Le blog de Joseph Savès
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Besoins et opportunités

Livre 2 : Besoins et opportunités

Chapitre 4 - Opportunités et marchandises


Définition des opportunités

Il peut y avoir plusieurs réponses différentes à un besoin ; ces réponses peuvent être faites d'une action ou d'un enchaînement d'actions ; elles peuvent combler un ou plusieurs besoins. J'appelle opportunité une réponse qui débouche sur la satisfaction de telle et telle fonctions et élève leur niveau d'activité. Une opportunité passe par la consommation d'énergie, de nutriments et de sensations.

Soit la définition générique suivante:

Opportunité: toute action ou tout enchaînement d'actions  par lequel l'individu croit pouvoir combler un ou plusieurs de ses besoins.

La théorie des besoins distingue soigneusement besoins et opportunités: les besoins tiennent à la nature de chacun. Quant aux opportunités, qui sont les moyens par lesquels sont comblés les besoins, leur nature et leur disponibilité sont fonction des ressources et de la situation du moment: il n'est pas possible à tout le monde de se régaler de Bourgogne comme il n'est pas possible à un quidam de combler son amour  pour une belle passante si celle-ci n'éprouve pour lui aucune inclination. Autrement dit, les besoins sont propres à chacun tandis que les opportunités par lesquelles ils sont comblés dépendent étroitement du milieu.

D'une manière générale, les opportunités sont composites. Elles incluent tout ce qui paraît indispensable au comblement d'un ou plusieurs besoins : une acquisition de ressources primaires ou d'artefacts, de ressources sensitives ou de services, un travail personnel (le traitement des ressources en question), la recherche de stimulus et une dépense de temps individuel (le temps nécessaire à la consommation des ressources). Toutes les opportunités incluent sans exception des ressources personnelles: c'est l'énergie d'origine physiologique, neurocérébrale ou sensitive, emmagasinée dans l'organisme et indispensable à la mise en œuvre de l'opportunité, c'est aussi l'information indispensable à la mise en œuvre de l'action. Ainsi, l'eau de la source, aussi abondante soit-elle, réclame pour le moins l'effort de se baisser et de joindre les mains pour la boire. S'il s'agit de se déplacer, l'opportunité "automobile" inclut l'artefact automobile proprement dit mais aussi l'essence, les frais d'assurance et d'entretien, la place de stationnement,… tous biens et services sans lesquels l'automobile est inopérante. Elle inclut aussi le temps du déplacement et l'effort personnel de conduite.

Il n'existe pas deux opportunités identiques

… mais des opportunités distinctes peuvent conduire au même niveau global de satisfaction.

Les fonctions se nourrissent de ressources dont on a vu que, par définition, elles ne peuvent jamais servir deux fois. Il en va de même des stimulus qui élèvent le niveau d'activité des fonctions. De la sorte, aucune des opportunités qui concourent à la satisfaction des fonctions n'est jamais exactement reproductible. Je ne mange pas deux fois le même pain et les informations que j'ai lues dans le journal, si je les lis une deuxième fois, ne renouvellent pas à l'identique ma satisfaction.

Quelles que soient les apparentes similitudes d'une opportunité à l'autre, des différences existent entre elles, faudrait-il pour les détecter remonter à une analyse moléculaire ou sensorielle. Seraient-elles même si ténues qu'elles tiendraient dans une protéine ou une synapse, ces différences ne sont pas à négliger si nous voulons conserver à l'analyse des besoins toute sa rigueur. Gardons à l'esprit que chaque opportunité est unique et doit être considérée comme telle.

Méfions-nous de la tentation simplificatrice à laquelle nous invite le développement des productions marchandes en grande série. Même les artefacts de notre société de grande consommation ne sont pas stricto sensu identiques. Les automobiles issues d'une même chaîne divergent par de multiples détails: qualité de la peinture ou de la sellerie, tolérances de frottement entre les pièces mécaniques à l'origine d'une usure plus ou moins rapide,… Deux canettes de bière posées côte à côte sur un comptoir sont différenciées à l'œil par un reflet de lumière ou une sensation de fraîcheur. Variations de teinte, de forme, de poids, de goût... sont autant de nuances qui, même infinitésimales, induisent une appréciation différente des objets considérés. Ce qui vaut pour des objets fabriqués en grande série vaut a fortiori pour des objets fabriqués à l'unité ou pour des services.

