Le blog de Joseph Savès
Herodote Facebook Herodote Twitter Herodote Youtube
>
Une théorie des besoins

Livre 1 : une théorie des besoins

Chapitre 2 - La poursuite de l'objectif de sur-vie


Objectif de sur-vie

« La vérité semble être que, étant donnée la nature humaine telle qu'elle est, l'homme dégénère rapidement s'il n'a pas quelque tâche un peu dure à remplir, quelques difficultés à surmonter : un peu d'effort pénible est nécessaire à sa santé physique et morale. Pour vivre pleinement il faut développer et mettre en jeu autant de facultés que possible, et des facultés aussi hautes que possible » (Alfred Marshall, Principes d'économie politique).

Mû par le désir d'un supplément de bien-être et d'un maximum de longévité, mû également par une aspiration confuse mais universelle et bien réelle à plus d'humanité, de dignité, de reconnaissance, etc,  l'individu agit selon un objectif de sur-vie conforme à sa conception personnelle de la longévité et de la plénitude. Il définit les aspirations ou les modes d'activation de ses cellules qui lui paraissent le plus à même d'assurer l'équilibre intérieur de son être. À chaque étape de l'existence, il tâche de les mettre en œuvre de façon optimale.

Toutes les actions individuelles dérivent d'un tel objectif, même informulé et inconscient. Dans la pratique, nul ne se pose la question de savoir si son objectif de sur-vie personnel est tissé de spéculations intellectuelles, de déchaînement physique ou de débordements affectifs ; c'est selon son plaisir et selon sa pente naturelle qu'un tel choisit de mobiliser son intelligence sur une feuille blanche, à moins qu'il ne préfère tendre ses muscles sur un stade ou susurrer quelques mots doux dans l'oreille des filles...

L'objectif de sur-vie est affaire de jugement personnel. Il ignore les stimuli  de l'environnement. Chacun tente de se connaître suffisamment dans son corps et dans sa tête pour dresser son choix de vie: épicurisme ou travail, création tempétueuse ou jouissance paisible, amour ou repli,… Pourquoi, par exemple, se trouve-t-on plus heureux en délaissant sa santé pour se consacrer à la création ou à la luxure? ou l'inverse? — Impossible d'en juger pour l'observateur extérieur qui ne connaît pas le tréfonds de l'intéressé et ne peut se prononcer à sa place. Le « Connais-toi toi-même » de la Pythie de Delphes prend tout son sens ici.

Construction de l'objectif de sur-vie

L'objectif de sur-vie se forge peu à peu, dans la prise de conscience des exigences vitales de l'organisme, des fonctions indispensables à son équilibre.

Considérons l'objectif de sur-vie le plus fruste, celui qui apparaît à la naissance chez le nourrisson. Il résulte de l'action cumulée et concertée de toutes les cellules de l'organisme, qui n'ont de cesse de lutter pour leur survie. Les cellules combattent leur dégénérescence et se reproduisent en dissipant l'énergie potentielle qui leur a été donnée in utero . En application du deuxième principe de la thermodynamique, la dissipation d'énergie est le prix à payer pour la survie, contre l'inertie et la mort. Cette dissipation réclame d'être compensée autant que faire se peut par l'apport d'autant d'énergie.

Il appartient au nourrisson de renouveler l'énergie dissipée par les cellules afin de pourvoir à leur entretien, à leur régénérescence ainsi qu'à leur multiplication, selon les prescriptions du programme génétique. C'est en s'appuyant sur la spécialisation fonctionnelle des cellules, en ordonnant leurs différentes manières de dissiper l'énergie, qu'il élabore les moyens adéquats. Fort de son autonomie nouvellement acquise à la naissance, le nourrisson commence par exercer ses organes de la respiration et de la voix, puis réclame d'être nourri. Il développe une stratégie de conquête de la nourriture : recherche du sein salvateur, appel au secours, sourire de séduction, déplacement, etc. Ainsi forge-t-il son objectif de sur-vie en établissant peu à peu des relations d'équilibre entre les fonctions de son organisme.

Le neurologue Jean-Pierre Changeux montre comment l'être humain se construit sur la base de son programme génétique, par sélection et élimination des synapses. Il enterre d'un trait le sempiternel débat sur l'inné et l'acquis[1].

