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Livre 1 : une théorie des besoins

Chapitre 5 - De la mesure des besoins


Jusqu'où croît une insatisfaction  ?

Dans l'hypothèse d'une fonction durablement insatisfaite, il s'ensuit un besoin qui croît jusqu'à ce que le sujet réajuste à la baisse son niveau d'ambition.

Lorsqu'une fonction n'est plus approvisionnée en énergie, son activité décroît et cesse de répondre au niveau requis par le compromis longévité/plénitude. Un besoin se fait sentir. Cependant, l'insatisfaction relative à ce besoin ne croît pas indéfiniment mais finit par se stabiliser. Ainsi du besoin de nourriture  : la sensation de faim croît peu à peu jusqu'à se stabiliser. Un homme soumis à la diète pendant dix jours ( !) n'espère pas dix fois plus de nourriture que s'il avait jeûné une journée…

Interprétation :

- dans une première étape, la fonction épuise ses réserves d'énergie et, n'étant plus en mesure de maintenir son niveau d'activité, elle suscite l'émergence du besoin,

- si la situation perdure, les fonctions dont l'activité est subordonnée à la fourniture d'énergie et de nutriments par la première fonction réclament un approvisionnement qui ne vient pas; elles épuisent l'une après l'autre leurs propres réserves d'énergie avant de basculer à leur tour dans le besoin.

Si le sujet est empêché de résorber ces besoins, il révise à la baisse son niveau d'ambition. Il aligne celui-ci sur le niveau d'activité qu'il sait ne pouvoir dépasser. De la sorte, les insatisfactions initiales sont occultées. Par exemple, en cas de disette prolongée, la victime apprend à s'accommoder des crampes d'estomac; elle adapte ses fonctions physiologiques à une fourniture moindre de nutriments.

Que se passe-t-il, à l'extrême, si une fonction n'est pas du tout approvisionnée  ? — Tout dépend de la fonction. Si elle supporte une mise entre parenthèses durable, elle finit dans certains cas par s'annihiler. Elle se racornit et s'étiole. Elle entraîne le sujet à modifier par la même occasion son objectif de sur-vie. Il en va ainsi de la mémoire, de l'exercice physique, ou de la production de sperme chez l'homme  : c'est à l'abrutissement intellectuel, la dégénérescence musculaire, l'atonie sexuelle qu'aboutissent le non-comblement de ces fonctions. D'autres besoins ne supportent à aucun prix de ne pas être comblés. Un manque de sommeil ou de nourriture débouchent sur des désordres psychiques et entraînent la mort à brève échéance. Les besoins correspondants sont partie prenante de tous les compromis sur l'objectif de sur-vie, quel que soit le thymos de l'individu [1]. Ils conduisent à la mort physique s'ils demeurent durablement non-résorbés.

Suivant ces observations, je qualifie de non-vitaux les besoins qui ne sont pas indispensables à tout objectif de sur-vie, par opposition aux besoins vitaux qui ne peuvent être ignorés sans mettre en péril la survie de l'organisme dans son entier.

Les besoins vitaux ne sont pas tous d'ordre somatique. Il existe des besoins insoupçonnés, plus proches de la plénitude que de la longévité physiologique, qui sont tout aussi vitaux que le boire et le manger. Ainsi, s'il est vrai que l'homme ne supporte pas d'être privé de nourriture et de boisson, il ne supporte pas non plus d'être privé de sensations extérieures (bruits, odeurs, couleurs, etc). En font foi plusieurs expériences de neurophysiologie qui consistent à isoler des patients dans des enceintes strictement confinées. Leur tolérance à l'isolement ne dépasse pas… quelques heures !

Sur-satisfaction

Un besoin comblé au-delà du nécessaire n'est d'aucun profit pour l'individu et peut même générer des inconvénients.

Il arrive que le sujet comble un besoin au-delà du niveau d'ambition requis. Il y a sur-satisfaction  de la fonction correspondante. Elle est entraînée à dissiper plus d'énergie que ne le requiert le compromis longévité/plénitude et entraîne à sa suite les fonctions solidaires d'elle. De proche en proche, une partie de l'organisme est poussée vers un niveau d'activité non désiré, sans profit pour le niveau global de satisfaction, lequel dépend exclusivement du besoin le plus mal pourvu.

La sur-satisfaction, lorsqu'elle se prolonge, induit un surcroît d'activité physique ou d'excitation intellectuelle qui débouche sur une fatigue excessive et, au bilan, un niveau global de satisfaction minoré. Elle est manifeste chez certains individus d'un thymos faible qui, par leur naissance dans un milieu privilégié, disposent de facilités matérielles très supérieures à leurs besoins ludiques ou affectifs. Conformément à la théorie des besoins, il n'y a pas hélas de compensation possible entre les besoins : l'accès aisé aux plaisirs de la vie ne compense pas la difficulté pour un riche héritier à s'affirmer, à créer, à aimer ou être aimé. Le déséquilibre débouche sur la mélancolie, l'ennui ou la révolte. «Qu'est-ce que l'ennui, après tout, sinon une sursatisfaction ?» (Abraham Maslow, Motivation and personnality).

