Le blog de Joseph Savès
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Une théorie des besoins

Livre 1 : une théorie des besoins

Chapitre 4 - Besoins


Au commencement de la science économique sont les besoins…

Une définition des besoins

«… l'être humain possède, inscrits dans sa nature, non seulement des besoins physiologiques, mais encore de véritables besoins psychologiques. On peut les considérer comme des déficiences qui demandent à être comblées par l'environnement, afin d'éviter la maladie et le sentiment de malaise» (Abraham Maslow, Vers une psychologie de l'Etre).

J'ai décrit l'état d'un individu à travers ses fonctions élémentaires (par exemple la fabrication de protéines au niveau cellulaire) -ou ses fonctions complexes (respirer, penser, etc)-. Chaque fonction se caractérise par son niveau d'activité effectif et par le niveau d'activité vers lequel la porte le compromis longévité/plénitude. Le passage d'un niveau à l'autre entraîne un changement dans la quantité d'énergie dissipée.

De ce préalable, je tire la définition fondamentale du besoin[1]:

Le besoin est ce qui manque à une fonction pour que l'individu réalise son compromis longévité/plénitude. C'est la quantité d'énergie complémentaire que doit dissiper la fonction pour passer de son état effectif à l'état plus ambitieux qui correspond au compromis longévité/plénitude. Le besoin est assimilable à la carence en énergie d'une fonction.

À la lumière de cette analyse, l'expression populaire avoir un besoin acquiert un sens précis. Elle signifie :

- que l'individu concerné ressent une divergence entre le niveau d'activité d'une fonction et le niveau qui devrait être le sien pour s'accorder à son compromis longévité/plénitude,

- qu'il considère comme nécessaire la résorption ou le comblement de cette divergence; l'individu, dans ce cas, fait en sorte d'amener la fonction considérée au niveau d'activité qui doit être le sien; c'est ce qui s'appelle combler le besoin.

Comme les fonctions, les besoins sont en nombre infini, donc jamais susceptibles d'être tous comblés. Ils font partie intégrante et exclusive de l'individu; ils sont insensibles aux fluctuations de l'environnement et n'ont rien à voir avec lui.

Parmi les besoins, il en est qui se rapportent aux fonctions somatiques, lieu de la longévité, d'autres à des fonctions de nature sensitive, intellectuelle ou affective, lieu privilégié de la plénitude. Rien n'interdit a priori que certains participent à la fois de la longévité et de la plénitude.

Je m'autorise à répertorier les besoins (et les fonctions associées) d'après leur position par rapport aux deux pôles de la sur-vie; la longévité et la plénitude. Comme toute classification, celle qui suit est quelque peu arbitraire… Elle a néanmoins l'avantage de rapprocher la notion de besoin de la réalité:

              1) Les besoins de la longévité (besoins somatiques ou physiologiques) :

Ils se confondent avec les fonctions somatiques (nourriture, santé, repos,…), celles qui assurent le bon fonctionnement du corps et concourent à l'homéostasie. Ils se manifestent par une excitation du système nerveux lorsque survient un déséquilibre du métabolisme. Les troubles relatifs au non-comblement de ces besoins relèvent de la médecine traditionnelle.

              2) Les besoins de la plénitude :

Les besoins caractéristiques de la plénitude échappent à toute explication par les manifestations physiologiques et le métabolisme. C'est par exemple la rage d'écrire ou de créer, l'attirance vers une personne déterminée, l'envie de se défoncer ou ce que l'on appelle dans le langage commun, la recherche de sensations fortes! C'est aussi le désir d'enfant, la luxure, la volonté de puissance, la créativité, la spiritualité, le besoin de sécurité… Autant de besoins induits par des fonctions mystérieuses, dont l'existence ne fait pas problème mais dont nous sommes en peine de déceler l'origine et la justification. Psychologues et psychanalystes se sont fait une spécialité de l'étude de ces besoins, qu'ils appellent aussi pulsions ou motivations, et des troubles psychiques qui s'y rattachent.

