Le blog de Joseph Savès
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Besoins et opportunités

Livre 2 : Besoins et opportunités

Chapitre 6 - Modes de consommation


Invention d'une opportunité

« La société ne donne rien à celui qui ne demande rien, j'entends avec constance et suite ; et cela n'est point mal, car les connaissances et aptitudes d'esprit ne sont pas le tout » (Alain, Propos sur le bonheur).

Il s'en faut de beaucoup qu'une entité quelconque se révèle une opportunité propre à combler un besoin. Comme le diamant ou l'or, toutes les ressources environnementales dépendent pour leur contenu en utilités des pratiques culturelles et sociales propres à chaque communauté. Une paire de sabots en bois n'a guère qu'une fonction décorative dans nos villes alors qu'elle comblait un besoin de confort dans les campagnes d'antan. Une moustiquaire se déliterait sur place dans le Sahara, personne n'en ayant l'usage, tandis qu'elle acquiert une utilité extrême en Amazonie. Les pierres du bord du chemin peuvent selon le niveau technique de la communauté ne servir que de remblai ou s'appliquer à la construction.

C'est en pensée, par un travail de leur intellect, que les hommes et les communautés humaines placent des utilités dans les choses qui les environnent. Sans cet effort d'invention, les richesses potentielles de la nature restent vides de sens, inutiles et sans valeur. L'histoire fourmille d'exemples de sociétés où des ressources naturelles, des techniques et des savoirs sont restés inexploités par méconnaissance de leur capacité à soulager la peine des hommes. De pareilles carences surprennent a posteriori. Elles n'en sont pas moins visibles, même aujourd'hui. Ainsi dans les communautés rurales d'Afrique où se côtoient des notables en automobile et des femmes lourdement chargées de bois ou du fruit de leur récolte. Ces communautés n'ont pas encore perçu l'intérêt que représente la roue pour le portage des charges - ne serait-ce que sous la forme d'une brouette - bien qu'elles aient quotidiennement sous les yeux l'application du principe à l'automobile !

C'est qu'avant de songer à un remède, il faut ressentir le désir de guérir. Une gêne quelle qu'elle soit perdure dans l'inconscient, sous une forme diffuse, aussi longtemps que l'homme ne la ressent pas comme faisant obstacle à son objectif de sur-vie. Il l'intériorise comme une part de son être et de son destin, comme un élément constitutif de sa situation effective. Dans les communautés africaines évoquées ci-dessus, les moyens d'alléger la peine du portage sont visibles de tous sans que nul se soucie de les mettre en pratique. Pourquoi ? — Sans doute parce que le portage est encore ressenti dans la mentalité populaire comme une fatalité attachée à la condition des femmes…

Pour qu'une gêne devienne insatisfaction, il faut que la personne prenne connaissance de la non-gêne ou la satisfaction associée, par son expérience personnelle, par la connaissance expérimentale et par l'exemple d'autrui. Il faut aussi qu'elle ait suffisamment de thymos pour vouloir accéder à un compromis plus ambitieux et se donner les moyens pour y arriver. C'est à ce moment que la personne peut inventer une réponse appropriée à son insatisfaction. La réponse dépend autant de ses qualités d'analyse que des ressources de son environnement.

Le nourrisson cherche, d'abord poussé par l'instinct, le sein de sa mère. Sait-il avant de l'avoir goûté ce qu'est le havre auquel aspirent ses lèvres ? S'il pouvait alors parler, il ferait part d'une gêne indéfinie au niveau de l'estomac et de la bouche (c'est la manifestation de l'instinct). C'est seulement après la première tétée qu'il identifie la gêne avec la faim et le besoin de succion. Son thymos le porte alors à agir consciemment dans le sens de la satiété. Selon une démarche comparable, l'adulte apprend de ses concitoyens les multiples façons de combattre des insatisfactions telles que l'ennui, la solitude ou l'inactivité. Une fois qu'il les a identifiées, il tâche de se donner les ressources adéquates pour en jouir.

Quand une opportunité est inventée en un endroit de l'écoumène, elle ouvre la perspective d'un compromis longévité/plénitude plus ambitieux,… chez les personnes au thymos le plus aigu et dans les sociétés où ces personnes ont le loisir de s'exprimer. De cette façon se diffusèrent les grandes inventions que furent la domestication des animaux, l'agriculture, l'usage de la roue, la métallurgie, l'écriture, la vapeur ou l'électronique.

