Le blog de Joseph Savès
Herodote Facebook Herodote Twitter Herodote Youtube
>> Livre 2 : Besoins et opportunités

Vous avez accès à
un dossier complet
autour de ce sujet :

Livre 2 : Besoins et opportunités

Chapitre 9 - Réponses inappropriées à des besoins éternels


Opium

Dilemme. Sous prétexte de protéger les toxicomanes contre eux-mêmes, l'État croit bon de réprimer sévèrement le commerce de la drogue. Et plus il le réprime, plus les bénéfices s'accroissent et plus les trafiquants sont encouragés à étendre le cercle des consommateurs.

Le lecteur de ces lignes, s'il avait à sa disposition immédiate et gratuite une dose d'héroïne, en userait-il pour autant ? Selon toute vraisemblance, non. La plupart des personnes connaissent les méfaits de la drogue et n'ont aucune envie de s'y adonner même si elle est gratuite et librement accessible à tout un chacun. Nul ne consomme de la drogue sauf s'il ressent un besoin impérieux, s'il ne voit pas dans son environnement d'opportunité propre à combler son besoin et s'il est sensibilisé par autrui à l'idée que la drogue peut combler son besoin. Il s'ensuit deux observations préalables :

1) Les besoins doivent être comblés d'une façon ou d'une autre :

Même si le corps social offrait à chacun des alternatives suffisamment diversifiées à la consommation de la drogue, il subsisterait toujours et partout un potentiel de gens fragiles, pour des motifs qui tiennent à la personnalité (désir d'auto-suicide ou de refuge hors de la réalité) ou à des déconvenues sur la voie de la sur-vie. À défaut d'un refuge dans la drogue, c'est le suicide ou la clochardisation qu'elles peuvent rencontrer.

Mais le risque existe aussi de personnes fondamentalement saines (en général des adolescents) qui sont entraînées vers la drogue par défi, par goût de la provocation, à l'instigation de mauvais anges gardiens. 

2) La drogue est ce qui reste quand il n'y a pas d'autre solution :

Face à des besoins irrépressibles, la lutte contre la drogue doit fort logiquement commencer par la diversification des opportunités. Il en est qui n'ont pas de caractère marchand… et sont d'autant plus difficiles à générer : affection familiale, compréhension paternelle etc.. Il en est qui peuvent venir d'une initiative politique  : encadrement éducatif, engagement dans la compétition scolaire, sportive ou artistique etc.. L'important est dans la diversité des opportunités ; il appartient à chacun d'y prendre ce qui lui convient. Il semble vain d'imposer aux victimes potentielles des alternatives convenues : chacun a des besoins qu'aucun éducateur ou responsable n'est en mesure de deviner à sa place.

En conséquence, le prix, ordinairement très élevé, ne joue pas dans l'attrait de l'héroïne ou de diverses autres drogues dures. Les personnes qui s'y adonnent le font en dépit de tout. Si le prix n'intervient pas, ou seulement de façon marginale, dans la diffusion des drogues illicites, pourquoi celles-ci sont-elles donc vendues à des prix exorbitants ? Ce n'est pas la production du pavot ni sa transformation qui expliquent ces prix; c'est le statut d'illégalité, la répression et donc le risque qui s'attachent au trafic. La répression policière et pénale induit une situation de pénurie, et les vendeurs et trafiquants font payer chèrement les risques qu'ils prennent en assouvissant les besoins des toxicomanes. Ces gens n'hésitent pas à se mettre hors-la-loi sous réserve d'encaisser, en contrepartie, des gains colossaux sans aucun rapport avec les coûts de production. Plus s'accentue la répression, plus s'élèvent les risques… et plus les trafiquants se montrent exigeants vis-à-vis des consommateurs désireux de s'approvisionner à quelque prix que ce soit ! Plus augmentent donc les prix et les perspectives de profits; plus s'accentue l'incitation à trafiquer. Le principe est connu et vérifié : c'est celui que les Américains ont expérimenté en grandeur nature dans les années 20 lorsqu'ils ont réprimé la vente et la consommation d'alcool. L'époque de la Prohibition fut marquée par une intensification sans précédent de la criminalité et du racket.