Pour des raisons du même ordre, liées au risque de sur-satisfactions, il n'est pas évident, par exemple, qu'une personne quelle qu'elle soit désire à tout prix s'élever dans l'échelle sociale. Une telle élévation comporte des inconvénients comme de se couper de l'environnement habituel, des amis,… et d'entrer dans un monde dont elle ne partage pas les aspirations. Les gagnants de la loterie illustrent le trouble qu'induit la brutale sur-satisfaction de certains besoins. Les plus imprudents se laissent entraîner dans des dépenses de prestige qui ne répondent pas aux aspirations inscrites dans leur objectif de sur-vie et leur coûtent du temps et des émotions inutiles  : inscription dans un club huppé, fréquentation de manifestations prestigieuses, etc. S'ils veulent éviter de se brûler les ailes dans un monde trop brillant, ils n'ont pas de meilleure solution que de réfléchir d'abord à ce qui donne un sens à leur existence (leur objectif de sur-vie) et de redéfinir un compromis longévité/plénitude et un niveau d'ambition en adéquation avec leurs gains!

En résumé, en quelque situation que ce soit, il existe pour chaque fonction un niveau d'activité idoine qui correspond au niveau d'ambition. Il varie selon la situation effective du moment et le thymos de la personne. Une sur-satisfaction prolongée est aussi dommageable qu'un besoin insuffisamment comblé.

Évaluation théorique de l'intensité d'un besoin

Aussi longtemps qu'une fonction répond par son activité au niveau d'ambition de l'individu, elle ne génère aucun besoin. Dès qu'elle s'écarte du niveau d'activité idoine, l'individu perçoit un besoin (ou une sur-satisfaction). La sur-satisfaction est résorbée par la simple dissipation d'énergie au fil du temps; quant à l'insuffisante activité de la fonction considérée, elle réclame d'être corrigée par une stimulation adéquate ou un apport d'énergie et de nutriments.

J'appelle intensité la quantité d'énergie qui fait défaut à une fonction pour qu'elle se tienne au niveau d'activité requis. L'intensité est la mesure du besoin. Ses variations sont attestées par l'expérience commune : j'ai plus ou moins faim qu'hier, je suis plus ou moins porté au travail que le mois passé, etc. Elles ressortent des efforts de chacun pour réduire son insatisfaction : plus une personne se couvre, plus il est manifeste qu'elle souffre du froid ambiant; plus un salarié réclame d'heures supplémentaires, plus il est manifeste qu'il aspire à être mieux payé.

J'admets avec précaution qu'il est concevable de définir l'intensité d'un besoin comme ce qui manque d'énergie à la fonction correspondante, dans les conditions du moment, pour la porter au niveau d'activité requis  par le compromis longévité/plénitude.

Restrictions à la mesure expérimentale des besoins

«Il nous est impossible de comparer quantitativement deux plaisirs, même si c'est la même personne qui en jouit, dès lors que c'est à des époques différentes» (Alfred Marshall, Principes d'économie politique).

Les économistes, lorsqu'ils se sont penchés sur la conduite humaine, ont envisagé très tôt de mesurer les besoins… Une échelle cardinale, avec la possibilité de comparer entre eux différents besoins sur une même base, aurait offert la perspective de mettre en équations les choix de consommation! Mais la recherche a été loin de combler les attentes. Je vois pour le moins deux niveaux d'objection à la mesure expérimentale des besoins :

              1) La mesure directe est formellement impossible  : il n'est pas envisageable de mesurer directement la quantité d'énergie que dissipe une fonction en activité; d'abord parce qu'il est illusoire de discerner les contours de ladite fonction, ensuite parce que son activité effective ou souhaitée ne peut être rapportée à une échelle quelconque.

              2) Seule est concevable la mesure indirecte d'un besoin d'après la consommation de la fonction correspondante en énergie et nutriments : la fonction réclame d'être nourrie pour compenser sa dissipation d'énergie. L'apport qui lui est fourni par le sujet peut en théorie se mesurer puisqu'il puise dans des nutriments extérieurs.

L'idée de comparer les besoins des individus selon leurs consommations est ancrée dans l'opinion commune. Si telle personne mange ou dort davantage que telle autre, n'est-ce pas d'évidence que ses fonctions liées à l'alimentation et au repos sont plus actives et les besoins correspondants en énergie plus intenses ? C'est aussi à la fréquence des rapports amoureux que l'on croit mesurer l'intensité du besoin sexuel. Combien d'articles ne voyons-nous pas, dans les magazines populaires, qui proposent à leurs lecteurs d'évaluer leur libido par rapport à une moyenne statistique, en nombre de rapports par jour, par semaine ou par mois… Mais ces comparaisons ne signifient pas grand-chose quant aux besoins de chacun car le rapport amoureux n'est pas le seul moyen de combler la libido, d'autre part, il contribue à d'autres besoins moins avouables tels que la volonté d'affirmation de soi, l'agressivité, etc.