Utilités et circonstances

« Un paysan qui souhaite une récolte abondante peut - selon le contenu de ses idées - choisir des méthodes diverses. Il peut accomplir certains rites magiques, partir en pèlerinage, offrir un cierge à l'image de son saint patron  ; ou il peut employer des engrais meilleurs et plus abondants. Mais quoi qu'il fasse, c'est toujours agir, c'est-à-dire employer certains moyens pour atteindre certaines fins. La magie est dans un sens large, une variété de technologie » (Ludwig Von Mises, L'action humaine).

En toute rigueur, le contenu utilitaire des ressources existantes peut être considéré comme formellement indépendant de l'appréciation de chacun. Une moustiquaire est utile à arrêter les insectes lorsqu'il y en a, c'est un fait que nul ne conteste. Elle est sans doute utile à bien d'autres choses que nous ignorons. Les pierres du bord du chemin sont utiles à remblayer, à construire et sans doute aussi à bien d'autres choses…

Ce qui nous intéresse n'est pas dans les utilités virtuelles que nous ignorons mais dans celles dont nous avons connaissance et que nous sommes à même d'exploiter si le besoin s'en fait sentir. C'est sur ces seules utilités que nous jugeons les opportunités. Deux grands facteurs déterminent l'appréciation que nous portons sur les opportunités: 1) notre situation personnelle et notre mode personnel d'analyse, 2) le milieu dans lequel nous baignons et les pressions sociales.

1) Utilités et individu:

À la recherche des réponses à une tension

L'individu soumis à une tension se met en quête d'une réponse même si, dans un premier temps, il ne sait pas précisément en quoi elle consistera. Il entre dans une phase de motivation ou d'analyse. Il se place en état de réceptivité à l'égard de toute opportunité qui surviendrait dans son champ, à moins que son expérience ne lui permette de la prédéfinir et de travailler à l'obtenir. C'est dans cette phase qu'il se montre réceptif, par exemple, aux publicités et aux informations qui répondent à sa tension.

L'Œuvre intégrale de Rousseau, anecdote

L'invention d'une opportunité, l'attribution à une chose a priori insignifiante de la faculté de résorber un besoin ne relèvent normalement que de notre libre-arbitre. Mais il va de soi que nous sommes guidés dans notre démarche inventive par les conventions sociales et les habitudes du milieu où nous avons été éduqués et où nous vivons.

Des besoins identiques peuvent, dans les faits, être résorbés par des opportunités très différentes d'un individu à l'autre. Comment cela se passe-t-il ? — Mû par des besoins de connaissance et de curiosité, sans idée précise, je dirige mes pas vers le quartier des libraires. En furetant parmi les rayons d'un magasin, je repère l'œuvre intégrale de Jean-Jacques Rousseau dans une belle édition reliée, sans l'avoir sciemment cherchée. Le désir me prend de posséder ces ouvrages, désir qui se concrétise après un court délai de réflexion sur le prix. Deux  conditions se conjuguent pour engendrer ce désir et créer une suggestion d'achat:

(1) l'œuvre complète de Rousseau est un bien disponible chez les libraires parmi une multitude d'autres biens,

(2) je suis sensible à la pensée de Jean-Jacques, désireux de m'en rapprocher et de mieux la comprendre ; ce trait, parmi d'autres plus ou moins avouables, me place en état d'insatisfaction quasi-permanente.

Faute de ces deux conditions, les livres me seraient restés parfaitement indifférents comme ceux de maints auteurs dont j'ai palpé sans la voir l'œuvre imprimée. Grâce à leur réunion, ce qui n'est dans l'absolu qu'un assemblage d'encre et de papier génère une opportunité propre à combler l'un de mes besoins. Il se produit une alchimie a priori  mystérieuse qui engendre une signification nouvelle. Le résultat de (1) + (2) apparaît :

(3) en acquérant ces livres, je construis un pont entre mon besoin de comprendre la pensée de Rousseau et les livres en rayon. Les livres acquièrent une signification à mes yeux en fonction d'un raisonnement tout-à-fait personnel qui me porte à penser: « Ces livres que voici, je décide qu'ils sont aptes à combler mon intérêt pour Rousseau et, par enchaînement, ma curiosité intellectuelle, ma sensibilité etc. » J'aurais pu me satisfaire de la lecture des ouvrages en bibliothèque, de l'achat d'un buste-souvenir ou de tout autre manifestation de piété envers le philosophe mais, pour diverses raisons qui n'appartiennent qu'à moi (lire l'œuvre à mon gré, me régaler du plaisir de la posséder), et aussi en raison des circonstances extérieures qui ont mis sous mes yeux une Œuvre intégrale… plutôt qu'un buste-souvenir, j'ai désiré acquérir les livres.

