations et des legs, elle a rapidement usé de son pouvoir pour imposer aux paysans sédentaires une contribution périodique et obligatoire, la dîme.

De la féodalité à la Révolution industrielle

Paradoxe des paradoxes, c'est donc au plus profond du Moyen Âge de sinistre réputation - réputation largement méritée d'après les récits de violences et de rapines qui sont remontés jusqu'à nous - que s'est élaboré le contrat d'homme à homme, source d'un progrès social et technique incommensurable.

L'hommage-lige du vassal à son suzerain, du bas en haut de la hiérarchie sociale, a tendu à structurer la société selon des rapports de confiance (le mot féodalité a la même racine que confiance) qui se sont substitués aux rapports d'autorité et de coercition caractéristiques des sociétés antiques ainsi qu'aux liens de sang caractéristiques des sociétés germaniques ou nomades. La première convention féodale : «Je t'apporte ma protection ; en échange, tu me prêtes ton bras ou tu m'assures le concours de ta prière», a fondé un droit coutumier qui a fait obstacle à l'arbitraire.

Toute différente qu'elle fut de la démocratie élective que nous connaissons, la féodalité a permis l'éclosion de contre-pouvoirs face à l'omnipotence du pouvoir central. Le droit coutumier a permis la montée d'une classe de travailleurs aisés et libres qui, dans les villes et les bourgs, ne fondaient pas leur sur-vie sur l'usage de la force mais sur le travail, l'esprit d'initiative et le négoce. N'ayant pas à opprimer autrui ni à craindre de l'être, chacun comprit que le niveau de satisfaction auquel il pouvait prétendre ne dépendait que de lui.

Le contrat fiduciaire, sans lequel il n'est pas d'échange monétaire possible, est le fruit le plus remarquable de ce droit coutumier. Avec lui sont devenus possibles les échanges diversifiés, la Révolution industrielle et la démocratie parlementaire[1].

Si le terreau féodal a été nécessaire pour que prenne racine une morale fondée sur le respect du droit et les relations de confiance, il a aussi fallu que se développe une idéologie du progrès par le travail pour qu'enfin advienne la Révolution industrielle.

C'est dans les communautés protestantes du Nord de l'Europe qu'est advenu le miracle. Max Weber a écrit là-dessus des pages mémorables. Il montre comment l'éthique a précédé la pratique ; comment le travail-source d'épanouissement s'est substitué au travail-malédiction divine ; comment, enfin, la réussite sociale par le travail est devenue le but suprême de l'honnête homme. Il cite le célèbre conseil de Benjamin Franklin : «Souviens-toi que le temps , c'est de l'argent (…). Après l'assiduité au travail et la frugalité, rien ne contribue autant à la progression  d'un jeune homme dans le monde que la ponctualité et l'équité dans ses affaires» (Advice to a Young Tradesman , 1748)[2]. Ce qu'il faut retenir de cette citation, c'est que l'ultime but du travail et de l'enrichissement, selon Benjamin Franklin, est une insertion aussi étroite que possible de l'individu dans son milieu, sa "progression dans le monde". Nous voilà ramenés à l'objectif de sur-vie !

Pour une large diffusion de la Révolution industrielle

Ce n'est peut-être pas une coïncidence si le Japon fut le premier pays non-occidental à entrer dans la civilisation industrielle (et avec quel brio!). C'est qu'il fut aussi le seul qui eût, en-dehors de l'Occident, connu l'ordre féodal. Le seul point commun entre l'histoire du Japon et celle de l'Occident réside en effet dans la pratique de l'hommage-lige, quoique la soumission vassalique fut au Japon beaucoup plus unilatérale, selon l'historien Marc Bloch. Aujourd'hui encore, les réseaux interpersonnels de type féodal perdurent avec vigueur dans ce pays comme le relève un observateur lucide : «Ainsi, de nombreux Japonais contractent des dettes de faveur envers d'autres Japonais qui leur sont eux-mêmes redevables ; la vie japonaise se caractérise donc par d'incessants échanges de services»[3].

Fondé sur des relations de confiance et une idéologie commune, le modèle capitaliste nippo-rhénan qu'évoque Michel Albert[4] résume à merveille les conditions qui sont à l'origine du développement de l'Europe du Nord et du Japon ; il montre comment la cohésion caractéristique de ces sociétés les a prédisposées aux échanges. Cette cohésion se retrouve dans la société américaine du XIXe siècle, dont Tocqueville a mis en évidence la vigueur associative et démocratique…

Passée la phase d'amorçage, il semble qu'aujourd'hui, la Révolution industrielle ait acquis suffisamment de vigueur pour s'étendre au-delà de son domaine de prédilection. Elle séduit le monde chinois et entrouvre les portes du sous-continent indien. Elle s'implante partout où elle rencontre un minimum de stabilité politique et de respect du droit.


[1] «Ce ne fut point hasard, assurément, si le régime représentatif, sous la forme, très aristocratique, du Parlement anglais, des "Etats" français, des Stände de l'Allemagne et des Cortès espagnols, naquit dans des Etats qui se dégageaient à peine du stade féodal et en subissaient encore l'empreinte…» (Bloch M., La société féodale , Albin Michel, Paris, 1939, page 618).

 

[2] L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme , traduction française, Plon, Paris, 1964.

 

[3] Van Wolferen K., L'énigme de la puissance japonaise , traduction française, Robert Laffont, Paris, 1989, page 127.

 

[4] Capitalisme contre capitalisme , Seuil, Paris, 1991.

 

 

 


Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 16:37:30