Au vu de leur mode de comblement, les besoins de la plénitude peuvent se subdiviser :

              2a) Les besoins ludiques :

Les Latins confondaient dans un même mot, ludus, le jeu et l'étude. Dans leur esprit, ces actions relevaient d'un même souci d'épanouissement personnel du corps et de l'esprit. À leur suite, je baptise ludiques l'ensemble des besoins associés à ces actions. Ils correspondent aux composantes de la plénitude qui ne sollicitent pas les autres individus (jeux, activité personnelle, recherche de la connaissance,…). Les besoins ludiques répondent à la nécessité de maintenir en activité les rouages physiques et cérébraux de l'organisme. De là le désir universel de se dépenser dans des jeux, dans des compétitions ou dans des exercices intellectuels, même au prix de souffrances momentanées et sans qu'il y ait une quelconque pression de l'environnement.

              2b) Les besoins affectifs :

Ils correspondent aux composantes de la plénitude qui sollicitent les autres individus et font appel à la sociabilité (tendresse, religiosité, charité, affirmation de soi, sécurité,…). Les besoins affectifs répondent au désir de chacun d'affirmer son existence au regard d'autrui et de dépasser par là même le stade végétatif[2].

Autant il est aisé de s'accorder sur l'existence des besoins somatiques parce que leur manifestation passe par des détecteurs physiologiques bien identifiés (appétit, soif, sommeil, douleur, etc.), autant cela est délicat avec les besoins relevant de la plénitude parce que fait défaut la connaissance expérimentale des capteurs par lesquels ces besoins se manifestent. Sur l'origine des besoins ludiques et affectifs, deux hypothèses sont recevables:

              1ère hypothèse :

Tous les besoins possibles et imaginables se ramènent à des fonctions corporelles ou physiologiques. Ainsi, même derrière les préoccupations relatives à la plénitude, l'individu ne cache rien de plus que le souci de son équilibre physiologique. Par exemple, l'amour sert à la sécrétion de telles et telles hormones, le jeu correspond au besoin d'évacuer un excédent d'énergie,…

Certains se risquent à soutenir cette première hypothèse en se prévalant des travaux de Konrad Lorenz sur le comportement des animaux. Elle serait plausible si l'homme négligeait en toutes choses la quête de la plénitude au seul profit de la longévité physique, comme il semble que ce soit le cas chez les animaux. Mais ce n'est pas précisément le cas et, dans maints choix personnels, la longévité est sacrifiée à des actions qui lui sont de toute évidence étrangères.

Selon une interprétation plus nuancée, les besoins affectifs et ludiques sont indépendants des besoins strictement physiologiques, mais ils relèvent d'une transmutation de certaines nécessités physiologiques occasionnées par la vie en société et ils ont fini par acquérir une finalité autonome et distincte de la longévité (la plénitude). La transmutation des besoins somatiques en besoins ludiques ou affectifs s'effectue selon deux formes au choix:

- la sublimation correspond à un effort cérébral de domestication des pulsions primaires, de manière à faciliter l'intégration des individus dans un cadre social évolué, globalement propice à la sur-vie. C'est le cas de la pulsion sexuelle, canalisée par l'amour sentimental et l'attachement conjugal ; une société en quête de stabilité ne pouvant admettre que la sexualité originelle s'exprime sans entrave. Autre exemple, l'amour maternel s'interprète selon certains éthologues comme une sublimation du maternage: après l'accouchement, la mère se rapproche de son enfant pour le faire téter. Son geste est d'abord intéressé: elle soulage ainsi la pression du lait dans sa poitrine. Mais le rapprochement instaure une relation privilégiée qui demeure longtemps après la fin de l'allaitement. Dans le cadre social, cette relation se formalise et s'intellectualise peu à peu. Elle s'émancipe de ses motivations initiales pour devenir ce qu'il est convenu d'appeler l'instinct ou l'amour maternel.

- la perversion se traduit par le détournement d'un besoin à caractère somatique de son objectif initial. Il donne naissance, par dérivation, à un besoin ludique ou affectif. Le phénomène est illustré par le boire et le manger, qui sont pervertis en gourmandise, avidité, voire désir de posséder et avarice.

L'hypothèse d'une unité biologique de la nature humaine, de laquelle se déduisent tous les besoins, y compris les plus immatériels, se retrouve en filigrane dans la pensée de Sigmund Freud, lequel insiste sur le rôle moteur de la libido (pulsion sexuelle) et y voit l'alpha et l'oméga de tous nos comportements. Nous pouvons, comme lui, nous essayer à identifier un substrat somatique dans l'ensemble des besoins communs aux hommes, besoins de commandement, de connaissance, de mysticisme,… et supposer qu'ils sont nés de ce substrat par sublimation ou par perversion.