La démarche vaut pour tous les comblements de besoins : nous tâchons de déceler dans les choses qui nous entourent des utilités en relation avec nos besoins. De ces choses anonymes et insignifiantes, nous faisons par l'effet de notre imagination et de notre créativité les vecteurs matériels de nos désirs… Nous établissons de la sorte des ponts entre nous-mêmes, caractérisés par nos besoins, et notre cadre d'existence. Ces ponts sont ce que j'ai appelé plus haut des opportunités.

Opportunités de substitution ou de compensation

Faute d'accéder aux opportunités idoines de leur milieu, il arrive que des individus se rabattent sur des solutions de remplacement, au risque de plusieurs inconvénients.

Lorsque des personnes conscientes d'une insatisfaction se sentent inaptes à obtenir les opportunités usuelles que la société place sous leurs yeux, elles sont tentées de rechercher des succédanés plus à leur portée. Il n'y a pas de mal à cela si les succédanés sont conformes à leur attente. Mais il n'est pas exclu, loin de là, qu'ils manifestent des effets nocifs ou pernicieux. L'emploi d'opportunités inappropriées ou moins efficaces, soit en guise de compensation soit en guise de substitution, procède d'un dévoiement des facultés d'analyse:

1) Compensation:

Dans la compensation, la psychologie voit un comportement pathologique, une tentative par le patient de contourner un handicap. Ce serait ainsi le cas de la mère dominatrice et hypersensible. « Elle se croit tout particulièrement dévouée à son enfant, alors qu'elle éprouve en fait une hostilité profondément réprimée à son égard. Il ne s'agit pas d'un amour excessif, mais d'un effort de compensation pour son incapacité à l'aimer véritablement » (Erich Fromm, L'homme pour lui-même).

Placée dans un milieu qui valorise la maternité, la femme fonde le comblement de ses besoins d'affirmation de soi et de reconnaissance sociale sur l'éducation de ses enfants. Elle se juge elle-même à travers l'attention qu'elle leur porte. Le malaise vient de ce que cette attention comble davantage ses besoins d'affirmation de soi et de reconnaissance sociale que ses besoins - limités - d'amour et de maternage. Dans cet exemple, l'éducation des enfants remplace imparfaitement, voire pas du tout, les opportunités les mieux appropriées aux besoins d'estime de soi et de reconnaissance sociale: activité professionnelle valorisante, activité créative, etc. Erich Fromm résume joliment ce que je considère être l'essence de la compensation: « Les moyens sont totalement étrangers à la fin ; ils en ont usurpé le rôle, et le but allégué n'existe plus qu'en imagination  » (ibid). La vie offre d'autres exemples de compensation, plus inoffensifs: ainsi du tropisme qui porte des personnes limitées dans leurs aptitudes ou défavorisées par le sort à s'identifier à un modèle, qu'il s'agisse de groupies à l'égard de leur vedette favorite ou des étudiants à l'égard de tel maître prestigieux. À travers leur culte ou leur admiration, ces personnes ont l'impression de s'enrichir elles-mêmes des qualités qu'elles prêtent à leur idole. Elles se valorisent par procuration. La psychanalyse discerne aussi dans le rêve une fonction de compensation ultime (Carl Gustav Jung) car il offre l'illusion de combler les besoins qui ne peuvent l'être dans la réalité[1].

2) Substitution:

La substitution d'opportunités moins efficaces à des opportunités inaccessibles ne relève pas nécessairement de la pathologie. L'opinion commune cite le cas des personnes qui compensent un échec amoureux par une boulimie de chocolat:  ne comblant pas leurs besoins affectifs par la rencontre d'autrui, elle se rabattent sur le chocolat dont certains scientifiques prétendent qu'il produit sur le système hormonal des effets partiellement comparables à ceux de l'amour ! Est-ce à dire qu'il serait tout-à-fait substituable à l'amour ? — Certes pas. Il ne l'est que pour la production de certaines substances qui agissent sur le système sensitif et  procurent un sentiment d'apaisement ou de bien-être comparable à celui d'une relation amoureuse. Le chocolat, dans cette hypothèse, est un substitut très imparfait de la rencontre amoureuse.

