Le blog de Joseph Savès
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Besoins et opportunités

Livre 2 : Besoins et opportunités

Chapitre 7 - Figuration des utilités sur la grille des besoins


Comment une opportunité comble un besoin

La grille des besoins illustre la relation entre les opportunités et les besoins de l'individu à un moment donné. Elle ne constitue pas un concept que les gens formalisent dans leur vie quotidienne… mais, grâce à elle, il devient plus facile d'analyser les comportements de chacun vis-à-vis de ses besoins.

La démarche ci-après est destinée à représenter le remplissage de la grille des besoins à un moment donné (il s'agit de théorie, toute forme d'expérimentation étant impensable du fait tant de l'infinité des besoins que de leur méconnaissance précise)  :

Sur la grille des besoins, chaque horizontale correspond à un niveau global de satisfaction. Chaque besoin est figuré sous la forme d'une colonne de section variable. La surface de la section entre deux horizontales est assimilée à la quantité d'énergie requise pour passer d'un niveau d'activité à l'autre. Tous les besoins de la grille sont étalonnés de la sorte et il devient possible de représenter l'incidence d'une opportunité quelconque sur la grille des besoins en considérant les besoins que l'individu comble avec ladite opportunité. C'est ce que montre la figure suivante, où une opportunité O recèle des utilités qui  comblent deux besoins x et y.

La figure est établie en deux temps :

1) Étalonnage de l'opportunité O :

Le schéma de gauche présente le contenu en utilités d'une fraction de l'opportunité O. Chacun des deux rectangles x et y a une surface proportionnelle à l'utilité correspondante d'une fraction de O. Chaque surface est mesurée dans la même unité de référence que le besoin correspondant, sur la grille des besoins.

2) Report de l'opportunité O sur la grille :

En reportant l'opportunité 0 sur la grille des besoins (schéma de droite), on voit dans cet exemple-ci qu'il suffit de deux fractions élémentaires ou de deux unités de 0 pour élever le niveau d'activité des fonctions x et y jusqu'au niveau d'ambition et pour résorber les besoins correspondants.

graphique : opportunité et grille des besoins

Cette représentation établit une relation entre la grille des besoins, propre à l'individu, et les opportunités issues de l'environnement, avec, comme nous le verrons plus loin, des implications fécondes pour l'analyse économique.

Remarques sur la loi de satiété

La théorie des besoins explicite la loi de satiété : elle montre que l'appétence d'un bien diminue à mesure que sont comblés les besoins que satisfait ce bien… Cette loi contredit les conclusions de certains économistes sur l'utilité marginale décroissante du revenu.

La loi de satiété élaborée par les micro-économistes s'éclaire d'un jour nouveau avec la théorie des besoins. Elle enseigne qu'un sujet, à mesure qu'il consomme une quantité plus grande d'un bien, éprouve une envie décroissante de ce bien. La consommation, lorsqu'elle se prolonge de trop, génère malaise, gêne, fatigue ou ennui quand, auparavant, elle ne procurait que plaisir. La satiété est ainsi représentée comme l'ensemble des sensations qui donnent conscience d'une quasi-satisfaction ou d'un début de sur-satisfaction.

La loi de satiété du consommateur pèche sur un point fondamental : elle suppose que le point de saturation d'un bien est préétabli et indépendant de la situation du consommateur. En vérité, le point de "saturation" ou de "satiété" dépend des possibilités qui sont offertes au consommateur d'élever plus ou moins son niveau d'ambition. Reprenons l'exemple classique des litres de blé de Carl Menger : un sujet qui dispose de trois litres de blé ou davantage peut faire du pain avec le premier, nourrir ses animaux avec le second et fabriquer de l'alcool avec le troisième… Encore faut-il, pour qu'il se résolve à fabriquer de l'alcool, qu'il ait des amis ou un motif de contentement qui lui donne envie de faire la fête. À défaut, s'il est esseulé et morose, dégoûté de l'alcool et du reste, le sujet laisse le troisième litre de blé de côté car il n'en a aucune utilité. Le point de saturation du blé est donc différent selon le niveau d'ambition du sujet.

La théorie des besoins offre sa propre interprétation du phénomène de satiété et remédie à cette imperfection : elle montre comment les besoins comblés par la consommation diminuent d'intensité à mesure qu'ils sont résorbés et se rapprochent tour à tour du niveau d'ambition.

Illustration : un buveur même invétéré ressent moins de satisfaction à boire la ne chope de bière que la première. C'est que la bière, comme tout autre bien usuel, comble de multiples besoins. Disons pour simplifier qu'elle pourvoit à la soif, au besoin de se rencontrer au bar des Amis et au désir d'oublier les soucis personnels. À mesure que le buveur additionne les chopes, il résorbe l'un après l'autre ces besoins.

Sur la grille des besoins ci-après, la consommation de bière s'inscrit à cheval sur les trois besoins considérés. Les deux premières chopes amènent les besoins de soif et de convivialité à satiété mais laissent insatisfaite la recherche du plaisir. Une troisième chope comble la recherche du plaisir jusqu'au niveau d'ambition requis mais elle entraîne aussi une sur-satisfaction des deux autres besoins. Le buveur endure la sur-satisfaction et les malaises qui l'accompagnent (envie d'uriner, tête lourde, perte de sens, amorce de brouille avec la compagnie,…) pour aller jusqu'au bout de son plaisir. Ce comportement, chacun d'entre nous a eu l'occasion de l'observer sinon sur lui-même du moins chez autrui !

NB : d'une chope à la suivante, l'utilité relative à un même besoin est constante ; elle est représentée sur la figure ci-après par une surface également constante.

graphique : trois chopes de bière et la grille des besoins

Tirant les conséquences de la critique de la loi de satiété, j'en arrive à contester le postulat de Daniel Bernoulli et de ses élèves selon lequel l'utilité marginale est une fonction décroissante du revenu. Selon eux, plus l'on est riche, moins l'on trouve d'utilité à gagner un supplément d'argent !