Le psychologue Paul Diel pousse encore plus loin l'hypothèse biologique. Pour lui, «il existe trois organes, dont l'appétition pousse l'organisme à chercher satisfaction dans le monde extérieur. L'appétition de ces trois organes est donc à l'origine de tous les désirs humains. Ces trois organes sont: l'estomac, le sexe et le cerveau (avec ses "tentacules", les nerfs et les organes des sens)». En relation avec ces organes, le psychologue identifie les trois catégories de fonctions ou pulsions élémentaires qui poussent l'individu à chercher sa satisfaction: «la pulsion de conservation de l'individu, la nutrition, et la pulsion de conservation de l'espèce, la propagation (…) Pour qu'il soit poussé à évoluer, il faut, d'une part, que le fonctionnement satisfaisant d'une de ces deux pulsions élémentaires soit déréglé, et il faut, d'autre part, qu'il existe une troisième fonction élémentaire, une troisième poussée de la nature, une troisième pulsion, la pulsion d'orientation, aboutissant à l'esprit prévoyant et valorisant»[3]. À quelques nuances près, il fait là la description des besoins somatiques, affectifs et ludiques.

              2ème hypothèse :

Les besoins affectifs ou ludiques ne dérivent en aucune façon de préoccupations physiologiques mais de fonctions affectives ou ludiques qui leur sont propres, inscrites de toute éternité dans la personnalité humaine. Il reste à découvrir les capteurs et les centres de commande, dans le système nerveux ou ailleurs, qui démontreraient de manière irréfutable l'autonomie de ces fonctions par rapport aux fonctions somatiques.

L'immanence des besoins affectifs et ludiques est illustrée, sinon démontrée, par un exemple : la soif de connaissance et le désir de mieux comprendre le monde où nous vivons. D'où vient que tout être humain, à partir de l'âge de 2-3 ans, pose la question : « Pourquoi ceci, pourquoi cela? » D'où,… sinon d'un besoin immanent de connaître et d'apprendre, un précepteur inné en quelque sorte? Ce besoin qui, de toute évidence, n'a rien de somatique, est peut-être nourri à travers un sens mystérieux qui porte l'homme à entrer en contact avec les limites du connu, de la même façon que l'ouïe lui fait entendre les bruits du monde. Grâce à ce sens, l'homme aurait la faculté de percevoir les limites de son entendement. Il devinerait l'existence d'un au-delà. Ce sens peut devenir une source d'angoisse que l'homme essaie de contenir  par la connaissance et la réflexion. Il serait donc à l'origine du besoin ludique qu'est la soif de connaissance… Il est à noter que ce besoin, caractéristique de l'espèce humaine, semble faire défaut aux animaux qui survivent vraisemblablement sans se poser de questions sur ce qui est au-delà de leur domaine sensible.

En définitive, les besoins de la plénitude descendent-ils des besoins de la longévité ou sont-ils immanents? — Sans doute la réponse dépend-elle de l'échelle des temps considérée. Aux origines, dans la longue période de transition de l'homo erectus vers l'homo sapiens, les besoins somatiques devaient prédominer chez nos ancêtres comme chez tous les autres êtres vivants. La recherche de moyens de survie optimaux a conduit à une prise de conscience de l'efficacité de la solidarité, de la connaissance, de l'amour d'autrui, etc. Il en est résulté des aspirations nouvelles qui se sont exprimées à travers les fonctions existantes. Celles-ci ont évolué sur le long terme. De nouveaux besoins se sont imposés; soit en acquérant leur autonomie, par la voie de la perversion ou de la sublimation (première hypothèse); soit, au hasard de la sélection naturelle, en mettant à jour des capteurs spécifiques du besoin (deuxième hypothèse). En dernière analyse, peu importe d'où vient la quête de plénitude. Elle est de même nature que la longévité, toute aussi ardente et impérieuse.