La substitution ne paraît pas toujours aussi innocente. Elle débouche sur la pathologie lorsqu'elle met en œuvre des opportunités nocives comme l'alcool, le tabac, les narcotiques, les tranquillisants ou le jeu. Dénoncées à juste titre pour leurs effets sur l'organisme, ces opportunités sont ressenties à doses modérées comme bienfaisantes parce qu'elles sont euphorisantes (alcool), calment les nerfs (tabac) ou libèrent des tensions excessives (jeu). Elles répondent à des besoins très réels : angoisse, ennui, désir de sensations fortes, dépression,… Mais leur consommation a cela de particulier qu'elle modifie le système sensitif par lequel les besoins se manifestent à la conscience ; elle dérègle la grille des besoins ! Au lieu de se résorber à mesure que la consommation de ces opportunités augmente, les besoins gagnent en intensité et les fonctions correspondantes réclament encore davantage d'énergie, de nutriments ou de sensations au détriment des autres fonctions de l'organisme. Les consommateurs se rendent ainsi dépendants de ces opportunités réunies sous l'appellation de drogues.

Le recours à une drogue comme opportunité de substitution semble inévitable lorsque d'abord se présente une situation de détresse qui révèle le besoin, ensuite font défaut les opportunités usuelles propres à combler ce besoin. Un exemple hélas courant est offert par les personnes victimes d'un accident affectif (divorce, décès) ou d'un échec professionnel (licenciement). Ces personnes sont en grand danger de chercher l'oubli dans l'alcool ou dans une autre drogue si elles se sentent abandonnées à elles-mêmes et ne décèlent rien ni personne qui puisse les aider à surmonter leur désarroi.

2) Utilités et société:

Pressions de l'environnement

Chacun est porté à choisir les opportunités de son environnement, celles qu'il connaît le mieux, celles qu'il a expérimentées, celles qui lui ont été enseignées dans le cadre familial, social ou autre. Cette propension rétrécit la gamme des solutions et il n'est pas rare que le conformisme, les préjugés et la conjoncture conduisent l'individu à minorer son niveau d'ambition en occultant des opportunités pleines d'utilités mais méconnues ou réprouvées par son entourage… C'est comme cela que les paysannes d'Afrique continuent à porter les fardeaux sur leur tête et persistent à ignorer l'utilité d'une brouette. Le milieu a donc un rôle déterminant dans l'invention et le choix des opportunités propres à combler les besoins.

Jusqu'où peut aller le libre choix par les individus de leur mode d'épanouissement ? — Les comportements individuels ne sont jamais sans effet sur autrui. Les couples qui, pour des raisons intimes, refusent la maternité, compromettent l'avenir de la communauté et le bonheur futur des enfants du voisinage. Ceux-là grandiront dans un monde de vieux, en régression démographique, où il ne leur sera guère possible de trouver les ressources matérielles et affectives indispensables à leur épanouissement. Les enfants qui rejettent l'école et lui préfèrent le ruisseau compromettent aussi l'avenir de la communauté car ils menacent d'abaisser le niveau général de compétence.

Face à de tels comportements que légitime la liberté individuelle mais qui peuvent se révéler dramatiques s'ils s'étendent à un grand nombre, toutes les sociétés interviennent par des interdictions et des tabous, également par des orientations subreptices vers des valeurs alternatives. La maternité est par exemple dotée d'un statut social honorifique ; l'achèvement du parcours scolaire fait figure de rite de passage dans l'âge adulte.  Toutes les sociétés cultivent des anticorps depuis la nuit des temps. C'est ainsi qu'au fil des siècles et des millénaires se différencient les valeurs de l'une à l'autre.

Usages et opportunités

D'une culture l'autre, les besoins sont immuables ; seuls varient les modes de résorption et les opportunités que propose le corps social.

Pour l'apprentissage des réponses à ses besoins, nul n'échappe aux contraintes socio-culturelles du cadre où il vit. Comme l'écrit justement Paul Albou, « les conditions (notamment économiques) de cet apprentissage sont loin d'être identiques dans les différents milieux sociaux et culturels, de sorte qu'une même motivation n'entraîne pas nécessairement un même type de réponse » [2]. Chacun est en peine de sortir des conventions de son milieu et d'imaginer des solutions non-conformistes, parce que toute son éducation, depuis le plus jeune âge, a moulé ses  pensées et ses réactions en fonction de son cadre culturel, parce que le désir de réussir l'oriente vers les solutions dont il a reconnu l'efficience. C'est ce qui fait que d'une société à l'autre, une opportunité ne répond pas aux mêmes besoins et un même besoin reçoit des réponses différentes :