              2a) Donc, il n'est pas stricto sensu  concevable de prétendre mesurer les besoins d'après les consommations des fonctions correspondantes. Deux motifs à cela  :

- l'approvisionnement d'une fonction ne se réduit pas à une opportunité et une seule  : chaque fonction trouve ce dont elle a besoin par d'innombrables façons qui ne peuvent être dissociées,

- une même opportunité nourrit simultanément plusieurs fonctions.

              2b) En tout état de cause, la mesure indirecte ne vaut que pour l'intensité relative d'un besoin. Il n'est pas question d'utiliser les résultats pour comparer des besoins différents ou pour comparer les besoins de plusieurs individus :

- les différents besoins d'un même sujet ne sont pas comparables : absurde serait-il de prétendre par exemple que la faim est plus intense que la soif car les deux besoins se rapportent à des fonctions disjointes qui dissipent l'une et l'autre des formes d'énergie différentes,

- chacun manifeste des besoins propres dont il est seul à pouvoir évaluer l'intensité selon son compromis longévité/plénitude.

Retenons qu'il n'est pas possible de comparer deux individus relativement à un même besoin, ni de comparer deux besoins distincts chez un même individu...

Au vu de ces restrictions, et sans prétendre à des expérimentations grandeur nature, je m'en tiens à ma définition de l'intensité d'un besoin  : ce qui manque d'énergie à la fonction associée pour atteindre le niveau d'activité requis par le compromis longévité/plénitude du sujet.

Récapitulation : principes  fondamentaux de la théorie des besoins

Le besoin a été défini comme ce qui manque d'énergie à une fonction pour l'amener au niveau d'activité requis par le compromis longévité/plénitude. Je rappelle quelles sont les difficultés expérimentales qu'il a fallu contourner pour échafauder une définition cohérente des besoins : a) les besoins ne sont pas identifiables, sauf par l'intéressé lui-même à travers les sensations qu'ils lui transmettent, b) l'intensité de ces besoins n'est pas mesurable (si ce n'est par l'intéressé lui-même, en valeur relative, d'après les consommations que réclame leur résorption).

Malgré ces aléas, qui demandent des recherches plus approfondies en psychologie, la réflexion débouche sur une théorie du comportement des consommateurs riche d'enseignements. Elle se résume à trois principes fondamentaux qui reprennent les analyses faites plus haut ou s'en déduisent directement  :

- les besoins sont indépendants du milieu et illimités en nombre; chacun d'eux est insatiable,

- l'intensité des besoins varie comme l'écart entre la situation effective de l'individu et le niveau d'ambition qu'il se donne,

- les besoins sont autonomes et ne sont pas substituables les uns aux autres; un besoin comblé plus que ne le réclame le niveau d'ambition du moment n'apporte aucune satisfaction supplémentaire.

Il s'en déduit en particulier que le niveau global de satisfaction est déterminé par le besoin le plus mal comblé… Si quelqu'un paraît moins épanoui que ses facultés personnelles ne semblent le lui permettre, la cause en est dans le besoin que cette personne est empêchée de combler et qui la dissuade de mieux combler ses autres besoins. Il peut s'agir d'un besoin tant physiologique que ludique ou affectif.

Dans les siècles de misère, le manque de pain pouvait ainsi être cause de blocage. Aujourd'hui, dans les sociétés industrialisées, le danger de mourir de faim étant quasiment écarté, c'est plutôt du côté des besoins affectifs et ludiques que se situent les blocages. Il y a des situations personnelles auxquelles la collectivité ne peut rien, drames familiaux ou peines de cœur. Mais il en est d'autres qui sont de son ressort direct; lorsqu'en particulier, la personne en mal d'épanouissement souffre de ne pas être utile à ses semblables. C'est alors de tout le contraire d'une prise en charge matérielle qu'elle a besoin; c'est d'un encouragement à rentrer dans les circuits d'échanges et à être reconnue pleinement digne de sa condition humaine.

L'économie politique a pour vocation de définir les conditions qui permettent à chacun d'accéder au niveau d'épanouissement qu'il est en droit d'attendre dans son environnement naturel, social et technologique. C'est ce à quoi je m'appliquerai dans la suite de l'ouvrage.

 
[1] L'observation ne s'applique pas à un objectif de sur-vie qui excluerait la préoccupation de longévité. C'est ce qui se produit dans certaines situations exceptionnelles lorsqu'un homme se montre prêt à sacrifier immédiatement sa vie pour une cause supérieure. Il ne se soucie pas alors des exigences de son estomac.

Publié ou mis à jour le : 2017-09-06 11:42:50