Diversité génétique

D'un individu à l'autre, il n'est pas un objectif de sur-vie identique comme il n'est pas un patrimoine génétique et une histoire identiques.

Si les êtres humains étaient foncièrement semblables, les différences dans leurs conditions d'existence relèveraient exclusivement de leur environnement - familial, social, historique, naturel, technique - à défaut de dépendre aussi de leur nature individuelle. Ils n'auraient pas lieu de s'interroger sur leur objectif de sur-vie. Mais la réalité toute simple, celle qu'ont voulu nier avec le succès que l'on sait les disciples de Lénine, Lyssenko et Mao, c'est que les hommes se distinguent par leurs facultés spécifiques. Aussi, même placés dans un milieu identique, ils ne se mobilisent pas de la même façon en faveur de leur sur-vie et tiennent à garder chacun la liberté de choisir leur destin. Cette liberté est indispensable pour mettre en œuvre des aspirations que chacun est seul à même de connaître, à l'exclusion de tous les autres hommes.

Les différences entre les individus se forgent dès le stade de la conception. Elles sont inscrites dans le patrimoine génétique, dans ce qu'il est convenu d'appeler génotype. Un premier facteur de différenciation ressort de la qualité intrinsèque des constituants corporels. Un tel dispose de neurones de bonne qualité ; s'il s'agit de résoudre une opération de calcul mental, il révèle des facilités que d'autres n'ont pas. Tel autre jouit de ramifications neuronales diversifiées qui lui donnent des facultés de logique ou d'imagination exceptionnelles. Tel autre enfin manifeste une sensibilité éminemment aiguisée ou développe des muscles puissants.

Un autre facteur de différenciation tient aux relations entre les gènes. La génétique, sur ce point, apporte un éclairage intéressant : les gènes, à l'intérieur d'un même chromosome, révèlent entre eux des liaisons plus ou moins fortes, plus ou moins stables. Il peut se faire, chez un individu particulier, que le gène de telle fonction élémentaire (synthèse d'une protéine, réalisation d'un geste, raisonnement logique) soit attaché à tel autre gène tout-à-fait différent et que l'un n'aille pas sans l'autre. La mise en œuvre de la première fonction entraîne ipso facto la mise en œuvre de la seconde. Les deux fonctions, indissociables, n'en constituent plus qu'une. De la sorte, selon les hasards de la génétique, les délimitations entre fonctions peuvent varier d'un individu à l'autre : un tel, quand il effectue un geste, ne peut s'empêcher de frissonner apparemment sans raison (c'est que les fonctions correspondantes sont chez lui indissociables) ; tel autre, quand il calcule trop longtemps, manifeste une poussée d'adrénaline (là aussi, les deux fonctions se révèlent indissociables).

S'écartant d'une lecture littérale de Darwin, les généticiens attestent de l'existence dans le patrimoine de gènes sans utilité pour la survie, sans préjudice grave non plus. Parmi les aptitudes que renferme une fonction élémentaire, il en est ainsi qui servent à la sur-vie, d'autres qui ne servent à rien et subsistent simplement à l'état de relique génétique. Ces dernières viennent en quelque sorte encombrer les aptitudes utiles auxquelles elles sont attachées au sein de la même fonction. Elles expliquent pour partie que différents individus placés devant un même enjeu manifestent une efficacité variable.

De quelque façon qu'on la prenne, la génétique entérine l'inépuisable diversité des individus. À chacun sa voie. À chacun son objectif de sur-vie. Les muscles et les neurones ne donnent pas le même résultat selon que l'on s'appelle Évariste Gallois ou Muhammad Ali. Faut-il s'en affliger ? — Si le boxeur Muhammad Ali est inapte à résoudre un problème d'algèbre, c'est que son génotype ne le porte pas à cet effort, c'est qu'il n'est pas davantage faite pour s'épanouir dans l'algèbre que pour chanter ou valser. Il a un intérêt évident à dresser un objectif de sur-vie qui l'entraîne à cultiver ses aptitudes les plus efficientes, force physique et concentration mentale. Ayant suivi cette voie, il en est récompensé par la gloire. Évariste Gallois, mathématicien génial mort en duel à 22 ans (1832), était inapte à tenir une arme; en parfait héros de l'époque romantique, il a préféré nier ses faiblesses et s'est laissé dévorer par son amour-propre; il est la victime d'un objectif déphasé par rapport à ses aptitudes les plus évidentes.