1) Une opportunité ne répond pas aux mêmes besoins d'une société à l'autre. Soit l'exemple de la maternité. La maternité est assimilable à une opportunité, elle est diversement pratiquée selon le cadre socioculturel : ici, une à deux maternités en moyenne par femme, là, six à huit. Ces différences résultent de facteurs socioculturels qui orientent les choix des individus dans la réponse à leurs besoins immanents. Chez les femmes des pays industrialisés, la maternité ne répond à rien de plus que le désir d'enfant ; celui-ci se trouve en général satisfait avec une, deux ou trois naissances. Dans d'autres régions du monde, notamment au Moyen-Orient, la maternité ne satisfait pas seulement le désir d'enfant mais aussi le besoin d'intégration sociale: les conventions empêchent que ce besoin d'intégration, commun à tous les individus, soit satisfait chez les femmes de ces régions par une activité professionnelle. Il l'est par la gestation d'une nombreuse descendance masculine qui confère à la mère l'estime de son entourage.

Encore un exemple avec le travail salarié : dans tel cadre socioculturel, beaucoup d'entreprises ne proposent rien de plus à leurs salariés que le comblement de leurs besoins matériels ; dans tel autre cadre, les entreprises se piquent non seulement de fournir à leurs salariés un revenu mais aussi de combler leurs besoins d'intégration sociale et d'affirmation de soi. Résultat : ici (en Europe), l'on réclame cinq ou six semaines de congés annuels afin de combler des besoins affectifs et ludiques. Là (au Japon), on renonce à ses droits à congé pour combler les mêmes besoins.

2) À chaque société correspond un moyen privilégié de combler un besoin, qui dépend du substrat culturel, historique, technique, etc. Le paysan de l'île de Madère, le bourgeois de Versailles et l'ouvrier de Pékin résolvent à leur manière leur besoin de déplacement. Autocar, limousine ou bicyclette. Le résultat débouche dans les trois cas sur une satisfaction correcte, accordée à l'environnement social et physique et à l'objectif de sur-vie de chacun.

Comme les besoins physiologiques, les besoins ludiques et affectifs reçoivent une grande diversité de réponses selon l'environnement socioculturel des individus. Un garçon n'a pas la même façon d'aborder une fille selon qu'il vit  sur les rives de la Méditerranée ou sur celles de la Baltique. Et néanmoins, il s'agit dans les deux cas de chercher la réponse la plus efficace à une pulsion identique. Aujourd'hui, dans les classes supérieures, la considération sociale passe impérativement par l'étalage d'un standing en rapport : villa avec piscine, voiture de luxe - allemande si possible -, abonnement au Rotary's Club et pratique du golf. Tous ces symboles s'achètent et se vendent librement sur le marché, ce qui permet à un industriel de côtoyer au Club un écrivain de renom. En d'autres temps, un notable de campagne, même pauvre, comblait  son besoin de considération sociale avec un titre de noblesse et les privilèges symboliques afférents: pigeonnier, droit de chasse, port de l'épée… et aucun trésor n'aurait remplacé ces privilèges que tant de bourgeois fortunés étaient avides de se procurer en échange de leur fille. 

Il n'y a pas toujours de rapport entre l'utilité affichée d'une marchandise et l'usage qui en est réellement fait. La marchandise peut combler d'autres besoins que celui auquel elle est est apparemment destinée. Beaucoup d'encyclopédies luxueuses en 36 volumes ornent des bibliothèques en faux-acajou sans être jamais lues par leurs propriétaires. À défaut du besoin de connaissance, elles comblent dans les sociétés occidentales un désir diffus d'élévation sociale et constituent pour le possesseur le signe de son embourgeoisement. Même chose avec les voitures de luxe qui représentent dans ces sociétés une solution assez peu rationnelle au besoin de transport mais servent utilement à la séduction, au désir de paraître et à toutes sortes de besoins affectifs ou ludiques.

Morale et conventions sociales

Dans un environnement que les hommes n'ont pas choisi, la morale et les conventions sociales leur offrent un guide vers la meilleure façon d'épanouir leurs aptitudes et d'atteindre à la sur-vie dans le respect d'autrui ; elles leur enseignent les usages et les normes de comportement sans lesquelles il n'est pas de communication ni d'échange serein. Mais il n'existe pas de morale universelle qui convienne à tous les individus, dans leur infinie diversité. La morale et les conventions sociales restent le produit d'une histoire faite d'aléas. Ainsi, la tolérance, la charité, les relations homme-femme,… n'ont pas le même sens selon que l'on vit en Scandinavie ou au Moyen-Orient.

