Le blog de Joseph Savès
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La monnaie unique en question

Monnaie : secrets de fabrication

III - Les échanges internationaux


A- Les risques de l’ouverture

Revenons à notre circuit d’échanges initial. Nous allons voir combien celui-ci est fragile. Imaginons que le marchand de primeurs, ayant reçu un billet de l’aubergiste, fasse faux bond à son voisin chausseur et achète une paire de chaussures chez le concurrent de la ville voisine…

Le billet génère un nouveau circuit d’échanges dans cette deuxième ville. Mais dans la première, le chausseur, qui n’a rien vendu, n’a pas les moyens d’inviter son ami au restaurant ; l’aubergiste ne récupère donc pas son billet et, faute de pouvoir le restituer à sa cliente, il doit négocier un découvert : « Madame, je ne peux pas vous restituer votre billet dans l'immédiat. Pouvez-vous patienter un jour ou davantage ? »

La cliente, que nous avons baptisée la Banque, va consentir ce découvert seulement si elle a la conviction d’être remboursée grâce au retour du billet dans le circuit initial. Ce retour est possible si un habitant de la ville voisine choisit de dépenser le billet dans la première ville.

Mais si les habitants de cette première ville n’offrent pas des biens et des services suffisamment attractifs pour leurs voisins, la Banque a toutes les raisons de douter de leur solvabilité. Faute d’avoir le choix, elle leur consent un crédit mais à des conditions draconiennes, avec un intérêt élevé qui récompensera sa prise de risque.

Ainsi les habitants s’installent-ils dans l’endettement permanent. Comme cet endettement n’est pas supportable sur le long terme, ils devront à un moment ou un autre réduire leur consommation et leur niveau de vie en vendant leur production à prix cassés à la ville voisine, de manière à récupérer enfin leur billet et rembourser leurs emprunts.

À défaut, ils appelleront à l’aide l’État. Celui-ci récupérera le billet ou son équivalent dans la ville voisine, en taxant leurs habitants comme il convient, et le remettra dans le circuit d’échanges initial, sans contrepartie d’aucune sorte. Cette démarche, nous la voyons à l’œuvre tous les jours dans les transferts entre régions prospères et régions pauvres. Ainsi l'État français redistribue-t-il dans les régions dépourvues d'industrie une partie des impôts prélevés dans les régions productrices de richesses.

Cette redistribution par la voie fiscale est l’expression naturelle de la solidarité nationale. Elle est indispensable pour corriger les distorsions de compétitivité entre des régions diversement développées. Mais elle est plus ou moins bien acceptée selon les pays. Aujourd’hui, la Catalogne ou la Flandre, par exemple, la rejettent explicitement. Incertaine au niveau national, elle est a fortiori inconcevable au niveau supranational ou simplement européen en l’absence de solidarité effective, basée sur des liens affectifs, historiques, culturels etc.

En l'absence de solidarité fiscale, nous allons voir que c'est la monnaie qui, seule, peut corriger les déséquilibres résultant des différences de développement et de compétitivité.

B- L'outil monétaire

Remontons à l'origine des transactions internationales. Selon ce que nous raconte Hérodote, il y a 3000 ans, sur les plages de la Méditerranée, débarquaient des marchands phéniciens. Ils déposaient sur le sable leurs marchandises. Arrivaient les habitants du lieu. Ils faisaient un tour d'observation puis déposaient à leur tour des marchandises de leur cru, ce qu'ils pensaient pouvoir offrir en contrepartie.

Ensuite s'amorçait un marchandage, chacun retirant ou ajoutant des marchandises à son offre jusqu'à ce que les uns et les autres jugent l'échange profitable...

Un échange profitable était un échange tel que chaque partenaire pouvait revendre à ses compatriotes ses acquisitions de la plage avec un bénéfice supérieur à ce que lui aurait rapporté la revente directe de ses propres marchandises.

Ainsi va le commerce, aujourd'hui comme il y a 3000 ans, même si, dans la pratique, les choses se passent plus simplement :

Considérons deux circuits d'échanges A et F qui fonctionnent l'un et l'autre en parfaite autarcie. Chacun est fondé sur une solidarité entre tous ses membres, sous l'égide d'un État régulateur, avec une monnaie qui assure la fluidité des transactions.