Psychopathologie

De la conception à la maturité, l'adulte en devenir construit normalement son objectif de sur-vie en cultivant et privilégiant les fonctions de son organisme qui lui semblent le mieux répondre à ses exigences de progrès. Le destin de l'homme libre et responsable, libre de ses décisions et responsable de leurs conséquences, est ainsi suspendu à la juste définition de son objectif de sur-vie et au discernement de ses aspirations les plus authentiques. «Deviens qui tu es» (Nietzsche).

S'il a été privé d'oreille musicale par la nature et/ou par son éducation dans la tendre enfance, il est peu vraisemblable qu'un homme cherche et trouve sa plénitude auprès des muses. Il est tout aussi peu vraisemblable qu'il satisfasse ses besoins de plénitude à travers l'étude des sciences s'il n'a pas été doté à la naissance d'un minimum de capacités intellectuelles. S'il a un physique ingrat, il a peu de chance de trouver dans les concours de beauté le moyen de combler son besoin de reconnaissance sociale.

Cependant, avoir des dispositions génétiques évidentes n'oblige pas pour autant à faire le choix correspondant: on peut être énergique et ne pas désirer dominer, on peut être intelligent et ne pas se soucier de connaître, habile et ne pas ambitionner de créer…

Existe-t-il pour chacun un objectif de sur-vie idoine hors duquel il n'y aurait point de salut? — Sans m'attarder sur des considérations de psychologie expérimentale pour lesquelles je n'ai pas de compétence particulière, l'épanouissement me paraît suspendu à l'adéquation de l'objectif de sur-vie et des aptitudes les plus remarquables. Tels hommes ont des muscles qui réclament une activité de tous les instants pour ne pas s'étioler, tels ont des neurones actifs qui nécessitent une stimulation intensive et se prêtent à de riches développements, tels enfin ont reçu du ciel des qualités sensorielles, artistiques ou manuelles qui leur valent l'admiration de leurs concitoyens et comblent à bon compte leurs besoins de séduction ou de créativité. Ces aptitudes induisent des exigences et des facilités qui guident chacun dans la définition de son objectif de sur-vie.

Un objectif de sur-vie en désaccord avec ces aptitudes conduit de fil en aiguille à un développement minoré de la personnalité. Les facultés sollicitées par l'individu, non-performantes, atteignent rapidement leur maximum de possibilités tandis que s'atrophient les facultés les plus prometteuses, qui auraient mérité d'être plutôt sollicitées. Par méconnaissance, par maladresse, par présomption, il est fréquent que des hommes fassent des choix de sur-vie non-optimaux, contraires à leurs aptitudes. Si un tel désire à tout prix, sensible à un effet de mode, s'orienter vers la profession politique tandis que son tempérament et ses capacités le portent objectivement vers la technologie, nul doute qu'il végète dans les bas-fonds de la politique. Le résultat de ces errements, c'est l'échec et le regret de ne pas être autre, c'est - cas extrême - le désintérêt pour la conservation de la vie, toutes choses que la psychologie rassemble sous le concept classique d'aliénation : l'aliénation reflète ainsi le risque d'ignorer les appels de son tréfonds et de se laisser guider par des pressions extérieures ou étrangères.

Dans la vie quotidienne, les degrés de mal-vivre sont infiniment variables, l'objectif de sur-vie n'étant jamais absolument inadéquat ni parfaitement ajusté aux prédispositions de l'intéressé. Tel lycéen introverti, dévoué à l'étude, est élu fortuitement délégué de sa classe ; sa sérénité est entamée par des responsabilités qu'il n'ose rejeter mais auxquelles ne le prédispose pas son objectif de sur-vie. Tel artiste confie qu'il est poussé par un besoin irrépressible de créer qui seul lui apporte la paix,… mais il ne se résigne pas à lui sacrifier le confort douillet de sa maisonnée et se plaint de sa faiblesse. Tel chercheur s'oblige à des travaux alimentaires qui l'éloignent de son objectif de sur-vie et le détournent de sa passion ; son mal-être se manifeste par des troubles de sommeil et des réticences à se plonger dans son travail. À son plus grand dépit, tel jeune homme avide d'affection se surprend à reculer devant une opportunité amoureuse, par peur de l'aventure ou crainte de perdre sa tranquillité[2].