Donc, il n'existe pas deux opportunités au monde qui procurent les mêmes satisfactions et soient susceptibles d'agir de la même façon sur les fonctions de l'organisme. Désireux de combler un besoin et confronté à un éventail d'opportunités, un individu ne connaît pas d'alternative qui lui soit absolument indifférente… 

La figure ci-après montre comment, à partir d'une même situation effective, les besoins a, b, g, d sont comblés de deux façons différentes, qui conduisent l'une et l'autre au même niveau global de satisfaction. Ce niveau étant déterminé par le besoin le plus mal comblé. Dans l'exemple 1, il s'agit du besoin b, dans l'exemple 2, il s'agit du besoin d.

graphique: opportunités distinctes, même niveau global de satisfaction

Parmi toutes les combinaisons d'opportunités qui lui assurent le même niveau de satisfaction, le sujet préfère celle qui comble ses besoins avec un minimum de sur-satisfactions. Dans l'exemple figuré ci-dessus, il semblerait que ce soit le cas de l'opportunité 2.

Les marchandises: des opportunités accessibles par l'intermédiaire d'autrui

Anticipant sur le Livre 3 (Les échanges), je me permets d'introduire d'ores et déjà une distinction parmi les opportunité selon qu'elles sont ou non directement accessibles par l'individu désireux d'en jouir. Les marchandises - ou opportunités marchandes - désignent les opportunités dont l'acquisition passe par une convention ou un échange avec autrui…

Les marchandises sont en concurrence avec d'autres marchandises et avec des opportunités non-marchandes pour le comblement des mêmes besoins ; c'est la conséquence  ordinaire de ce qu'il n'y a pas de besoins qui dépende d'une ressource une et unique. Je peux, selon mes besoins les plus pressants, consacrer quelques heures à la promenade ou me payer une visite de musée, manger des mûres ou dépenser des sous dans l'achat d'un gâteau, peindre une aquarelle ou en acheter une aux Puces ; bref, je peux, dans la plupart des situations, trouver à mes besoins une réponse qui ne soit pas marchande aussi bien qu'une réponse qui le soit. La concurrence entre les opportunités marchandes et les autres se mesure à ce que Keynes appelle la propension à consommer et qui se ramène à la propension à acheter et consommer des marchandises plutôt que de s'en tenir à des opportunités non-marchandes. Dire d'un individu qu'il a une propension à consommer élevée signifie qu'il trouve davantage de satisfactions à combler ses besoins avec des marchandises plutôt qu'avec des alternatives non-marchandes.

Bien que les marchandises ne représentent qu'une petite partie des opportunités, c'est sur elles que se focalise l'attention des économistes. Pis que cela, les économistes réduisent usuellement les opportunités marchandes elles-mêmes à leur part de ressources environnementales, sous la forme d'un bien matériel ou d'une prestation de services. Or, les opportunités marchandes recèlent une part non marchande, sous la forme de ressources personnelles, qui n'intervient pas dans les échanges entre individus mais n'en est pas moins capitale. L'achat d'un livre est ainsi conditionné par le temps que l'acheteur potentiel est disposé à consacrer à sa lecture tout autant sinon plus que par sa disponibilité en librairie et son prix de vente.

Il est dommageable à mon sens d'ignorer la part non marchande d'une opportunité. Il l'est tout autant d'assimiler un besoin à une marchandise. Cet abus de langage, fondé sur une insuffisante analyse des comportements, a conduit les économistes à des contresens lourds de conséquences. J'en veux pour preuve l'axiome de non-saturation, l'un des piliers de l'économie classique, réputé fondamental par les micro-économistes.

Critique de l'axiome de non-saturation

La théorie des besoins, en enseignant que l'homme détermine ses choix de consommation en vue d'un comblement équilibré de ses besoins et non d'un accaparement maximal de biens, contredit formellement l'axiome classique dit de non-saturation et révèle ses insuffisances.

Cet axiome n'a jamais été soumis à la critique par la force de l'évidence. Il nous dit qu'entre deux paniers contenant les mêmes types de biens et dont l'un contiendrait des quantités plus grandes de chacun des biens, l'homme choisira toujours celui-là. Si nous ne trouvons à première vue rien à redire à cette façon savante de réécrire le dicton: « excès de biens ne nuit pas », c'est que nous sommes à notre insu pétris par une éthique sociale qui valorise l'accumulation de biens. Cette éthique n'a rien d'axiomatique ni d'universel. Son origine et la conception qu'elle sous-entend de la condition humaine sont peut-être dans la théologie protestante qui a sacralisé le travail lucratif: en agissant au mieux de ses aptitudes, chacun se conforme à la volonté de Dieu ; la richesse et l'accumulation de biens attestent de cette conformité. Max Weber a mis en lumière le caractère circonstanciel de cette éthique. Le sociologue souligne que, dans les milieux traditionnels éloignés du protestantisme, l'accumulation de biens n'est pas un objectif en soi: « L'homme ne désire pas "par nature" gagner de plus en plus d'argent, mais il désire, tout simplement, vivre selon son habitude et gagner autant d'argent qu'il lui en faut pour cela »[1].

Il vaut la peine d'examiner l'axiome de non-saturation de plus près: il parle de choix du consommateur mais ne précise pas si ce choix désigne une simple mise à disposition des biens, une possession en bonne et due forme ou une consommation effective, par la destruction des biens et leur transformation en vue d'une jouissance personnelle.