Un homme moral, dans une société donnée, est un homme qui sait accorder son objectif de sur-vie aux contraintes de son milieu : l'ayant identifié, il tâche de le satisfaire dans le respect de ses concitoyens, en harmonie avec les conventions sociales.

Quand une personne n'arrive pas à combler ses besoins, elle est déphasée par rapport aux valeurs primordiales de son milieu. Ainsi d'une femme sensuelle dans une société puritaine ou d'une femme intelligente dans une société islamiste.

Si un grand nombre de personnes sont ainsi empêchées de s'épanouir dans leur environnement social, il s'ensuit des tensions génératrices de frustrations individuelles, un manque de communication, une perte d'énergie pour la collectivité dans son ensemble. Pour cette raison, les structures sociales méritent d'être appréciées d'après leur capacité à accepter et encourager le cheminement autonome du plus grand nombre vers l'amour de soi, l'épanouissement et la sur-vie.

À chaque société sa hiérarchie des valeurs

Tous les hommes partagent quoiqu'avec une intensité variable les mêmes besoins, tant physiologiques que ludiques ou affectifs : bien-être, bonheur affectif, générosité, prestige… Il n'y a pas de communauté humaine qui n'ait repris ces besoins à son compte en les sublimant comme autant de valeurs sociales. Le Sermon des Béatitudes ou la déclaration d'indépendance des Etats-Unis illustrent la transmutation des besoins individuels en valeurs sociales (« We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable rights that among these are life, liberty and the pursuit of happiness… »).

Mais la hiérarchie de ces valeurs immanentes varie infiniment d'une société à l'autre, plus que nous ne sommes capables de l'imaginer, abusés que nous sommes par les valeurs qui nous imprègnent volens nolens et que nous tendons à croire universelles et intemporelles.

Au début des années 80, Mohamed Heikal, le journaliste le plus célèbre d'Egypte, explique à l'hebdomadaire Newsweek que la question essentielle qui se pose selon lui à son pays est de savoir si celui-ci doit se considérer arabe ou strictement égyptien ! Ce point de vue sonne étrangement à l'oreille d'un Occidental pour qui rien ne saurait compter en Égypte que les drames de la malnutrition et du surpeuplement. Mais dans ce pays comme dans de nombreux autres, plus ou moins pauvres, l'économie est longtemps restée un instrument au service des idéaux politiques, culturels ou religieux. Le respect de la tradition et de ces idéaux est aussi cohérent et respectable que le choix contraire, même s'il paraît condamné à terme par l'avance des techniques occidentales et des idées et des formes d'organisation qui leur sont associées.

Ainsi, des sociétés qui auraient, de notre point de vue, des motifs pressants de privilégier l'économie, pour résorber les besoins matériels de leurs membres, n'en font rien et se rallient à des pratiques tout-à-fait différentes de celles de l'Occident. Comment pouvons-nous comprendre que des tribus néolithiques d'aujourd'hui, en Afrique ou en Amérique, refusent plus ou moins consciemment d'entrer dans le système occidental fondé sur le travail et l'enrichissement matériel ? Comment ne nous scandaliserions-nous pas devant des communautés qui aspirent avec obstination à une trop nombreuse progéniture et rendent caducs nos efforts en vue de les introduire dans la civilisation Cadillac/Coca-Cola/contraception ?

Ces sociétés, analogues à la société antique, voire aux communautés du Paléolithique, tournées vers le passé et la tradition, ne se soucient pas de changer leur cadre de vie. Elle préfèrent consommer leur production au jour le jour, sans plus d'épargne ni d'investissement qu'il n'est nécessaire au renouvellement de leurs biens usés. Elles sont, comme les autres, sensibles à l'idée de la mort et du temps interrompu, mais elles cherchent l'apaisement dans le loisir et dans la soumission à l'ordre immuable de la nature plutôt que dans l'exaltation des vertus prométhéennes. 

Même le comblement des besoins alimentaires les plus pressants n'est pas une priorité universelle. Tels groupes humains, au Nord du Cameroun, acceptent des restrictions alimentaires périodiques pour thésauriser ; « … se nourrir ne figure pas réellement au rang de leurs préoccupations. Ils préfèrent - dans des limites supportables - avoir faim durant la saison sèche plutôt que d'utiliser leur argent à acheter de la nourriture et compromettre ainsi une stratégie maritale qui exige des sommes très élevées pour pouvoir payer la dot d'une épouse (dix ans de revenus réguliers en moyenne) », explique Sylvie Brunel, géographe et économiste[3]. Ces observations doivent nous convaincre de remettre les biens marchands à leur juste place parmi toutes les sources de satisfactions individuelles [4].