Il semble fort heureusement que les erreurs d'orientation ne soient pas irrémédiables. Il est toujours possible à chacun de repréciser son objectif de sur-vie et de découvrir sa vocation réelle par tâtonnements, voire par la grâce d'une mutation ou d'une révélation… C'est l'exemple que donnent Saint Martin ou Charles de Foucault renonçant l'un et l'autre à la vie dorée des officiers de garnison et se vouant à la vie d'ermite et à l'assistance des plus humbles.

À quoi reconnaît-on qu'un homme est guidé par des aspirations en adéquation (ou non) avec ses aptitudes? — Même Abraham Maslow, spécialiste du développement de la personne, avoue sa faiblesse sur ce sujet. Il cite «les confirmations subjectives, ou renforcements de la réalisation de soi et du développement positif. Ce sont les sentiments de joie de vivre, ceux de bonheur ou d'euphorie, de sérénité, de joie, de calme, de responsabilité, de confiance en son aptitude à dominer les difficultés, l'anxiété et les problèmes de l'existence» (Vers une psychologie de l’Être )… A contrario, sentiments d'angoisse et de gêne, insomnies, crispations et névroses, dépression et mal-être physique apparaissent comme les symptômes les plus évidents d'un état non conforme à ses dispositions les plus authentiques.

L'environnement n'intervient pas dans l'objectif de sur-vie et le choix des aspirations primordiales. Simplement, il facilite ou entrave leur réalisation: prospérité aidant, une personne peut arriver à gagner sa vie sans trop de mal, mais elle reste non-épanouie si elle a mal identifié son objectif de sur-vie, si, par exemple, elle ne se sent pas à sa place dans sa profession ; a contrario , une personne à l'aise dans le métier de son choix, portée par ses aspirations les plus authentiques, résiste mieux que la précédente à la désespérance si le malheur, la guerre ou la crise vient à la frapper.

De l'objectif de sur-vie au compromis longévité/plénitude

« À qui n'a dressé en gros sa vie à certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulières » (Montaigne).

À chaque étape de son existence, l'individu doit composer avec un environnement réfractaire et avec une histoire personnelle tissée de déceptions autant que de succès. Il lui est virtuellement impossible d'envisager une complète réalisation des aspirations à la longévité et à la plénitude inscrites dans son objectif de sur-vie. Deux considérations opposées guident l'individu dans l'aménagement de son objectif de sur-vie:

              1) Il est ignorant du temps qui lui est accordé par la Providence:

Il n'en perçoit qu'une fraction limitée au court terme et au futur prévisible, et, dans cette fraction, il ne lui est pas possible de programmer et de réaliser toutes les aspirations inscrites dans son objectif de sur-vie : activité, estime d'autrui, bien-être douillet, etc.

              2) Les composantes de la longévité et de la plénitude sont complémentaires et solidaires dans l'objectif de sur-vie :

L'individu les ressent comme nécessaires à son épanouissement et ne conçoit pas de les dissocier sauf à renier la perception qu'il se fait de sa sur-vie : il ne peut pas, par exemple, se vouer à une passion exclusive et repousser aux calendes grecques le soin de se nourrir et de se reposer ; il doit répartir ses efforts et ses dépenses d'énergie dans les limites de temps qu'il peut anticiper.

L'aménagement de l'objectif de sur-vie débouche sur ce que j'appelle le compromis longévité/plénitude . Il s'agit d'un compromis en ce sens que l'individu ajuste son objectif de sur-vie au niveau de réalisation qui lui paraît convenir à ses moyens : il circonscrit l'ensemble des aspirations inhérentes à son objectif de sur-vie, dans les limites de son horizon temporel.

Le compromis longévité/plénitude équivaut à une réalisation partielle de l'objectif de sur-vie. Il se fonde sur l'appréciation du passé, de l'environnement, ainsi que des ressources dont l'individu espère disposer dans le futur prévisible. D'un moment à l'autre, la modification insensible ou brutale de ces paramètres l'entraîne à réviser son compromis, à le vouloir plus ambitieux ou au contraire plus modeste. Mais vaille que vaille, le compromis reste conforme à l'objectif de sur-vie.