L'axiome de non-saturation pèche par la confusion entre les trois concepts:

1) Mise à disposition:

Il semble évident que tout un chacun préfère avoir à sa disposition  un maximum de toutes choses. Mais la mise à disposition d'un choix étendu et aisément accessible ne signifie pas de consommer tout ce qui est à sa portée. Je suis heureux que ma boulangerie offre chaque jour plusieurs dizaines de tourtes fraîches plutôt qu'une seule. Pareille abondance de biens aisément accessibles me rendrait service si d'aventure, j'avais à nourrir une myriade d'invités.

2) Possession:

Il est certain que je préfèrerais posséder trente-six résidences plutôt qu'une seule, à Paris, à la campagne, sur la Côte, à Venise, à la montagne, etc. Cette profusion serait susceptible de résoudre au mieux mes envies de dépaysement, quelles qu'elles soient,  à mesure qu'elles se présenteraient à moi. Mais il est tout-à-fait possible que je n'aie jamais le désir de fréquenter l'une ou l'autre de ces résidences. Possession ne rime pas avec jouissance (ou consommation). Le souci d'accaparer un maximum de richesses, quitte à ne pas en jouir, traduit deux réalités d'ordre différent:

2a) Il exprime en partie un besoin d'affirmation de soi. En étendant la sphère de ses possessions, un individu a le sentiment d'étendre aussi son Moi. L'avare Harpagon n'est pas seul dans ce cas. Nous sommes tous, à des degrés divers, victimes de ce sentiment  quelque peu illusoire et vain, ne serait-ce qu'à travers l'attachement à quelques bibelots de famille.

2b) Il rend plus accessibles certaines opportunités. J'achète une voiture pour l'avoir sous la main le jour où j'aurais besoin de me déplacer. Je fais une réserve de légumes, d'œufs et de laitages pour ne pas être en panne de nourriture pendant les jours à venir (précaution tout-à-fait sensée). Le souci légitime de thésaurisation ou de non-consommation immédiate peut, comme le besoin d'affirmation de soi, déboucher sur un comportement pathologique s'il est poussé à l'extrême. Certaines personnes stockent ainsi sucre et conserves en prévision de la prochaine guerre.

Au total, la possession ne satisfait directement d'autres besoins que le besoin d'affirmation de soi et le besoin d'assurance sur le futur. Elle rend les opportunités plus facilement accessibles ; l'objectif est tout-à-fait légitime au regard de la théorie des besoins, qui met en exergue le souci de tous les hommes de s'assurer un choix d'opportunités aussi étendu que possible afin de pouvoir combler la grille des besoins de la façon la plus efficace.

3) Consommation:

Il faut bien retenir que c'est la consommation effective d'une marchandise, non son appropriation, qui procure une satisfaction:  les Anciens ne parlaient-ils pas de la consommation du mariage pour distinguer la défloration de la simple déclaration d'intention ? Plus sérieusement, le besoin de se déplacer est satisfait lorsqu'on roule en voiture, pas lorsqu'on achète celle-ci ou qu'on la laisse au garage ; un livre satisfait normalement son acquéreur à la lecture, pas lorsqu'il figure dans la bibliothèque. La remarque s'applique à l'ensemble des marchandises et des biens matériels dont la jouissance est déconnectée de l'acquisition.

Conclusion:

L'axiome de non-saturation, dès lors qu'on l'applique à la consommation proprement dite et non à la possession ou à la mise à disposition, n'a plus rien d'axiomatique. Il est réfuté par l'observation ordinaire. L'utilisation des ressources personnelles, sensitives et environnementales trouve ses limites dans l'intérêt de chacun. Même si l'occasion lui en est offerte, nul n'est prêt à consommer plus qu'il n'en a besoin. Je ne suis pas moi-même prêt à manger toutes les gâteries dont ma boulangerie fait étalage. Cette perspective, si j'y étais contraint, me rendrait gravement malade plutôt qu'elle ne me comblerait d'aise. Ce n'est pas parce qu'une femme a la possibilité physique d'engendrer vingt enfants qu'elle se laisse guider dans cette voie ; son raisonnement lui fait valoir la nécessité d'un juste équilibre entre diverses aspirations, dont celle de la maternité. Ce n'est pas parce qu'un paysan de Madère dispose à profusion d'excellentes bananes qu'il limite son alimentation à celles-ci ; il cherche ailleurs, par le biais de l'échange, des nourritures qui apportent à son organisme les compléments de vitamines et minéraux dont il a besoin. Le corps ni l'esprit ne se satisfont d'une opportunité unique, même excellente, même surabondante.


[1]L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme , traduction française, Plon, 1964, page 61.

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Publié ou mis à jour le : 2018-03-23 12:57:32