Les quatre caractères des besoins

Tous les besoins manifestent les quatre caractères de nécessité, d'irremplaçabilité, de complémentarité et d'inextinguibilité:

              1) Nécessité :

Le propre des besoins, c'est qu'ils s'imposent sans échappatoire autre que la mort, un affaiblissement de l'organisme ou une moindre affirmation de soi. Ne pas y pourvoir, c'est renoncer au maintien en bon état des fonctions de l'organisme, c'est compromettre la conjonction de fonctions dont est faite la sur-vie. S'éloigner des besoins, ne pas les écouter, c'est aller à l'encontre de la sur-vie; les combler à mesure qu'ils se manifestent, c'est satisfaire au mieux celle-ci. Dans les faits, l'individu, confronté simultanément à une infinité de besoins qu'il ne peut tous combler, choisit  de différer le comblement de l'un ou l'autre, au risque de n'accéder qu'à une réalisation très partielle de son objectif de sur-vie.

Abraham Maslow emploie une jolie formule pour signifier le caractère nécessaire des besoins, jusques et y compris la recherche du plaisir immédiat: «Il est légitime autant que fructueux de les considérer autant comme des droits  que comme des besoins. Cela découle de ce que les êtres humains ont le droit d'être humains, de la même façon que les chats ont le droit d'être chats. Ils sont nécessaires à cela et méritent en conséquence d'être considérés comme des droits naturels»[4].

              2) Irremplaçabilité :

Est-il concevable qu'un besoin se substitue à un autre? qu'un individu se console de ne pouvoir activer une fonction comme il se doit en activant une autre fonction au-delà de ce que réclame le compromis longévité/plénitude? — S'il était possible d'occulter sans dommage un besoin au profit d'un autre, alors, par substitution de proche en proche, il deviendrait possible de réduire l'objectif de sur-vie à l'accomplissement d'une seule aspiration parmi toutes celles qui le composent. Cette éventualité est contredite par l'observation courante qui atteste que l'homme est mû en toutes occasions par une pluralité de fonctions.

Aucun besoin ne connaît donc de substitut ou de solution de remplacement. Abraham Maslow a exprimé cette caractéristique capitale: «Nous apprenons à manger trois fois par jour, à dire merci, à utiliser fourchettes et cuillères, table et chaise (…). Nous veillons à notre propreté, nous nous battons pour une promotion, et pour gagner de l'argent. Cependant, aussi puissantes que soient ces habitudes, elles peuvent nous être enlevées sans dommage et parfois même avec profit. Il arrive, comme dans une expédition en canoè ou en camping, que nous reconnaissions leur nature extrinsèque en les laissant tomber sans l'once d'un regret». Le psychologue remarque en conclusion: «Mais on ne peut jamais  dire cela de l'amour, de la sécurité, ou de l'estime. En clair, les besoins vrais ont un statut psychologique et biologique à part. Ils ont quelque chose de différent. Ils doivent être satisfaits ou alors nous nous sentons mal»[5].

              3) Complémentarité:

Comme les fonctions sont solidaires vis-à-vis du compromis longévité/plénitude, leurs besoins rejaillissent les uns sur les autres. Il n'y a pas de besoin secondaire ou superflu. Renoncer à combler l'un d'eux, c'est remettre en cause la cohérence du compromis longévité/plénitude et s'orienter dans tous les cas vers une sur-vie moins ambitieuse.

              4) Inextinguibilité :

D'une manière générale, la résorption d'un besoin n'a qu'un temps : aucune fonction n'est en mesure de maintenir son niveau d'activité sans dissiper d'énergie, sauf à contredire le deuxième principe de la thermodynamique. Un approvisionnement régulier en énergie est nécessaire pour empêcher que le niveau d'activité ne diminue en deça du seuil requis par le compromis longévité/plénitude. Les besoins se reconstituent donc à mesure que les fonctions correspondantes dissipent leur énergie. Ainsi, le besoin de se nourrir ou de boire est assouvi par un repas et re-émerge au bout de quelques heures.

Si le caractère d'inextinguibilité s'applique avec quelque évidence aux besoins somatiques, boire, manger, dormir… il est extensible sans trop de mal aux besoins attachés aux fonctions neuro-cérébrales. Qu'il s'agisse de produire une activité intellectuelle ou une parole de tendresse, ces fonctions dissipent continûment de l'énergie par la friction des neurones. Les besoins relatifs à la plénitude ne sont jamais définitivement comblés, pas plus que ceux relatifs à la longévité. Sitôt franchis, ou résorbés, ou comblés, les besoins de tous types réémergent, exigeant un effort constamment renouvelé.

De la difficulté d'identifier les besoins par l'expérience

L'identification d'un quelconque besoin ne se peut qu'à partir de son résultat, à savoir les enchaînements d'intentions et d'actions destinés à le combler.