Soit, par exemple, un homme qui aurait fait de la spéculation philosophique la passion de sa vie (plutôt que de philosophie, il pourrait aussi bien s'agir d'enrichissement matériel, de conquête des femmes, d'engagement politique, etc). La spéculation philosophique et bien entendu les nécessités physiologiques viennent en premier dans son objectif de sur-vie, au second rang viennent l'activité manuelle et l'affection, plus loin le confort matériel, le bien-être physique, etc. Jour après jour, l'homme ajuste ses occupations selon ces aspirations. Si les circonstances, la guerre ou la crise, lui rendent plus laborieuse et plus longue la quête de sa nourriture, renonce-t-il à la philosophie pour continuer à se nourrir comme avant? — En aucune façon. Simplement, pour survivre, il réajuste toutes ses occupations en convenant de philosopher moins mais aussi de se nourrir moins, éventuellement en renonçant à toute forme de confort ou de bien-être. Les circonstances lui imposent donc un compromis longévité/plénitude en retrait, moins ambitieux. Elles ne l'entraînent pas pour autant à renier un objectif de sur-vie fondé en grande partie sur la spéculation philosophique[3].

Compromis longévité/plénitude et niveau d'ambition

Le niveau de réalisation de l'objectif de sur-vie dépend des moyens que l'individu met en œuvre pour nourrir son organisme et activer ses cellules. Plus il emploie de moyens, mieux il est en mesure de réaliser ses aspirations à la longévité et à la plénitude, et plus le niveau d'ambition de son compromis longévité/plénitude est dit élevé. Le niveau d'ambition se manifeste d'après les choix de comportement par lesquels l'individu comble ses aspirations.

En quittant le bureau, je peux opter pour une soirée-canapé-musique ou, si je m'en sens le courage, pour une sortie en ville, doublée d'une séance de théâtre… L'une et l'autre de ces options répondent à mon objectif de sur-vie car elles satisfont à peu de chose près aux mêmes aspirations: décontraction musculaire et cérébrale, évasion, etc, mais elles diffèrent par l'effort et la dépense d'énergie. Elles correspondent à deux compromis longévité/plénitude d'un niveau d'ambition distinct. Si j'accorde la préférence à la soirée-canapé-musique, je manifeste un niveau d'ambition moindre que si je sors en ville!

Conscience de soi, vitalité et ambition

Pour expliquer les différents niveaux d'ambition auxquels peut se tenir le compromis longévité/plénitude, il me faut faire intervenir une force quelque peu mystérieuse, la conscience de soi, que Hegel appelle thymos, que Freud appelle Moi. La conscience de soi, ou thymos, ou Moi, caractérise la vigueur de l'impératif de sur-vie, variable selon les individus et selon le moment. C'est à elle que l'on pense quand l'on dit d'une personne qu'elle est pleine de vitalité ou, au contraire, déprimée. Elle s'exprime en société par le désir de séduire. Elle me paraît se confondre avec la capacité à s'aimer soi-même.

Le thymos, ou la conscience de soi, est distinct des capacités physiques et intellectuelles de l'individu. Il est l'outil indispensable à la mise en œuvre et au développement de son potentiel génétique. Repose-t-il lui-même sur des prédispositions génétiques? Résulte-t-il du modelage plus ou moins performant du cerveau et de ses ramifications neuronales pendant la prime enfance, lorsque la personnalité est encore malléable, voire pendant la période intra-utérine ? Est-il façonné par les frictions éducationnelles, les relations affectives ou l'expérience ? — Qu'importe la réponse des philosophes et des psychanalystes, pourvu que sa primauté soit reconnue dans les choix de vie.

Le thymos est caractéristique de l'espèce humaine. Il traduit la liberté d'agir ou de ne pas agir face à quelque situation que ce soit. Rousseau l'a mieux que quiconque exprimé : « Ce n'est pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d'acquiescer ou de résister ; et c'est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme… » (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes). Cette conscience de la liberté, en totale contradiction avec la réduction behavioriste des comportements aux stimuli, permet à l'homme de faire face et de s'épanouir dans le milieu où il est né et qu'il n'a pas choisi.  Elle lui permet de combler ses besoins dans des sociétés en évolution rapide (à la différence des sociétés animales), là où des comportements innés ou instinctifs se révéleraient généralement inadaptés.