Si l'on veut bien admettre qu'il existe des personnes, heureusement très minoritaires, qui s'adonnent à la drogue à un moment ou à un autre de leur vie, mues par un besoin irrépressible (comme le sont tous les besoins); si l'on veut bien admettre que ces personnes assouviront ce besoin coûte que coûte sauf à se suicider d'une autre façon, alors, il faut voir les conséquence simples et inéluctables de la répression : un enchérissement du prix de l'héroïne… et non pas une diminution mais aussi une augmentation de la consommation ! Car la perspective de profits toujours plus élevés encourage les trafiquants à élargir leur marché par le prosélytisme auprès des couches les plus malléables de la population, collégiens, lycéens ou marginaux. Des personnes momentanément fragilisées par un accident de la vie se retrouvent ainsi enchaînées à la drogue et n'arrivent plus à s'en sortir. Des personnes en rupture avec la société trouvent aussi dans la réprobation qui entoure la drogue un motif supplémentaire de s'y adonner. La Prohibition a permis de vérifier ce principe : on n'a jamais autant bu aux Etats-Unis que lorsque cela constituait un délit !

Aux méfaits humains de la drogue, quelques milliers de vies interrompues, quelques dizaines de milliers de vies malmenées par plusieurs années d'intoxication, s'ajoutent les incidences sociales de la répression, avec la gangstérisation du corps social, depuis des états latino-américains ou africains jusqu'à des institutions financières suisses ou luxembourgeoises compromises dans le blanchiment de l'argent sale issu du trafic. Il faut des saints pour résister à l'attrait de profits fabuleux et rapides, et les saints sont si rares ! À la criminalité de haut vol directement issue du trafic s'ajoute la criminalité ordinaire engendrée par les besoins en argent frais des toxicomanes eux-mêmes. Le sentiment d'insécurité qui prévaut aujourd'hui dans les grandes cités et les banlieues de France, des Etats-Unis ou de Grande-Bretagne lui est largement redevable.

Quelle solution se dégage de l'analyse ? — Je suggère avec prudence la compréhension pour les toxicomanes… et, surtout, la pratique de la terre brûlée pour les trafiquants. Je suggère que les accros des drogues dures[1] aient accès à des dispensaires où ils puissent acheter à bas prix de l'opium de bonne qualité et le consommer sur place, sous le couvert du secret médical et dans un cadre aseptisé, suffisamment austère pour qu'elle soit perçue par le malade comme un pis-aller et l'invite peu à peu à suivre une cure en bonne et due forme. La fourniture de drogue sans esprit lucratif doit avoir pour conséquence inéluctable et quasi-immédiate de couper à la racine les profits des trafiquants et, donc, leur incitation à trafiquer et étendre leur clientèle. Le contrôle médical doit réduire les accidents (usages de produits frelatés, overdoses etc.), guider vers des produits de substitution, aider à la guérison de troubles psychiques ou affectifs. Que la consommation de drogue à l'extérieur des dispensaires agréés soit découragée par de simples amendes, de manière à annihiler la consommation par défi. Et, par ailleurs, que soit toujours sévèrement sanctionnée par la prison l'incitation à la consommation et la consommation en groupe. Enfin (mais cela relève d'une antienne), qu'une action de prévention soit conduite auprès des personnes les plus fragiles, en portant la plus grande attention à leurs conditions affectives et familiales.

Ces suggestions d'un non-spécialiste, sur un sujet - la toxicomanie - qui engage la morale publique, devraient susciter la réprobation unanime des bien-pensants. Elles sont, il est vrai, délicates à mettre en œuvre. Comment s'assurer que l'Etat n'aille pas trop loin dans la fourniture de drogue ? Comment convaincre le corps médical qu'il est de son devoir de prescrire le mal pour mieux in fine l'éradiquer ? Comment prévenir les excès et les accidents qui mettraient en cause la responsabilité des agents de l'Etat ? Enfin, l'héroïnomanie n'est-elle pas déjà trop étendue dans certains pays pour être traitée au cas par cas dans les dispensaires ? Je souhaiterais pour le moins que ces observations bousculent les préjugés et la bonne conscience officielle[2].

Famille

Les allocations familiales sont-elles de nature à compenser une défaillance du besoin d'enfants ?