Le besoin est identifiable à ses effets, comme le vent dont on reconnaît la présence à ce que les feuillages bougent. C'est le remède qui fait la preuve de l'existence. Si je me soigne régulièrement, c'est le signe que j'éprouve le besoin de me tenir en bonne santé! Si j'achète une voiture, c'est que, quelque part dans ma conscience, j'ai le désir de me déplacer, d'être plus mobile, voire d'afficher de cette façon mon rang social. Si je vais au cinéma, c'est que j'ai besoin de me détendre et de stimuler mes émotions; si j'y vais accompagné, c'est que je désire en sus communiquer avec autrui par le biais des émotions… Si telle personne choisit une carrière dans la fonction publique, c'est que sa créativité et son avidité, relativement faibles, sont de la sorte satisfaites, de même que sa très grande aspiration à la sécurité Si telle autre personne monte une entreprise, elle atteste ce faisant d'une profonde soif d'aventure et de créativité.

Les besoins ne peuvent s'approcher que par touches intuitives car leur recensement exhaustif est hors de portée de quiconque. Leur identification se heurte à deux écueils: 1) distinguer les besoins d'avec les sources d'approvisionnement, les moyens ou opportunités par lesquels ils sont comblés; 2) distinguer les besoins les uns des autres.

              1) Distinguer les besoins des moyens par lesquels ils sont comblés:

Il importe au premier chef d'écarter la confusion entre le besoin et les sources d'approvisionnement, les actions circonstancielles, les moyens ou opportunités  par lesquels l'individu trouve à le combler. L'énergie que dissipe une fonction pour se maintenir en activité n'a rien de commun avec l'énergie et les nutriments dont l'organisme se nourrit. En aucun cas, l'organisme n'assimile en l'état l'énergie et les éléments nutritifs que lui procure l'environnement. Il procède à une transformation qui prend en compte la constance de son besoin et la variabilité de l'environnement: la nourriture n'a pas stricto sensu  la même teneur d'un jour à l'autre tandis que les besoins nutritifs se rapportent, eux, à une composition bien définie en éléments minéraux et organiques.  

La distinction entre le besoin et les opportunités est aisée quand on s'en tient à des besoins somatiques: ainsi, l'opportunité qui consiste à acheter du pain répond d'évidence aux besoins de consommer tel et tel nutriments. La distinction est à peine plus délicate dans les comportements complexes comme l'achat d'une automobile: il est inexact de dire que j'ai besoin d'une automobile; ce que j'éprouve stricto sensu, c'est l'envie de me déplacer, et l'automobile désigne le moyen qui, dans certaines circonstances et dans certaines sociétés, paraît la satisfaire au mieux. Mais l'envie de déplacement est-elle elle-même un besoin?  Existe-t-il un besoin de mobilité, ou la mobilité n'est-elle qu'un moyen parmi d'autres de combler des besoins tels que les besoins de rencontres, d'intégration sociale, d'affirmation de soi…?

Le "droit au logement" qu'évoquent volontiers les leaders politiques reflète le besoin de se protéger des intempéries, des maladies, des importuns et des bêtes féroces. À ces besoins caractéristiques de la longévité s'ajoutent des besoins plus proches de la plénitude : besoin d'intimité avec les êtres chers, besoin de s'isoler pour réfléchir, étudier… ou pleurer, besoin de s'affirmer en société à travers un logement de belle apparence, etc. Ces besoins sont, à des degrés divers, inhérents à tous les hommes et le logement est l'un des moyens qui permet de les satisfaire. Il est accessible de diverses façons selon le milieu physique et social. Un toit de branchages suffit sur un atoll du Pacifique; il est couronné d'un emblème totémique pour signifier la munificence du propriétaire. Un 2-pièces-cuisine ou un manoir avec parc arboré s'imposent sous les latitudes plus froides.

Distinguer les besoins des opportunités qui permettent de les combler est d'autant plus difficile que ces dernières répondent à des besoins multiples: aller au bureau, c'est m'assurer un revenu financier, donc les moyens matériels de vivre; c'est aussi combler en partie le désir de côtoyer d'autres personnes ainsi que le désir d'enrichir mes connaissances, etc.