Modèles dominants et Histoire

Sauf à prétendre, selon un point de vue ultra-raciste, que les différences de comportements d'une société à l'autre tirent leurs origines des particularités génétiques des hommes qui composent chaque société (les Allemands sont sérieux et travailleurs, les Japonais intelligents, les Italiens esthètes et débrouillards, les Français superficiels), il faut chercher l'explication de ces différences dans les structures politiques, familiales, religieuses, linguistiques... issues du passé, modelées par le cadre physique, également par l'Histoire (migrations de population amenant avec elles des traditions exogènes, péripéties religieuses et idéologiques,…). C'est elles qui privilégient chez tel peuple les individus les plus aptes au travail, chez tel autre les individus les plus imaginatifs ; c'est elles qui encouragent chez les individus désireux de s'affirmer, ici l'aptitude au travail besogneux, là l'aptitude à la créativité.

Une école de pensée très ancienne, illustrée par Montesquieu, Taine et Renan, enseigne que les hommes sont ce qu'a fait d'eux le cadre naturel de leur existence. Froids et actifs dans les régions à climat rude, chaleureux et nonchalants dans les régions méditerranéennes… La théorie des climats n'a plus guère de défenseur. Elle fait fi de l'arrière-plan historique et social et méconnaît les acquis les plus récents de la génétique. Cette théorie mérite toutefois quelque indulgence car ses prémisses  conservent un fond de vérité même si, faute de s'appuyer sur une base scientifique solide, elles débouchent sur des excès et des naïvetés.

Il est vrai en effet que les hommes en accord avec leur cadre social trouvent mieux à s'épanouir que les autres et ils renforcent de ce fait, au fil du temps, les mœurs et les valeurs sociales dominantes (valorisation du travail, de la charité, de la culture etc.). De la sorte se consolident les atavismes nationaux. Mais ceux-ci ne sont pas figés. Des événements inopinés, des mutations brusques et l'action hétérodoxe de quelques groupes ou individus contribuent à les infléchir de façon plus ou moins marginale de sorte que les mœurs et les valeurs dominantes évoluent lentement, à la vitesse où vivent, se développent et meurent les civilisations. Ce n'est pas l'objet du présent ouvrage de définir avec précision les structures ou les superstructures sociales. Il suffit d'en reconnaître l'existence et l'obligation pour les individus de les prendre en considération dans le choix des réponses à leurs besoins.

Modèles dominants et aspirations individuelles

Parmi les individus, il en est qui trouvent dans les opportunités les plus accessibles de leur société native de quoi exploiter et développer au mieux leurs penchants personnels. Ceux-là sont en mesure de viser un compromis longévité/plénitude ambitieux. D'autres, faute de pouvoir combler au mieux leurs besoins avec les solutions que préconise leur environnement social, se résignent au conformisme dans la médiocrité avec un faible niveau d'ambition. Tant pis si leur objectif de sur-vie ne correspond pas aux valeurs dominantes. Un homme pétri de douceur peut difficilement s'accepter et s'aimer s'il vit dans une société qui exalte la violence ; une femme intelligente peut difficilement s'aimer et s'épanouir dans une société qui méprise son sexe…

Pour nous en tenir à l'Europe occidentale, cette fraction de l'humanité a successivement placé au premier plan l'idéal chevaleresque, l'idéal religieux, l'idéal du gentilhomme et celui de la culture et du goût, enfin l'idéal de la réussite en affaires. La France de Louis IX prône comme vecteur à l'affirmation de soi la protection chevaleresque de la veuve et de l'orphelin ; celle de Mitterrand suggère la réussite médiatique et financière. Celui qui aspire prioritairement à être reconnu et honoré ainsi qu'à vivre dans le plaisir observe, dans la société qui est la sienne, quelle est l'action qui se prête le mieux à cet objectif: s'entraîner à la pratique des armes et entrer dans la chevalerie s'il vit dans celle de Louis IX ; faire une école de gestion et entrer dans les affaires s'il vit dans la France de Mitterrand. Tant pis pour le candidat-chevalier s'il manque de force musculaire, tant pis pour le candidat-affairiste s'il manque de boniment: l'un et l'autre échoueront dans leur société tandis qu'ils auraient pu dans une autre société, selon d'autres critères de réussite, combler leurs besoins supérieurs et élever leur niveau d'ambition.

