Livre 3 : Les échanges et le travail
Chapitre 3 - Marchandises
Satisfactions concomitantes, satisfactions différées
Les opportunités procurent des satisfactions concomitantes et, parfois aussi, des satisfactions différées. Seules les opportunités contenant des satisfactions différées sont susceptibles d'être échangées.
24 heures sur 24, qu'il dorme, mange, travaille, etc, l'individu maintient ses fonctions en activité plus ou moins intense. Les opportunités auxquelles il fait appel ont pour objet de maintenir, voire d'élever, ce niveau d'activité. Elles ne débouchent pas toujours sur des satisfactions immédiates et, bien souvent, s'inscrivent dans un enchaînement d'actions qui ne donne complète satisfaction qu'à son terme.
Parmi toutes les satisfactions qu'une opportunité est susceptible de procurer, je distingue de la sorte les satisfactions différées et les satisfactions concomitantes :
1) Les satisfactions différées :
Elles correspondent à des opportunités auxquelles manque l'acte final de la consommation et de la jouissance. Ces opportunités s'inscrivent dans le cours intermédiaire d'un enchaînement d'actions. Elles puisent leur justification dans l'anticipation que fait l'individu de ses besoins à venir. Le bêchage du jardin potager est une opportunité à satisfactions différées car il ne procure pour ainsi dire aucune satisfaction immédiate, sinon le plaisir de bêcher ! mais il laisse l'espoir de récolter et manger plus tard quelques beaux légumes.
2) Les satisfactions concomitantes ou immédiates :
Comme leur qualificatif l'indique, elles se révèlent lors de la mise en œuvre de l'opportunité. Dans un enchaînement d'actions, l'opportunité à satisfaction concomitante en constitue le terme. Elle est l'action ultime qui accompagne la consommation proprement dite. C'est par exemple l'acte de consommer les légumes du potager, pour lesquels il a fallu préalablement bêcher et cuisiner.
Les satisfactions concomitantes se retrouvent dans l'acte de boire ou de manger, dans le bonheur de lire,… Il y a des opportunités qui débouchent uniquement sur des satisfactions concomitantes : c'est le repos pour le temps de sommeil, la joie ou le rire pour le temps de loisir, le plaisir et l'émotion pour le temps de l'amour.
Comme rien n'est simple dans la réalité, une opportunité débouche le plus souvent sur des satisfactions de l'une et l'autre catégorie. Elle comporte tant des utilités concomitantes à sa mise en œuvre que des utilités différées : par exemple, le jardinage et le travail du bois procurent une utilité concomitante, lorsque du moins le jardinier ou l'ébéniste trouvent dans leur travail plaisir, amour de la matière et goût de la création ; ils entraînent aussi des utilités différées grâce aux légumes ou aux meubles qui pourront être consommés plus tard et procureront des satisfactions à ceux qui les mangeront ou les installeront dans leur maison.
Une opportunité, si elle est réduite à son contenu en utilités concomitantes, si elle n'est pas exploitée aussi pour ses utilités différées, risque de se révéler trop coûteuse en terme d'effort, relativement au niveau de satisfaction auquel elle permet d'accéder. Le plaisir qu'éprouvent le jardinier ou l'ébéniste ne compense généralement pas la suractivation momentanée ou l'effort qu'imposent le jardinage ou le travail du bois.
Une illustration est fournie par le chasseur de la Prairie. Celui-ci prend grand mal à pister le gibier et à s'entraîner à sa poursuite. Lorsqu'il arrive à tuer enfin un bison, s'il s'en tient là de son effort, il dispose de viande pour quelques jours, pour lui et pour sa famille. Ensuite, la bête se gâte et n'est plus consommable. L'enjeu vaut-il la peine de la chasse ? Sans doute pas. Pour une peine équivalente mais répartie sur une longue durée, le chasseur trouverait plus d'avantages à cueillir des fruits sauvages et des racines. Il trouverait ainsi, toute l'année, de quoi se nourrir.
Si maintenant, plutôt que de s'en tenir aux utilités concomitantes que constituent le travail de la chasse et la consommation de la viande fraîche, le chasseur fait l'effort supplémentaire de fumer toute la viande du bison, il dispose de quoi se nourrir jusqu'au retour de la prochaine saison de chasse. La viande fumée est assimilable à l'utilité différée de la chasse. Elle ne prend de valeur qu'à la condition d'un effort supplémentaire, mais elle rentabilise aussi la chasse. Elle permet au chasseur de se hisser à un niveau global de satisfaction plus élevé que ne l'y autoriserait la cueillette de fruits et de racines.