Les gens d'action illustrent à l'extrême le potentiel de développement que recèle le thymos . Ils sont poussés en avant par un irrépressible besoin d'être reconnus et de se voir confirmés dans l'image qu'ils ont d'eux-mêmes. Ils sont parfois motivés par le désir de demeurer dans la mémoire des humains jusqu'au-delà de la mort et, selon la formule d'André Malraux, la volonté de « laisser une cicatrice sur cette terre » (La voie royale). Tout le monde n'est pas Malraux et, chez la majorité des personnes, le thymos s'exprime par une ambition plus modérée et une existence paisible organisée autour de la conservation des acquis. Peu importe au demeurant, du moment que ces personnes y trouvent leur bonheur.

Thymos, vie pleine ou vie paisible

Un compromis longévité/plénitude ambitieux, fondé sur une activité intense et une recherche du maximum de plénitude dans l'instant, peut aller à l'encontre des strictes préoccupations de longévité.

Bien des hommes assument le risque de perdre quelques années de vie pour mieux s'épanouir dans les excès de leur passion. Ils choisissent en conformité avec leur thymos une réalisation intense de leurs potentialités plutôt que l'assurance d'une longue existence terne. Vincent Van Gogh en a donné une tragique démonstration. La poursuite d'un effort intellectuel ou physique peut s'avérer contre-indiquée à un maintien en bonne santé. Jean-Paul Sartre consommait des excitants pour trouver la force d'aller au bout de ses réflexions. En connaissance de cause, il a sacrifié sa longévité à l'achèvement de son œuvre et à l'acquisition (problématique) d'une gloire durable. Mozart a consumé sa vie en 35 ans. Une santé chancelante, une vie abrégée sont le prix dont il a payé l'extériorisation de son génie. Mais devait-il s'abstenir de composer jusqu'à épuisement? — Sans doute pas, sauf à se dévaloriser et démériter de sa qualité d'homme en rejetant les jouissances supérieures auxquelles le prédisposaient ses immenses facultés. Son comportement relevait d'un choix sinon conscient du moins rationnel.

Mozart, comme Spinoza, comme Pascal, comme bien d'autres génies de la création, avaient, comme chacun d'entre nous, l'objectif de tirer le plus grand profit de leurs aptitudes. Ils ont délibérément délaissé les jouissances ordinaires de la santé et du confort pour se dévouer tout entier à la création. Parce que les satisfactions que procurent la création artistique, la méditation métaphysique ou la connaissance scientifique leur étaient d'une nature supérieure à celles qu'ils pouvaient recueillir, dans le même temps, d'un banquet, d'une soirée au coin du feu ou d'une spéculation boursière. Ils ont donc consacré aux occupations les plus ordinaires le temps et l'énergie juste nécessaires pour réaliser les aspirations plus ambitieuses auxquelles les prédisposaient des aptitudes peu communes.

Les hommes plus ordinaires sont enclins à faire, dans leur objectif de sur-vie, une place plus grande aux préoccupations de longévité. Gagner sa vie honnêtement, vivre dans la sérénité, entouré de parents, d'amis et d'enfants est l'objectif le plus commun. Recelant l'ambition de tenir dignement sa place dans la longue chaîne des générations, il n'est pas dénué de grandeur. Il n'exclut pas non plus des efforts notables et des choix drastiques dans les phases décisives de l'existence : mariage, engagement professionnel, émigration... quand se combattent des aspirations aussi contradictoires que la sécurité et le désir de réalisation de soi.

Compromis toujours nécessaires, hier comme demain

J'ai déduit le compromis longévité/plénitude de l'impossibilité de satisfaire au mieux, dans l'immédiat et dans le futur prévisible, l'objectif de survie absolu. D'où l'obligation d'établir des priorités et des choix. Nul n'y échappe. Serait-il possible qu'il en aille autrement un jour futur? Scientistes et socialistes du siècle passé ont volontiers cultivé l'idée que la résolution de la faim et des aspirations physiologiques conduirait l'humanité à une forme de paradis immobile. Ce serait la fin de l'Histoire.