Qui peut prétendre faire le tour de tous les besoins que comble une opportunité ? — Même le repos ou l'action de manger peuvent être motivés par d'autres besoins que celui auquel ils semblent prioritairement destinés : il est vital de dormir un minimum d'heures par jour mais de nombreuses personnes prolongent indûment leur sommeil, enclines qu'elles sont à davantage satisfaire leur besoin de confort. Même chose pour les nutriments et calories que les citoyens privilégiés des pays industrialisés consomment par gourmandise en quantités bien supérieures à leurs besoin vitaux de calories et de nutriments.

              2) Distinguer les besoins les uns des autres:

Les besoins se présentent comme des poupées gigognes. Les distinguer est humainement infaisable. Saurons-nous jamais si la faim, qui est comblée par l'action de manger, ne se subdivise pas en d'autres besoins? Elle se décompose en demande de glucides, demande de lipides, demande de calories,… et rien n'interdit de penser qu'une analyse plus fine détecterait une fragmentation en des demandes plus élémentaires encore: les nutritionnistes ont recensé une quarantaine de nutriments aussi indispensables les uns que les autres à une alimentation saine et équilibrée! Comme il n'est pas possible d'en discuter à l'infini, convenons de considérer l'acte de manger comme répondant à un besoin en soi, qui est la somme de plusieurs besoins élémentaires. Cette convention est acceptable du fait que les  nutriments correspondants sont indissolublement mêlés dans les aliments…

Il n'est pas plus facile de reconnaître le caractère disjoint des besoins. Prenons l'exemple des besoins qui sous-tendent les marques d'affection et de tendresse : existe-t-il un besoin d'amour dont la satisfaction s'exprime au choix par toutes sortes de liens (parental, amical, conjugal,…), ou existe-t-il des besoins, apparentés mais distincts, qui réclament d'être chacun satisfaits et ne sont pas substituables l'un à l'autre? Difficile de se prononcer. Nul, sinon sans doute les meilleurs romanciers, n'a pénétré d'assez près les secrets de l'âme pour pouvoir répondre à la question.

Au total, il est illusoire de vouloir identifier expérimentalement les besoins. Les tenants de l'école behavioriste s'y sont essayés en confrontant les sujets à des sollicitations extérieures. Leur démarche n'a pas produit de conclusions fécondes car elle ne vaut que pour les comportements de type instinctif ou réflexe, qui occultent la volonté et le libre-arbitre. Elle ne laisse pas de place à l'expression des personnalités. Heureusement, je ne crois pas qu'il soit impératif de recenser les besoins pour poursuivre leur analyse. À ce stade, la vraisemblance du modèle compte davantage que la capacité à le vérifier par l'expérience. Mon objectif est d'abord de bâtir une théorie cohérente des besoins. La validation viendra a posteriori...

De l'origine des besoins

« L'homme est pour ainsi dire tout entier dans les langes de son berceau » (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique).

Sans trahir la logique ni les faits observés, je considère que les mêmes fonctions se retrouvent virtuellement  chez tous les hommes… mais qu'elles sont plus ou moins actives selon les individus, voire en sommeil. Les besoins correspondants varient de zéro pour des fonctions léthargiques à des valeurs extrêmes pour des fonctions en pleine activité. Les hommes se distinguent de la sorte par l'intensité de leurs besoins. Ceux-ci: appétit, vigueur, soif de connaissance, sexualité,  tendresse, avidité,… sont aussi caractéristique de leur personnalité que leurs empreintes digitales.

Comment se forment les besoins? Comment se révèlent-ils à la conscience? — Je discerne trois hypothèses qui ne s'excluent pas l'une l'autre mais se complètent. Elles procèdent selon trois niveaux d'analyse: 1) sur le long terme, une évolution du patrimoine génétiques de l'espèce humaine ; 2) à toute époque, un environnement propice à un compromis longévité/plénitude plus ou moins ambitieux; 3) pour chaque individu, un modelage de la personnalité dans la petite enfance.

              1ère hypothèse: les besoins évoluent avec le patrimoine génétique de l'espèce.

L'espèce humaine se modifie sur le très long terme et il n'est pas exclu qu'évoluent de même les composantes de la conduite. L'organisme s'adapte aux contraintes environnementales selon les principes de la sélection naturelle.