Les allocations familiales se fondent, en France, sur la volonté des pouvoirs publics d'encourager les couples à avoir un maximum d'enfants. Elles apparaissent perverses dans leur principe car elles traduisent le peu de valeur qu'accordent les pouvoirs publics et les hommes qui les représentent aux sentiments d'affectivité que portent les enfants. Si ces motivations sont trop ténues chez certains pour les encourager à franchir le cap de la maternité, est-il possible d'y remédier par une incitation financière directe ? La théorie des besoins enseigne qu'il est aberrant de vouloir ainsi suppléer à un besoin défaillant par une satisfaction dans un autre domaine. Elle exprime la vanité d'une telle prétention.

Le couple qui, usuellement, a un enfant, n'effectue pas son choix pour des motifs d'intérêt général, pour des motifs économiques ou pour s'assurer un bâton de vieillesse (cette vision, si elle a pu exister dans les communautés archaïques, est tout-à-fait dépassée dans nos sociétés de sécurité sociale et de retraites par répartition) mais pour le bénéfice affectif qu'il recueillera dans les sourires du chérubin, ainsi que pour le sentiment de mieux assurer ainsi sa survie au-delà de la mort.

Dans l'hypothèse la plus favorable, si les allocations familiales incitaient effectivement des couples à franchir le cap de la conception, on se trouverait devant la satisfaction d'un besoin matériel au prix d'une sur-satisfaction du besoin de maternité  : l'enfant serait un moyen parmi d'autres d'obtenir un revenu, ce serait l'argent-braguette que chantent les Créoles de la Réunion qui, il faut le dire, n'ont pas besoin de cela pour faire des enfants et les aimer. Dans les faits, cette hypothèse n'est guère vérifiée, nul ne reconnaissant le rôle de l'incitation financière dans l'élargissement de sa famille. Les allocations familiales sont plus sûrement ressenties comme un bénéfice complémentaire ou comme une juste compensation pour toutes les difficultés qui attendent les chargés de famille, aventuriers des temps modernes !

Une analyse fine montre que les allocations familiales vont tout simplement à l'encontre de leur but affiché. Leur principal tort est de dévaloriser la maternité en la réduisant à une charge financière sans contrepartie sous forme de satisfactions. Cette dévalorisation risque d'imprégner à terme l'idéologie de la communauté, de sorte que chacun, à l'âge des grandes décisions, s'en trouve malheureusement influencé.

Faut-il pour autant que l'Etat et la société se désintéressent des conséquences financières de la maternité et de l'éducation sur les familles ? — En aucune façon. D'abord parce que c'est sur les enfants d'aujourd'hui que repose la société de demain, et que la qualité de celle-ci dépendra de leur nombre et de leurs qualités humaines. Donc, l'Etat, soucieux de sa propre survie, est directement intéressé à ce que les enfants reçoivent la meilleure éducation possible. Il ne peut imposer aux parents d'en assurer les frais. Par ailleurs, dans une société évoluée, où chacun juge nécessaire et normal que la collectivité pourvoie à ses besoins de sécurité, de convivialité et de libre choix, il serait malséant que les enfants soient exclus de ce cadre. Ils ont, comme les autres couches de la population, droit à des équipements de soins, des services culturels, des lieux de promenade appropriés à leurs besoins. Et les parents ne doivent pas se sentir handicapés dans leur vie quotidienne par rapport aux personnes sans progéniture ou aux personnes âgées.

Il n'est pas sans signification qu'en cette fin de siècle, la Suède soit, de tous les pays industrialisés, le plus fécond. Ce pays a donné la priorité non à l'attribution d'allocations compensatoires aux familles, mais à la protection sociale des enfants et à l'intégration professionnelle des parents, avec des aménagements du temps de travail.

Délinquance et discrimination sociale

Face à la délinquance qui se développe dans les banlieues des métropoles françaises ou américaines, face aux difficultés d'intégration de certains groupes sociaux, les autorités et l'opinion privilégient deux ripostes, répression policière et assistanat social. Avec quelles chances de succès ?