Un objectif de sur-vie absolu suppose, on l'a vu, que toutes les cellules de l'organisme sont en permanence activées, nourries et régénérées au maximum de leurs possibilités. La chose est exclue du fait: 1) de l'environnement qui ne permet à aucun moment à qui que ce soit de réaliser toutes ses potentialités, de cultiver simultanément ses neurones, ses muscles et ses sens; 2) du vieillissement inéluctable des cellules.

On sait - les biologistes l'enseignent - que tout individu a une espérance de vie maximale qui est programmée dans ses gènes. Elle serait de l'ordre de 100 ans pour certains, de 120 ans pour d'autres, et peut théoriquement être atteinte à condition que l'individu satisfasse au mieux à ses exigences physiologiques et à quelques autres… Comme il existe une limite maximale à la durée de vie des organes somatiques, il y en a une aussi pour le système neuro-cérébral et les neurones, qui vivent, se développent et vieillissent.

Dans un futur mythique, peut-être pas si éloigné, il n'est pas interdit d'espérer que  tous les besoins somatiques seront satisfaits au moindre coût et assureront à la quasi-totalité des hommes d'arriver sereinement au terme naturel de leur vie en bonne forme physique et mentale. Mis à part quelques malchanceux victimes d'accidents, la plupart des hommes mouront de mort subite dans leur lit. Dans cette éventualité, vivant aussi longtemps que leurs gènes le leur permettront, les hommes du futur auront toute facilité à dégager du temps et des ressources pour des passions de haut vol.

Cela ne suffira pas à les transformer en anges éthérés, jouant de la flûte ou du pinceau sans souci des lendemains. Aussi excellentes que puissent être les conditions de l'environnement, il y aura toujours des choix et des renoncements car le temps limité accordé à chacun interdit aux neurones et aux sens d'arriver à saturation de leurs capacités. La nécessité demeurera d'un choix de tous les instants entre diverses passions et aspirations. Les Mozart et les Spinoza à venir auront certes les moyens matériels de prolonger leur activité créatrice de plusieurs années. Mais pas davantage qu'aujourd'hui ou hier, ils n'échapperont à un compromis entre les aspirations de la plénitude et celles de la longévité… même si celui-ci se révèlera moins douloureux.

 
[1] « La stabilisation sélective opère au niveau des ensembles  de cellules nerveuses. (…) Suivant ce schéma, la mise en place de l'empreinte culturelle se fait de manière progressive. Le contingent moyen de 10 000 (ou plus) synapses par neurone du cortex ne s'établit pas en une seule fois (…). Si l'on considère que la poussée des arborisations axonales et dendritiques fait partie des caractères innés et que la stabilisation sélective définit l'acquis, départager l'inné de l'acquis ne peut se faire sans recourir à une dissection du système au niveau synaptique. (…) En fait, si la théorie s'avère exacte, l'activité (spontanée ou évoquée) ne travaille que sur des dispositions de neurones et de connexions qui préexistent à l'interaction avec le monde extérieur. L'épigenèse exerce sa sélection sur des agencements synaptiques préformés. Apprendre, c'est stabiliser des combinaisons synaptiques pré-établies. C'est aussi éliminer  les autres » (L'homme neuronal , Fayard, Paris, 1983, pages 303-304).
[2]  Je ne résiste pas au plaisir de citer l'expression du bonheur manqué chez l'un de nos poètes :
«Elle a passé la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau
À la main une fleur qui brille,
À la bouche un refrain nouveau.
C'est peut-être la seule au monde
Dont le cœur au mien répondrait,
Qui venant dans ma nuit profonde,
D'un seul regard l'éclaircirait!…» (Gérard de Nerval) 
.
[3] Le compromis longévité/plénitude présente quelques similitudes avec le principe de hiérarchisation des besoins élaboré par Abraham Maslow. Cependant, à la grande différence  de celui-ci, je considère que les compromis moins (ou plus) ambitieux se distinguent simplement des autres par le degré de réalisation des aspirations, pas par l'exclusion (ou l'inclusion) d'aspirations réputées non-vitales.

Publié ou mis à jour le : 2018-08-01 09:16:48