Des généticiens ont observé dans la communauté noire des Etats-Unis que tel gène, qui était utile en Afrique pour aider à supporter une situation de disette endémique, est devenu un facteur de diabète en Amérique, du fait de la suralimentation chronique. Du coup, ce gène devenu inopportun tendrait à se raréfier. Mais le processus est très lent. Il ne devient sensible qu'après plusieurs générations. La raréfaction modifie les conditions homéostatiques qui ordonnent entre elles les fonctions physiologiques des individus et déterminent la longévité. Les exigences de sur-vie sont modifiées : en l'occurrence, pour le même objectif de longévité et de santé, l'organisme manifeste un besoin de sucre moins élevé.

Globalement, il est vrai, il n'y a pas dans les besoins des contemporains des différences significatives liées à la génétique des populations… Ainsi, comparés à nos très lointains ancêtres, exclusivement végétaliens et fructivores, tous les hommes d'aujourd'hui manifestent peu ou prou les mêmes besoins alimentaires!

              2ème hypothèse: l'environnement favorise l'émergence de nouveaux besoins.

Les mêmes fonctions sont présentes de longue date chez l'ensemble des êtres humains mais beaucoup demeurent dans un état de sommeil ou de quasi-sommeil, faute de trouver à s'employer. Il ne fait pas de doute que, dans nos sociétés industrialisées, la prospérité quasi-générale aide à l'émergence d'un plus grand nombre de besoins. Comblant sans même y penser des besoins auxquels il était depuis toujours sensible (faim, soif, sécurité, etc), l'homme contemporain est entraîné de l'avant. Il affine sa sensibilité et éclaire les franges mal connues de sa conscience. Là où il ne percevait en bruit de fond que de vagues insatisfactions, sous la forme de tensions latentes, il devient à même d'identifier des fonctions léthargiques. Il se fait plus attentif à des besoins nouvellement révélés (confort, culture et loisirs, connaissance, etc), pré-existants dans le fonds humain et précédemment occultés.

              3ème hypothèse : l'éducation libère des potentialités inscrites dans le patrimoine génétique de l'enfant.

L'éducation et la prime enfance ont des incidences sur la personnalité. Je me propose d'en considérer trois aspects: 3a) la formation de la conscience de soi, 3b) l'émergence des besoins, 3c) les modifications ultérieures de la personnalité.

              3a) Il ne suffit pas de jouir d'un potentiel physique et intellectuel prometteur, il faut aussi en avoir conscience et vouloir le mettre en œuvre en faisant les meilleurs choix possibles. Sur les motifs qui conduisent un individu sur la voie de son épanouissement ou l'en détournent, sur la genèse de la conscience de soi, les psychologues et les psychanalystes apportent un éclairage complet. Ils soulignent l'impact des facteurs éducationnels: les rapports avec le milieu et surtout avec l'entourage familial, dans la prime enfance, aident à la maturation des caractéristiques génétiques de la personnalité ou, au contraire, les entravent.

L'individu manifeste plus ou moins d'amour de soi, d'appétit de connaissance ou de vitalité,… selon la qualité affective de son milieu familial. Son enfance est déterminante dans la formation de la conscience de soi et dans l'ambition de son compromis longévité/plénitude.

              3b) Les facultés physiologiques et neuro-cérébrales poursuivent leur maturation après la naissance de sorte qu'émergent et se précisent peu à peu les besoins. Les choses sont claires en ce qui concerne les besoins relatifs à la longévité : le nourrisson définit ses besoins nutritionnels en fonction de ses exigences de croissance et personne ne peut rien y changer,… sauf à abuser de la faiblesse du nourrisson en le privant de ce qu'il réclame, mais ce n'est pas pour autant que les besoins disparaissent!

L'émergence des besoins relatifs à la plénitude est plus difficile à apprécier. Selon les dons qu'il a reçus sous forme de gènes, l'enfant témoigne d'un potentiel de facultés sensitives, de facultés logiques et de mémoire. Mais pour que s'épanouisse ce potentiel, les neurones inscrits dans le programme génétique dès la conception demandent à être éveillés par des stimulations adéquates. Leur maturation et la stabilisation sélective des synapses (selon la forte expression de Jean-Pierre Changeux) dépendent du milieu dans lequel baigne l'enfant ou le nourrisson ; elles sont plus ou moins achevées selon la qualité affective et sociale de ce milieu. Au terme de sa croissance neurologique, lorsque le cerveau a quasiment achevé de se former (vers l'âge de quatre ans ?), l'enfant conserve les caractères acquis… Il peut alors ébaucher un objectif de sur-vie qui lui soit propre, fruit de son patrimoine génétique, de son éducation et de son milieu[6].