Evidence ? — Récapitulons. La théorie des besoins établit que, dans une situation donnée, un individu prête de moins en moins d'utilités à chaque fraction supplémentaire d'un bien qu'il est amené à consommer, simplement parce que les différents besoins auxquels pourvoit le bien en question sont comblés l'un après l'autre. C'est ce qui ressort de l'exemple ci-dessus des chopes de bière. Dans ces conditions, l'intérêt que prêtent telle et telle personne à un même bien dépend de leur grille des besoins respective et des utilités qu'elles requièrent pour élever leur niveau d'ambition.

La même conclusion s'applique à une fraction de revenu. L'argent donne accès par définition aux marchandises et à l'ensemble des utilités que recèlent celles-ci ; il se ramène in fine à une combinaison de marchandises. Or, ce que j'ai dit de tel bien s'applique à un bien qui serait une combinaison de marchandises. Donc, rien ne permet d'affirmer que l'argent a relativement plus d'intérêt pour un pauvre que pour un riche. Tout dépend des utilités qu'ils requièrent pour élever leur niveau d'ambition : s'agit-il d'utilités exclusivement contenues dans des marchandises ou d'utilités contenues dans des opportunités non-marchandes (affection, connaissance etc.) ?

Permettez-moi, quitte à forcer le trait, de montrer comment l'utilité marginale du revenu évolue différemment selon les situations. Dans une société où les solidarités familiales et villageoises sont très fortes, les pauvres n'emploient guère d'argent pour combler leurs besoins vitaux. Ils y arrivent par des échanges informels de gré à gré. L'argent ne leur est utile à rien d'autre qu'à l'achat de quelques colifichets au camelot de passage. C'est tout le contraire dans une métropole où l'absence d'argent livre les individus au bon vouloir des institutions charitables et anéantit leur dignité. Là, l'argent est indispensable aux besoins vitaux comme aux autres…

De la même façon, dans des sociétés qui font de la vertu, de la sagesse ou du courage physique l'étalon de la réussite, un supplément d'argent offre aux élites moins d'intérêt que, par exemple, le privilège de travailler aux côtés de personnes aux qualités d'esprit et de cœur reconnues. A contrario, dans une société qui fait de la richesse l'étalon de la puissance et de l'estime, les gens ambitieux et dotés d'un très fort thymos n'ont pas d'autre moyens de se réaliser que de s'enrichir à tout va et, pour eux, tout supplément de revenu se révèle d'une extrême importance.

Remarque sur le principe d'indifférence

En montrant que nul ne consomme d'un bien s'il n'y est pas porté par un besoin, la théorie des besoins réprouve le principe d'indifférence.

Le vieux principe d'indifférence sur lequel se fonde la théorie néo-classique du consommateur enseigne qu'un individu peut indifféremment choisir entre deux unités de consommation différentes, à la seule condition qu'elles aient même utilité marginale[1]. En d'autres termes, le principe postule que, disposant de deux opportunités distinctes, un consommateur saurait reconnaître une multitude de proportions lui assurant les unes et les autres la même satisfaction finale. Par exemple, il lui serait indifférent  de consommer 3 l de vin + 1 l de lait, 2 l de vin + 1,25 l de lait ou encore 1,75 l de vin et 1,5 l de lait. Sur quelle base concrète s'appuie cette assertion ? Mystère. Le principe selon lequel des combinaisons différentes peuvent procurer une même satisfaction n'a jamais été démontré mais a été admis sur la foi du bon sens par la confrérie des économistes[2].

Or, la théorie des besoins montre qu'un consommateur requiert à chaque moment des utilités bien déterminées qui correspondent aux divergences entre sa situation effective et son niveau d'ambition. Il ne consomme d'un bien qu'autant qu'il lui permet d'élever sa satisfaction globale. Il n'y trouve plus de goût lorsqu'il ne lui procure plus que des sursatisfactions : soit b l'ensemble des besoins auxquels pourvoit le bien considéré, et C(b) l'ensemble des autres besoins ; la consommation de ce bien élève la satisfaction globale de l'individu aussi longtemps que le niveau de satisfaction des besoins b est inférieur au niveau de satisfaction des besoins C(b). 

Ainsi, dans un panier contenant des opportunités de deux sortes, le sujet voit au moins une combinaison idoine. C'est une combinaison telle que tous les besoins auxquels elle pourvoit soient comblés au moins autant que le plus mal comblé de tous les autres besoins…

Se peut-il que deux combinaisons mènent au même niveau de satisfaction ? —  Comme chaque opportunité du panier se caractérise par des utilités spécifiques, le passage d'une combinaison à une autre, en ajoutant un peu d'une opportunité et/ou en enlevant un peu de l'autre, modifie le comblement des besoins correspondants ; il est donc exclu que les deux combinaisons comblent à l'identique la grille des besoins… Il me paraît correct, en conséquence, de soutenir qu'il n'existe pas de manière générale deux combinaisons qui assurent le même niveau global de satisfaction. Le principe d'indifférence entre ainsi en contradiction avec la théorie des besoins, et avec lui une grande partie de la micro-économie actuelle.


[1] L'utilité prise dans ce sens n'a pas la signification entrevue plus haut  : elle se rapporte à une appréciation globale  de la marchandise et non à une appréciation de la marchandise relativement à un besoin déterminé.

 

 

[2] Voir Jevons W.S., Théorie de l'économie politique , traduction française, Paris, 1909.

 

 

 

 


Publié ou mis à jour le : 2018-03-23 12:57:17