La Florence de Laurent le Magnifique a connu une densité exceptionnelle de génies universels, en particulier dans le domaine des arts plastiques (Brunelleschi, Michel-Ange, Raphaèl, Léonard de Vinci, Botticelli,…). Tous ces talents ont surgi d'une population de quelques centaines de milliers d'habitants.  Même l'Allemagne du XVIIIe siècle avec ses compositeurs, même le Paris du XIXe avec son école de peinture ne peuvent rivaliser en nombre et en puissance avec un pareil miracle. Est-ce à dire que les Florentins du Quattrocento avaient une supériorité génétique particulière sur le reste de l'humanité ? — Certainement pas. S'il en allait ainsi, comment nous expliquerions-nous la relative médiocrité artistique de leurs ancêtres et de leurs descendants ? Pourquoi cette supériorité n'aurait-elle pas perduré au cours des siècles ?

Je crois plus simplement que la structure de la cité florentine favorisait au maximum l'épanouissement de certaines valeurs artistiques, pour des raisons qu'il appartiendrait aux historiens d'élucider. Ceux des Florentins qui possédaient au fond d'eux-mêmes quelques prédispositions pour ces valeurs pouvaient les extérioriser au mieux. Leur environnement leur permettait d'atteindre l'horizon le plus éloigné, le lieu où ils pouvaient développer sans réserve leurs dons naturels et atteindre leur compromis le plus ambitieux.

Les Révolutions française ou russe, comme les guerres et les grandes tragédies, ont aussi permis à de nombreux individus de s'élever en pouvoir et en notoriété bien au-dessus de ce que leur aurait permis un environnement paisible. En découvrant des opportunités qui comblaient des besoins de plénitude jusque-là insoupçonnés, ces individus ont accédé à des satisfactions violentes, paroxistiques, quoique souvent éphémères. Napoléon, s'il était né un siècle avant la Révolution française, aurait vivoté au mieux en notable de village, usant son temps à des tâches de routine, ne recevant de son environnement aucun indice qui l'encourage à se surpasser, atrophiant sans le savoir ses dons intellectuels. Aurait-il été aussi épanoui dans ces conditions-là qu'il le fût dans les faits ? — Non, et son compromis longévité/plénitude se serait tenu à une ambition très inférieure (il n'est pas sûr que l'humanité eût, elle, perdu dans l'affaire !)… mais il n'aurait pas eu pour autant motif à désespérer, ne connaissant pas l'écart entre son potentiel de plénitude et sa situation effective. Même alternative pour Einstein, s'il était né dans une famille zaïroise, ou pour toute autre gloire universelle !


[1] L'idée fausse de compensation est à l'origine de bien des illusions chez nos économistes et nos hommes de gouvernement. Parmi les dernières en date, en France, le principe d'un supplément de salaire pour les enseignants qualifiés qui accepteraient une affectation dans les banlieues miséreuses des grandes villes. L'argent est supposé compenser les réticences à enseigner dans de tels quartiers. En vertu du même principe, le gouvernement surpaie les coopérants civils qui exercent leurs talents outre-mer ou dans les protectorats africains. Ceux-là, selon la formule méprisante des gens du cru, viennent pour "faire du CFA". L'efficacité est rarement au rendez-vous. Conformément à la théorie des besoins, les postulants se recrutent en premier lieu parmi les personnes qui ont le plus grand désir d'argent, laquelle caractéristique n'a rien à voir avec les aptitudes professionnelles ou la capacité de dévouement.
[2] Albou P., Besoins et motivations économiques , PUF, Paris, 1976, page 169.
[3] Brunel S., Une tragédie banalisée, la faim dans le monde , Hachette, Paris, 1991, page 81.
[4] Le sociologue Henri de Man a entrevu la dépendance de la pensée envers le milieu social. À l'avènement de l'ère dite capitaliste, explique-t-il, « l'idéal catholique du contentement de peu de l'ascétisme, déjà vigoureusement battu en brèche par le calvinisme des villes commerçantes, devint une exception pathologique ». Et l'auteur de renchérir  : « Ainsi, le capitalisme signifie moins la domination de la classe capitaliste que la domination de la mentalité capitaliste » (Au-delà du marxisme , nouvelle édition, Seuil, Paris, 1974, page 72 et page 201). À l'égal de toutes les autres, notre société élabore ainsi sa propre hiérarchie de valeurs. Elle privilégie un choix de vie et tend de ce fait à marginaliser les choix différents… et les individus qui font ces choix.

Publié ou mis à jour le : 2018-02-16 00:22:25