Chez A comme chez F, des agents un peu plus entreprenants que les autres vont voir ce qu'il y a chez le voisin et découvrent des biens qui pourraient séduire leurs compatriotes. Ils se mettent en rapport les uns avec les autres et confrontent leurs attentes, tels les Phéniciens et leurs visiteurs de la plage.

C'est ainsi que les Allemands du circuit A achètent des marchandises aux Français du circuit F pour un montant de a marks, tandis que les Français leur en achètent pour un montant de f francs. En achetant des marchandises aux Français, les Allemands ont l'espoir de les revendre à leurs compatriotes à un prix supérieur, de façon à ce que l'opération leur soit profitable. Même chose en sens inverse pour les Français.

Mais les Allemands n'ont que faire des francs ; ils ont besoin de marks pour commercer avec leurs compatriotes. Même chose en sens inverse pour les Français. Chacun remet donc ses devises à son banquier en vue de procéder à un échange.

Les banquiers s'adressent à une chambre de compensation. C'est un organisme neutre qui, à chaque instant, rapproche les sommes dont les propriétaires demandent la conversion. C'est ainsi que s'établit un premier taux de change : a marks ⇔ f francs (ou 1 mark=f/a francs ; 1 franc=a/f marks). Ce taux de change est la traduction monétaire du marchandage de la plage de nos Phéniciens d'il y a 3000 ans. 

Il n'en va pas autrement quand la chambre de compensation a affaire non pas à deux mais à des dizaines de devises, sinon que les taux de change des unes par rapport aux autres s’établissent par des ajustements permanents. Simples dans le principe, infiniment complexes dans la réalisation !

C- Les fluctuations monétaires

Nous avons vu comment s’équilibrent les échanges commerciaux entre deux pays, par le biais de la monnaie. Ces échanges varient d’une période à l’autre en fonction de l’attractivité et de l’appétence de chacun.

Reprenons l'exemple de l'Allemagne et la France, avec chacun leur monnaie, le mark et le franc :

1- Dans une première période, l'Allemagne achète à la France des marchandises contre a marks et la France lui achète en contrepartie des marchandises contre f francs. Un équilibre initial s’établit sur la base : a ⇔ f comme on l’a vu plus haut.

2- Dans une deuxième période, l'Allemagne réduit ses achats de marchandises et n’en achète plus que pour un montant a’ marks inférieur à a. Par exemple parce que les importateurs se sont mis à fabriquer eux-mêmes, en moins cher, une partie des biens qu'ils achetaient précédemment en France. Celle-ci maintient quant à elle ses volumes d’achats de sorte que ses fournisseurs allemands, au moment de convertir leurs f francs, ne se voient plus offrir que à marks.

3- Via la chambre de compensation, la Banque centrale qui gère la monnaie française se voit réclamer par son homologue allemande a-à marks. Elle consent une reconnaissance de dette et, pour éviter que celle-ci ne se creuse, valide le nouveau taux de change : a’⇔ f. Il correspond à une dévaluation du franc par rapport au mark dans un rapport a’/a.

4- Dans la période suivante, sur les mêmes achats que dans la première période, les importateurs allemands réalisent une économie égale à a-a’ marks. Ils sont incités à augmenter d'autant leurs achats en France. Quant aux importateurs français, ils doivent réduire leur volume d'achats à l'Allemagne, étant entendu que, pour f francs, ils n'ont plus que l'équivalent de a' marks de marchandises. C'est pour les Français eux-mêmes une incitation à acheter des produits nationaux plutôt qu'allemands ou plus généralement étrangers.

Ainsi, les ajustements monétaires (dévaluation ou réévaluation) apparaissent comme des « régulateurs naturels » des échanges internationaux, avec des implications sur la richesse relative des uns par rapport aux autres : quand la France voit sa monnaie dévaluée suite à une baisse des achats allemands, sa production traduite en marks apparaît moindre... et moins coûteuse ; inversement, la production allemande traduite en francs apparaît plus grande et plus coûteuse.

Les Français, ayant moins de facilités à importer des biens allemands, sont-ils pour autant plus démunis ? Cela dépend de la part des importations dans la consommation de chacun. Ceux qui consomment peu de biens importés ne ressentent pas les effets de la dévaluation. Ceux qui en consomment beaucoup peuvent remédier assez simplement à l’augmentation de prix en se retournant vers des productions nationales.