La figure suivante montre comment, d'une année à l'autre, le cumul des utilités concomitantes (le travail de la chasse et du fumage de la viande) et des utilités différées (la résorption de la faim grâce à la viande fumée) permettent au chasseur d'élever son niveau global de satisfaction. Lors de la première année, le chasseur s'astreint à ne pas consommer la viande fumée et s'en tient, disons, à la cueillette. Il endure des sur-satisfactions et un niveau global de satisfaction plutôt bas. Mais, dans les années suivantes, il renouvelle le travail de la chasse et du fumage de la viande. En parallèle, il a la satisfaction de se rassasier grâce à la viande fumée de l'année précédente.
graphique : le chasseur cumule utilités concomitantes et utilités différées
Comme le chasseur de la Prairie, chacun s'efforce d'élever son niveau global de satisfaction en tirant un maximum d'utilités de ses activités. L'entraînement quotidien du sportif, le travail d'écriture de l'intellectuel ou l'activisme de l'homme d'affaires élèvent dans la première période le niveau d'activité de certaines fonctions. Ils induisent des sur-satisfactions. Dans les périodes suivantes, le cumul des utilités différées et des utilités concomitantes relève le niveau de satisfaction dans son ensemble : l'effort cesse d'être ressenti comme une peine ou une sur-satisfaction lorsqu'il débouche enfin sur la gloire, la reconnaissance sociale ou la richesse ; il devient partie intégrante du compromis longévité/plénitude.
En conclusion :
- les utilités concomitantes contribuent à élever le niveau d'ambition du moment ; elles ne sont pas dissociables de la mise en œuvre de l'opportunité, de sa production/consommation,
- les utilités différées sont dissociables de la mise en œuvre de l'opportunité,
- un cumul judicieux des utilités différées, tirées des opportunités antérieures, et des utilités concomitantes, tirées des opportunités du moment, facilite le lissage de la grille des besoins et relève le niveau d'ambition.
Enfin, il importe d'observer que :
- les utilités différées sont dissociables de l'opportunité ; elles peuvent en conséquence profiter à d'autres personnes que le producteur : les opportunités qui recèlent des utilités différées sont transmissibles , à la différence des opportunités qui ne recèlent que des utilités concomitantes.
Le théâtre : satisfaction concomitante pour le spectateur, différée pour l'acteur
Une opportunité n'a pas la même signification selon le point de vue duquel on se place. Devant une pièce de théâtre ou une scène de rue, le spectateur jouit d'une opportunité à utilité concomitante, car il ne peut pas différer et encore moins transmettre son plaisir.
L'acteur, quant à lui, joue vraisemblablement avec plaisir et retire une satisfaction concomitante de sa prestation. Mais il génère également une utilité dite altruiste, par le plaisir qu'il procure au spectateur sans pouvoir le partager. Cette utilité lui vaut un salaire ou une obole qui lui permettront d'acquérir en retour des utilités différées.
NB: du point de vue de l'analyse économique, l'utilité altruiste est assimilable à une utilité différée car elle est tout autant transmissible.
Praticabilité des échanges économiques
Avec des ressources personnelles qui ne comblent qu'un éventail limité de besoins, chacun a intérêt à acquérir des opportunités à utilités différées pour élever son niveau d'ambition. Les utilités différées justifient donc le développement des échanges économiques.
Si toutes les actions et opportunités débouchaient comme le jeu ou le sommeil sur une satisfaction instantanée, il n'y aurait jamais motif à échanges et l'économie politique n'aurait pas lieu d'être ! Heureusement, il y a les utilités différées ou altruistes qui ouvrent la voie aux échanges économiques. Un individu livré à lui-même comble ses besoins dans la limite de ses ressources. S'il procède à des échanges économiques, c'est qu'il y voit la possibilité de parfaire le comblement de sa grille des besoins et de mieux lisser ses besoins. Il fait appel à autrui pour s'approvisionner en opportunités à utilités différées qu'il ne sait pas ou ne souhaite pas produire par ses seuls moyens ; en retour, il oriente sa propre activité vers ce qu'il fait au mieux et le propose à autrui. Ses fonctions se partagent en définitive entre :
- des activités qui ne génèrent que des utilités concomitantes,
- des opportunités autoconsommées, génératrices d'utilités concomitantes et d'utilités différées dont il se réserve l'usage,
- des opportunités génératrices d'utilités différées destinées à être échangées contre d'autres opportunités à utilités différées ; c'est à elles qu'est destiné le nom usuel de marchandises .
Parmi ces dernières, il en est dont il consomme les utilités concomitantes et qu'il cède à autrui pour les utilités différées : l'artiste savoure le temps qu'il consacre à la peinture et, en vendant ses tableaux, s'offre en sus le moyen de combler ses autres besoins !
C'est sur ce constat informel que sont nés à l'aube de l'humanité les échanges économiques . En diversifiant le choix des opportunités et en abaissant le coût en ressources individuelles nécessaires à leur production, ils ont permis d'élever le niveau d'ambition de chacun.
4 - Échanges économiques et division du travail
Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 16:41:34