              3c) Il est vraisemblable que les facultés physiologiques et neuro-cérébrales continuent d'évoluer au-delà de l'enfance. Mais ce phénomène semble moins tenir à la pression de l'environnement qu'à des changements internes propres à l'individu; soit que celui-ci perd en force physique et en vitalité, soit au contraire qu'il continue d'enrichir son cerveau et son corps et d'en maintenir les fonctions à leur potentiel maximal.

La variabilité des besoins en fonction de l'âge est évidente en ce qui concerne les besoins somatiques qui dépendent du physique de la personne et de ses besoins de croissance,… Le besoin en laitages n'a ainsi rien de commun à dix mois d'âge et à soixante-dix ans! La libido évolue aussi selon le programme génétique; elle atteint son plein épanouissement après l'adolescence et il semble que nul n'échappe à sa déréliction à partir d'un certain âge, à l'hiver de la vie.

              Conclusion:

Quelle que soit la manière dont les besoins se forment et évoluent, de l'enfance à la maturité, ils apparaissent propres à chacun et indépendants des pressions de l'environnement. C'est ce qui importe au regard de l'économie politique. Peu me chaut que l'objectif de sur-vie soit dans la prime enfance modelé par le milieu et la famille. Je ne m'intéresse pas aux nourrissons, irresponsables, qui n'ont à ce jour aucun pouvoir de décision dans les échanges de biens et de services. En tant qu'analyste des échanges économiques, je n'ai de considération que pour les individus doués de raison, capables pour le moins de choisir entre une console de jeux électroniques et une voiture à pédales!

Lexique récapitulatif

- objectif de sur-vie: ensemble des aspirations par lesquelles l'individu tâche d'atteindre la sur-vie,

- fonction: capacité particulière de l'organisme à changer d'état et se rapprocher de l'objectif de sur-vie,

- niveau d'activité: dissipation d'énergie à laquelle donne lieu une fonction,

- situation effective: situation de l'ensemble des fonctions dans l'instant,

- niveau global de satisfaction: niveau d'activité de la fonction la plus éloignée de l'objectif de sur-vie dans l'instant,

- compromis longévité/plénitude: niveau d'activité auquel l'individu souhaite porter chacune de ses fonctions pour se rapprocher au mieux de l'objectif de sur-vie,

- niveau d'ambition: niveau global de satisfaction auquel correspond le compromis longévité/plénitude.

- conduite: ensemble des actions par lesquelles l'individu tâche de modifier sa situation effective pour réaliser son compromis,

- besoin: énergie complémentaire que devrait dissiper une fonction pour atteindre un niveau d'activité conforme au compromis longévité/plénitude.

 
[1] À quelques exceptions près (Abraham Maslow ou Joseph Nuttin), les psychologues qui utilisent le concept de besoin ne se sont jamais souciés de définir sa finalité (la sur-vie) par crainte, sans doute, de sombrer dans le péché du finalisme et de réinventer Dieu et l'âme. La littérature économique, guère mieux inspirée, n'offre pas de définition satisfaisante et unanime du besoin, terme auquel elle tend à préférer aujourd'hui ceux de motivation ou de tension… sans apporter à ces derniers plus de précision. Pour la plupart des auteurs, le besoin est une manifestation de volonté qui porte l'individu à acquérir un bien ou disposer d'un service pour sa consommation ! Cette interprétation tautologique, qui définit le besoin à partir de ses conséquences visibles, est responsable de nombreuses erreurs d'analyse.
[2] Certains psychologues parlent à leur propos de besoins sociaux , mais l'expression est malheureuse car elle donne à entendre - sans pouvoir le démontrer - que ces besoins sont créés par le milieu social.
[3] Psychologie de la motivation , PUF, Paris, 1947.
[4] Motivation and personnality  , page XXI.
[5] Ibid, page 53.
[6] La langue maternelle semble jouer un rôle déterminant dans la formation de l'ouïe et dans les orientations de la personnalité. Ainsi, selon l'orthophoniste Tomatis, les langues slaves ,qui ont un spectre de fréquence très étendu, favorisent les qualités auditives ; elles rendent plus aisé l'apprentissage des autres langues et prédisposent à la musique et au chant.

Publié ou mis à jour le : 2017-09-06 11:42:56