Sans ces ajustements monétaires, il n'est d'autre alternative aux déséquilibres commerciaux que l'endettement d'un pays par rapport à l'autre avec toutes les contraintes que cela représente, jusqu'à la perte de souveraineté.

D- Stabilité monétaire et changes flottants

En théorie, d'après ce qui précède, les monnaies devraient fluctuer en permanence les unes par rapport aux autres en fonction du moindre déséquilibre des échanges. Selon ce principe, quand l'Europe livre un Airbus à la Malaisie, le cours de l'euro risque de s'envoler aussitôt en attendant de redescendre après quelques livraisons de conteneurs de chemises malaises ! Gênant pour tout le monde...

Les Banques centrales interviennent heureusement pour éviter ce jeu de yoyo :

Quand les exportateurs européens réalisent un pic de ventes en Malaisie ou ailleurs, la BCE reçoit leurs gains en devises à charge de les convertir en euros. Considérant que ces ventes ne modifient pas sur le moyen terme la balance commerciale de la zone euro, la banque opère la conversion sur la base du cours existant et garde en réserve les devises en excédent.

Quand, un peu plus tard, les importations européennes en viennent à dépasser les exportations, la BCE fait usage de ses réserves de devises pour maintenir le cours de l'euro au même taux en dépit du déficit commercial.

Ces corrections successives ne permettent que de corriger les fluctuations ordinaires et circonstancielles. Elles ne sont plus opérationnelles si la balance commerciale se déséquilibre durablement dans un sens ou dans l'autre. Dans ce cas, la Banque centrale doit se résigner à un réajustement de la monnaie tel qu'il rééquilibre la balance commerciale, avec, selon le cas, une réévaluation ou une dévaluation.

C'est ainsi que le franc a été périodiquement dévalué par rapport au mark pendant près de cinquante ans, sans que cela d'ailleurs altère la santé de l'économie française. Rien de plus normal : la dévaluation est le résultat « naturel » d’un déséquilibre des échanges entre deux systèmes monétaires.

Retenons de ce qui précède que la monnaie est l'outil indispensable de tout système d'échanges solidaire et autonome. En premier lieu, comme nous l'avons vu à propos des circuits d'échanges, elle stimule l'activité à l'intérieur de ce système. En deuxième lieu, elle fluidifie ses échanges avec l'extérieur. Cette deuxième fonction de la monnaie disparaît et fait défaut dans l'Eurozone, où cohabitent des systèmes étatiques solidaires sans aucune coordination économique, fiscale et sociale. C'est ce que démontre hélas la crise actuelle.

Joseph Savès
Manipulations indues de la monnaie

Dans les grands pays émergents comme le Japon des années 1970-1980 et la Chine des années 1990-2000, les gouvernements usent de leur pouvoir sur les banques pour stimuler les exportations par du « dumping » monétaire.

Simple : les banques évitent de convertir dans la monnaie nationale toutes les devises procurées par les exportations ; elles en placent directement une partie à l'étranger (bons d'État américains...). De la sorte, quand il s'agit de procéder à la conversion des devises restantes, on arrive à une sous-évaluation de la monnaie nationale, yen ou yuan, ce qui a pour effet de rendre les produits nationaux encore plus attractifs auprès des acheteurs étrangers ! Dans l'affaire sont seulement lésés les citoyens japonais ou chinois, qui ne peuvent jouir que d'une partie du fruit de leur travail...

Il arrive aussi que des États dévaluent plus que de raison en émettant de la monnaie à tire larigot, via la Banque centrale. Ils croient y voir la possibilité de stimuler à bon compte leurs exportations et ainsi d’augmenter la richesse nationale. Cette façon de procéder n'a de sens, on l'a vu, que lorsque la balance commerciale du pays est structurellement déficitaire. Autrement, comme dans le Japon actuel, on peut craindre des effets pervers (endettement extérieur, exportations malgré tout poussives, hausse des prix...).

Autre cas de figure, la « réévaluation » d’amour-propre, comme lorsque la Grande-Bretagne voulut, en 1925, retrouver sa monnaie d'avant-guerre. Il s'ensuivit une fuite éperdue des capitaux vers Wall Street... Preuve qu'on ne joue pas impunément avec la monnaie.


Publié ou mis à jour le : 2017-09-06 11:44:44