— Interrogeons-nous sur les sources de ces maux. Soit une parabole : un invité dans la maison d'un hôte amical n'a pas l'idée de subtiliser un bibelot ou de chaparder un billet abandonné sur une commode; si même il en était tenté, il lui apparaîtrait, tout bien pesé, que son larcin lui procurerait un gain insignifiant en comparaison du soupçon et de la perte de confiance qui pourrait en advenir dans l'esprit de son hôte; il  y perdrait pour le moins l'occasion d'être à nouveau invité; ses besoins affectifs en seraient affectés et son niveau global de satisfaction amoindri. À l'opposé, si l'invité, pour des raisons qui n'appartiennent qu'à lui, ressent chez son hôte une attitude d'hostilité, de condescendance ou de mépris, il est affecté dans sa dignité et son besoin d'affirmation de soi; il se fait alors un devoir de lui porter préjudice par le larcin ou d'autres méfaits, avec l'idée de le dévaloriser et de dévaloriser aussi le manque d'égard de son hôte envers lui-même.

Toute la problématique de la délinquance urbaine et de l'intégration sociale est dans cette parabole. Plus que la loi et l'ordre, ce sont les parentèles ainsi que les communautés de voisinage, d'amitié et de travail qui font les sociétés humaines et en garantissent la cohésion. Les individus respectent les règles dans la mesure où ils sont bien intégrés dans de telles communautés et peuvent assouvir de la sorte leurs besoins affectifs.

Ceux desquels personne n'attend rien, auxquels personne ne demande rien, ni service, ni échange, ceux-là perdent l'espoir de combler leurs besoins affectifs. Envahis par le sentiment d'être inutiles à leurs congénères, ils ne trouvent à affirmer leur existence aux yeux d'autrui que par la violence et la haine. La pire des réponses à cette situation est l'octroi d'aides matérielles, sans contrepartie sous forme de travail ou de services rendus à la collectivité. Cet assistanat, en renforçant le sentiment d'inutilité, aggrave l'atteinte à la volonté légitime d'affirmation de soi. Sauf dans les cas désespérés, la répression et l'assistanat apparaissent comme des voies sans issue car ils renforcent chacun à leur manière les sentiments d'exclusion en témoignant de l'hostilité ou du mépris de la classe dominante.

Ce n'est pas par hasard que le phénomène affecte prioritairement certaines communautés ethniques parmi celles qui ont le plus de difficultés à s'aligner sur les normes dominantes. La tolérance de la polygamie, en France, ou les discriminations "positives", aux États-Unis, sont autant de facteurs aggravants d'exclusion. Il est significatif que la progression sociale de la population noire des Etats-Unis se soit interrompue dans les années 70 corrélativement à l'introduction de discriminations positives en sa faveur; dans le même temps, en dépit d'une conjoncture économique difficile, les immigrants latino-américains livrés à eux-mêmes arrivaient sans trop de peine à s'immiscer dans l'american way of life. Rebaptisé "devoir d'équité", le principe d'une discrimination positive est en passe d'être introduit en France dans les années 90. Aussi contestable que soit son efficacité, le devoir d'équité n'est pas sans intérêt : il donne bonne conscience aux élites et aux privilégiés; il les  dispense de s'interroger sur leurs responsabilités dans les dysfonctionnements qui altèrent les relations sociales.

Contre la délinquance, il importe plus sûrement de prôner des règles de bonne entente applicables à tout un chacun et telles que chacun soit assuré, en les respectant, de s'intégrer à la société dominante. Car c'est le vœu formel de tout un chacun de vivre en bonne intelligence avec ses semblables, quitte à y sacrifier une part de ses singularités.

 
[1] J'exclus de la réflexion les drogues douces, le tabac ainsi que l'alcool, sanctifiés par les pratiques culturelles.

[2] Si j'en crois la presse de février 1994, les autorités suisses ont permis à quelques centaines de femmes héroïnomanes de se droguer sous contrôle médical, cela afin de leur éviter d'avoir à se prostituer pour se procurer leur drogue. Conforme aux principes qui ressortent de la théorie des besoins, cette mesure doit aider ces femmes à retrouver une vie sociale normale. Elle est un préalable indispensable pour leur donner envie  de se libérer de l'héroïne.

Publié ou mis à jour le : 2018-02-17 14:25:04